Même en cas de défaite dans ses deux procès face à Apple, Samsung aura gagné. Le fabricant coréen a exposé de nombreux prototypes d'iPhone et d'iPad et forcé la firme de Cupertino à révéler quelques uns de ses secrets de fabrication les mieux gardés. Ce faisant, Samsung a certes provoqué l'ire de la juge Lucy Koh, mais qu'importe : après de nombreux revers, la stratégie de la terre brûlée était la seule possible.
Des prolégomènes caricaturaux
Ouvert depuis lundi 30 juillet, le procès est présidé par la juge Lucy H. Koh de la cour fédérale du district nord de Californie (San Jose). Une juge connue pour son inflexibilité : elle avait par exemple refusé qu'Apple, Google, Intel, Adobe, Intuit, Lucasfilm et Pixar puissent régler à l'amiable leur affaire d'entente illicite, les forçant à aller au procès. Une juge exaspérée aussi : elle doit en effet gérer 19 affaires croisées opposant Apple à Samsung et vice-versa, 19 affaires ayant tourné au règlement de compte façon cour de récréation.
Ainsi, avant même que les jurés ne soient invités à entrer dans la salle d'audience, l'avocat de Samsung a demandé à la juge de bien vouloir autoriser la présentation de documents internes à la société montrant des smartphones noirs et rectangulaires en développement avant l'iPhone. Une motion que la juge avait déjà rejetée par trois fois, Samsung ayant présenté ces pièces trop tard : « ne m'obligez pas à vous sanctionner », intima-t-elle, demandant à l'avocat de se rasseoir. Elle a aussi interdit à Samsung d'utiliser des clips extraits de 2001 : l'Odyssée de l'espace, l'air passablement agacé.
L'argumentaire d'Apple tourne autour de deux points : le fait que Samsung viole bien sa propriété intellectuelle, et que les brevets de Samsung mis en jeu ne sont pas pertinents. Pour démontrer le premier point, l'équipe d'avocats d'Apple explique que l'iPhone était un produit radicalement nouveau : utiliser l'écran tactile comme zone d'interaction primaire a nécessité un design novateur, une interface unique, et des concepts inédits. Comment prouver que Samsung les a sciemment copiés ? Dans des documents internes, les designers de la firme coréenne admettent être en « crise » face au « paradis » que représente l'iPhone. Ils assurent que le matériel est « facile à copier » — plus tard, Google demandera à Samsung de retoquer sa tablette, trop proche de l'iPad.
Il s'agit d'apparence, mais Apple attaque aussi sur les fonctions : des documents montrent que Samsung a sciemment décidé d'utiliser le double-tap pour zoomer ou le défilement inertiel, inaugurés par l'iPhone. Samsung assure que les brevets d'Apple sur le sujet ne sont pas valides (la juge Koh en a pour le moment décidé autrement), la firme de Cupertino va au contraire essayer de démontrer qu'ils fondent l'identité d'iOS. Car l'enjeu est bien celui de l'identité des produits Apple (trade dress) et de la manière de les utiliser (look-and-feel), qui ont distingué l'iPhone de ses concurrents. Les avocats de la firme de Cupertino assurent qu'il est possible de fabriquer aujourd'hui un téléphone qui puisse fonctionner différemment et ne pas piller servilement la propriété intellectuelle d'Apple : après tout, avant l'iPhone, la diversité était de mise dans le marché de la téléphonie.
Pour démonter le deuxième point, les avocats d'Apple remarquent que Samsung n'a pas attaqué pour violation de brevets, mais contre-attaqué. Des cinq brevets présentés par Samsung, aucun n'a été déposé après 2007, et la firme coréenne ne les utilise d'ailleurs pas tous. Pire : puisqu'ils couvrent des standards (3G notamment), ils devraient être ouverts à une licence FRAND — or Samsung demande une licence de 12 $ par appareil vendu (2,4 % du prix), alors que le composant concerné coûte 10 $ ! Samsung est coutumière du fait, et les autorités de la concurrence américaines et européennes enquêtent déjà sur cette pratique : si le premier point est ouvert à interprétation, la firme coréenne aura toutes les peines du monde à convaincre sur ce sujet.
Samsung tient au contraire à démontrer que le design de l'iPhone n'a rien de révolutionnaire : on l'a par exemple entendu mentionner le LG Prada (2005) et vu présenter des documents montrant des smartphones à grand écran en développement en 2006. « Nous ne disons pas que l'iPhone n'est pas un superbe produit. C'est un superbe produit, et un produit "inspirant". C'est comme ça que la concurrence fonctionne et ce n'est pas violer la propriété industrielle. », résument les avocats de Samsung, présentant des documents internes à Apple résultant du démontage du Galaxy S : « Apple a disséqué le Samsung Galaxy S. Apple nous accuse d'avoir disséqué l'iPhone. Est-ce que cela veut dire qu'Apple a fait quelque chose de mal ? Non, c'est de l'analyse de la concurrence. Cela se fait tout le temps, et il n'y a pas de mal à ça. »
L'identité des produits Apple ? Les avocats de Samsung la balaye d'un revers de la main : « il n'y a pas de preuves » qu'un client ait un jour confondu un produit Apple et un produit Samsung — oubliant au passage qu'ils ont parfois été eux-mêmes incapables de le faire, et que des documents prouvent que la raison principale de retour des tablettes Samsung chez Best Buy… est que les clients les avaient pris pour des iPad. En détaillant les modèles déposés, les avocats de Samsung utilisent par contre une stratégie qui a déjà fait ses preuves en Europe : ils pointent toutes les petites différences de manière précise et tangible, alors qu'Apple s'attachera à défendre une identité générale et plus intangible. Ce sera le grand enjeu de ce procès.
