Sorti en 2008 sur PC et quelques mois plus tard sur Mac, Chrome a connu une ascension impressionnante sur le marché des navigateurs. Au niveau mondial, il a dépassé Firefox, arrivé pourtant quatre ans avant lui. Il a même détrôné l'illustre Internet Explorer (IE), selon Google et des études indépendantes.
Un succès que Chrome doit à ses qualités intrinsèques — sa rapidité et sa légèreté à son lancement avaient impressionné —, mais aussi à la force marketing de Google. Point d'entrée du web pour des centaines de millions de personnes, l'entreprise de Mountain View ne se prive pas de faire la promotion de Chrome sur son immaculée page de recherche quand on y accède à partir d'un autre navigateur. Les publicités ont aussi envahi les autres médias — presse, télévision — et les points névralgiques des agglomérations — métro, bus, gare...
Une campagne marketing massive à la hauteur des ambitions de Google : « rendre l'Internet meilleur », peut-on lire dans l'ancienne BD de présentation de Chrome. Plus prosaïquement, ce navigateur a été créé pour répondre aux besoins de Google, dont les recettes proviennent exclusivement du web. Internet Explorer, qui possédait environ 80 % de parts de marché en 2008, freinait les nouveaux usages (utilisation étendue de JavaScript, fonctions hors-ligne, nouveaux standards...). « Sans compétition il y a stagnation », explique Chris DiBona, le responsable des projets open source chez Google, toujours dans cette BD.
Une compétition saine, ajoute l'ingénieur logiciel Erick Kay : « Il est important d'aider tous les navigateurs à devenir plus puissants pour continuer à évoluer avec le web et poursuivre la construction de solides fondations pour les applications web modernes. » Cinq ans après ses débuts, Chrome s'inscrit-il toujours dans cette optique ?
Mozilla, dont Firefox avait le premier réduit sensiblement l'importance d'IE, avait assez bien accueilli l'arrivée de Chrome — Google est le principal contributeur de cette fondation à but non lucratif. Mitchell Baker, la présidente de l'organisation, avait néanmoins tenu à souligner la différence entre ces deux navigateurs : Chrome est le navigateur de Google, Firefox est celui des internautes.
« Cette phrase est tout à fait d'actualité, juge l'évangéliste Mozilla Tristan Nitot, contacté par MacGeneration. Chrome reste toutefois un navigateur Web et je ne saurais trop complimenter Google pour son adhésion aux valeurs, aux standards du Web et à HTML5. Je pense que Google est profondément une "Web Company". »
Pas de risque alors de voir Google réserver certains de ses services web, utilisés par une foule d'internautes ou amener à l'être, au seul Chrome ? « C'est forcément tentant, pour une entreprise commerciale, d'intégrer ses services à son navigateur pour maximiser ses revenus », répond Tristan Nitot. Et de citer un exemple déjà existant : « l'API Google Translate, elle est intégrée à Chrome, qui offre la traduction en temps réel des pages visitées. Mais cette API a des restrictions qui font que Mozilla ne peut pas l'intégrer gratuitement dans Firefox, par exemple. »
D'autres nouveautés pourraient emprunter le même chemin. La recherche vocale a fait ses premiers pas dans Chrome récemment. Google est maintenant capable de répondre oralement à une requête grâce notamment au knowledge graph, son graphe de la connaissance. Demandez à Google quelle est la météo, une voix féminine vous donnera la température qu'il fait dans votre ville. À la question qui est le président français, Google répond François Hollande, une réponse que Siri est toujours incapable de donner quand on l'interroge dans la langue de Molière. Olivier Ertzscheid, enseignant-chercheur en Sciences de l'information et de la communication, récapitule sur son blog le pourquoi « Google s'attaque désormais à la parole » :
« Parce qu'il ne lui manquait effectivement plus que cela. Parce que les technologies sont désormais mûres. Parce que c'est un segment marketing différenciant qu'il ne doit pas laisser au seul Siri de chez Apple.
Parce que depuis le temps qu'il écoute nos questions ; parce qu'avec la liste de réponses dont il dispose ; parce que son omniprésence s'accommode très bien de réponses faciles à des questions ponctuelles et factuelles dont nous ne voulons plus encombrer notre mémoire biologique (le temps qu'il fait, l'heure qu'il est, le lieu du rendez-vous de tout à l'heure, le numéro de l'école de nos enfants) ; parce que nous parler c'est nous éviter de lire ; parce que nous éviter de lire c'est nous éviter de comparer ; parce que nous éviter de comparer c'est nous éviter de choisir ; parce que nous éviter de choisir c'est pouvoir choisir à notre place. »
Google proposera-t-il aux autres navigateurs d'intégrer cette interface vocale ? Contactée à plusieurs reprises, l'entreprise n'a pas répondu à nos sollicitations. D'un point de vue stratégique, pour gagner des parts de marché, son intérêt est de ne pas le faire, à l'instar de l'API Google Translate dont les restrictions empêchent les navigateurs concurrents de la prendre en charge.
L'assistant personnel Google Now, capable de prévenir l'utilisateur de ses rendez-vous entre autres nombreuses possibilités, sera intégré à terme dans Chrome... via son futur centre de notifications. François Beaufort, le développeur à l'origine de ces découvertes et qui a été embauché récemment par Google, n'a pas répondu à nos sollicitations.
Centre de notifications de Chrome sur Windows et sur Chrome OS
Les prochaines nouveautés dans Chrome sont éloquentes : outre un centre de notifications, un lanceur de web apps et une fonction d'achats in-app via Google Wallet seront introduits. De simple navigateur web, Chrome est en train de se transformer en un système d'exploitation (OS). Une évolution qui n'est pas une surprise si l'on se réfère à la première bulle de la BD d'introduction au navigateur : applications. »
Une déclaration appuyée en 2010 par le lancement du Chrome Web Store, une boutique d'applications web. Ces web apps (entièrement écrites avec des technologies web) ne fonctionnent qu'à l'intérieur de Chrome, tandis que Mozilla a adopté une autre approche sur son Marketplace. Les apps téléchargées viennent s'installer dans le dossier Applications et sont indépendantes de Firefox.
Preuve supplémentaire, s'il en fallait une, que Chrome est appelé à devenir un système d'exploitation à part entière, l'existence de Chrome OS... un véritable système basé sur un navigateur. La place de Chrome OS par rapport à Android a toujours posé question, d'autant plus que Sundar Pichai est maintenant à la tête de ces deux divisions — celui-ci écarte néanmoins une fusion à moyen terme.
Google est arrivée très tard sur le marché cadenassé des OS de bureau, mais elle a su prendre de court l'industrie informatique sur le marché du mobile avec Android. Résultat, Android est dominant sur les smartphones et Chrome OS insignifiant sur les PC.
Alors, pour court-circuiter les indéboulonnables systèmes de bureau et mieux imposer ses services déjà populaires, Google est en train de faire de Chrome un cheval de Troie. Un rôle qu'a aussi l'application Recherche Google sur iOS avec l'introduction de Google Now.
Les principaux concurrents de Google (Microsoft, Nokia...) ont porté plainte contre Android devant la Commission européenne, le désignant comme un cheval de Troie qui vise à « tromper les partenaires, monopoliser le marché du mobile et contrôler les données des utilisateurs ». Joaquín Almunia, commissaire à la Concurrence, a indiqué qu'une décision n'avait pas encore été prise sur l'ouverture d'une enquête formelle sur Android. Pour sa part, Chrome ne risque pas d'être inquiété pour le moment, sa domination n'étant pas (encore ?) écrasante.
Photo de couverture : Isriya Paireepairit CC
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