Une bataille de chiffonniers
Du moins si ce procès n'est pas écourté : Samsung a fait fi de l'interdiction de la juge Koh et ses avocats ont communiqué à la presse les documents montrant qu'elle planchait sur des smartphones à grand écran avant la présentation de l'iPhone. De quoi provoquer l'ire de la juge, déjà passablement agacée par l'incapacité des deux parties à trouver un terrain d'entente. Les avocats de Samsung voudraient notamment inclure le F700 — ce téléphone qui a fait l'objet de nombreux montages censés montrer qu'Apple avait copié l'iPhone sur Samsung.
Problème : cette image ne représente absolument pas la réalité. Le F700 a en fait été présenté pour la première fois un mois après l'iPhone, en février 2007. Son écran d'accueil n'est pas la grille d'icônes, qui diffère d'ailleurs largement de celle d'iOS, mais un écran à widgets. De plus, c'est un téléphone à clavier coulissant dans le sens horizontal ! Certains n'hésitent pas à dire que la juge Koh a fait un cadeau à Samsung : inclure le F700 reviendrait à aller dans le sens d'Apple sur le sujet de la diversité des formes.
En réaction à la publication non-autorisée de ces documents, Apple a demandé à la cour de sanctionner Samsung en classant l'affaire par une décision proclamant que la firme coréenne viole la propriété industrielle de la firme de Cupertino, et que les brevets Apple sont valides — bref, Apple demande le vice de procédure. Samsung a déjà été sanctionnée pour destruction de preuves et a été rappelé à l'ordre par la juge Koh après avoir envoyé à la presse, encore une fois, des documents appartenant cette fois à Apple.
Car le mal est déjà fait : même si Samsung devait perdre ce procès, par vice de procédure ou à la régulière, les petits secrets d'Apple ont été révélés. Samsung avait réussi à se procurer des documents montrant un iPhone de 2006 inspiré par le style Sony, afin de jeter le doute sur cette fameuse « identité Apple. » Ce faisant, elle a tout simplement obligé Apple à révéler le prototype Purple, du nom de code du projet iPhone, datant de 2005 — et donc de révéler que le design de l'iPhone 4 était déjà dans les cartons.
Ce sont en tout plus de 40 prototypes d'iPhone et d'iPad qui ont été révélés dans ce procès. Ils permettent de mieux comprendre comment fonctionne le processus de design d'Apple, d'autant que plusieurs designers ont dû témoigner. On sait par exemple maintenant qu'Apple a toujours travaillé sur un iPhone aux deux faces de verre — et donc que les trois premières générations d'iPhone étaient des modèles de transition, d'ailleurs mis au point assez tard dans le cycle de développement. On a appris que les faces de verre devaient au départ être bombées pour faciliter la prise en main et les glissements du doigt, une option rejetée face aux problèmes du coût et des capacités de production.
L'iPhone mini ? Apple a exploré cette piste, en partant de l'iPod mini. Pour finalement l'abandonner, craignant que la taille ne soit trop petite pour que l'utilisation soit vraiment confortable, que les composants soient correctement intégrés et que la connectivité soit idéale.
Mieux encore : en observant de près les documents publiés, on se rend compte que le système d'exploitation des premiers prototypes était en fait une sorte de Dashboard où les applications étaient développées avec les langages du web. Un fonctionnement que l'on a retrouvé chez Palm avec webOS, sous la direction de Jon Rubinstein… un ancien cadre dirigeant d'Apple. Ce qui fut par la suite connu sous le nom de Mac OS X Mobile, aujourd'hui iOS, n'apparaît que tardivement dans le cycle de développement, et permet de mieux comprendre la chronologie de l'apparition des applications tierces : les outils et l'idée d'un App Store existaient sans doute en 2007, mais ils n'étaient pas forcément prêts.
On en a enfin appris un peu plus sur le processus de design chez Apple, les réunions d'une équipe de 15 personnes autour de Jon Ive et d'une table de cuisine — bref, une partie du voile entourant Apple a été levé par Samsung. La firme coréenne joue gros dans l'affaire, mais sa stratégie de la terre brûlée s'avoue déjà payante : le secret, l'élément le plus sacré chez Apple, un élément constitutif de cette sacro-sainte identité Apple, a été foulé aux pieds. Cette humiliation en public par voie de presse vaut bien les 2,5 milliards de dollars que Samsung pourrait payer en cas de condamnation — et qu'elle retrouvera de l'autre main en commande de composants.