iWork, la suite bureautique d’Apple qui regroupe l’outil dédié aux présentations Keynote, le traitement de texte Pages et le tableur Numbers, a toujours balancé entre enchantement et déception. D’un côté, Apple a su renouveler le genre et proposer des idées nouvelles sur ce secteur longtemps dominé par la suite Office de Microsoft. Alors que la suite libre OpenOffice.org se contentait de reproduire l’interface et les fonctions de son concurrent, Cupertino essayait des choses nouvelles* et avec d’excellents résultats.
On se souvient de Keynote, qui permettait de faire des présentations cinématographiques, bien plus vivantes qu’avec PowerPoint. On se souvient de Pages, qui mêlait traitement de texte traditionnel et mise en page façon PAO… ou encore Numbers, qui s’ouvrait non pas sur un tableau infini, mais sur une page blanche où l’on disposait tableaux et graphiques. D’un autre côté, ces idées souvent excellentes ont été gâchées par un développement chaotique, voire anarchique.
Entre des années sans nouvelles, et des mises à jour majeures qui retiraient certaines fonctions pourtant utiles, Apple n’a pas contribué à faire de sa suite bureautique un compétiteur digne de ce nom, face à celle de Microsoft. Et c’est sans compter sur les multiples bugs, liés notamment aux changements de formats : depuis la dernière grosse mise à jour, on ne peut plus ouvrir les fichiers vraiment anciens (ceux créés avant iWork 09) avec les logiciels ! La suite iWork a toujours laissé le sentiment amer qu’elle n’était pas une priorité chez Apple…
On a peut-être une explication aujourd'hui : si iWork a eu autant de mal à évoluer au fil des années, voire qu'il a régressé, c’est en partie à cause de l’iPad. Quand la tablette sort en 2010, la suite bureautique est immédiatement disponible pour elle. Et ce n’était pas seulement une liseuse, mais bien une suite bureautique complète, une version quasiment aussi complète que les logiciels OS X.
Une belle surprise, surtout quand on sait à quel point le premier iPad était limité en matière de performances. Mais pour y parvenir, les ingénieurs d’Apple n’ont pas suivi la route la plus évidente : d’après un ingénieur qui a travaillé chez Apple, iWork pour iPad a été créée de zéro, et non pas à partir des versions OS X. C’est un tout nouveau logiciel que le constructeur a mis au point pour conserver de bonnes performances et c’est aussi probablement ce qui explique les incompatibilités entre iOS et OS X (lire : Test iWork pour iPad)
L’information doit être prise avec des pincettes puisque sa source reste anonyme, mais elle paraît crédible. Elle provient d’un témoignage reçu par Accidental Tech Podcast (ATP), un podcast né accidentellement — comme son nom l’indique — de la réunion hebdomadaire de John Siracusa, Marco Arment et Casey Liss. Depuis quelques semaines, ils se plaignaient des mises à jour incohérentes d’iWork et du retrait de certaines fonctions importantes à ces occasions. Dans leur dernier épisode, ils indiquent avoir reçu une explication directement de l’intérieur.
Selon leur source, Apple aurait d’abord créé iWork pour iPad de zéro. Puis, plutôt que de continuer à faire évoluer les deux versions en parallèle, le constructeur aurait choisi de fusionner les deux projets en se basant sur l’iPad. C’est ce qui explique la simplification remarquée lors de la mise à jour majeure sortie en 2013. Il n’avait échappé à personne que cette version était extrêmement simplifiée par rapport à la précédente (lire : Test de Pages 5, Keynote 6 et Numbers 3).
Ce n’est pas que l’interface : des fonctions entières avaient disparu entre les deux versions. Comme le font remarquer les trois d’ATP, en général Microsoft ne se permet pas de retirer une fonction entre deux mises à jour d’Office, fut-elle mineure. Même s’il y a eu des exceptions, notamment sur Mac : Visual Basic a été retiré à une époque d’Office, avant de faire son retour quelques versions plus tard. Apple a supprimé des pans entiers de ses logiciels : quelqu’un se souvient du mode Structure de Pages ?
Et l’entreprise n’a même pas pris la peine de s’assurer que ses utilisateurs pouvaient ouvrir les fichiers créés avec les versions précédentes de ses logiciels. Certes, les mises à jour suivantes ont, en partie au moins, restauré les fonctions qui manquaient. On peut également espérer que les anciens fichiers impossibles à ouvrir avec les dernières versions d’iWork seront un mauvais souvenir après quelques mises à jour. Mais il ne reste pas moins que ces problèmes, parfois permanents, parfois passagers, n’inspirent pas confiance.
Apple a fait le choix de proposer une suite bureautique cohérente du Mac aux iPhone et iPad, en passant par le web. Un choix logique, mais qui a conduit à un nivellement par le bas si l’on en croit ce témoignage. On sait que l’entreprise de Cupertino manque de moyens humains et que cela a souvent des conséquences néfastes sur le développement des produits. iWork n’est pas le seul touché d’ailleurs : la suite iLife a subi les mêmes conséquences, il suffit de se souvenir des évolutions pour le moins chaotiques d’iMovie, pour ne citer qu’un seul exemple.
En 2010, Apple veut sortir une tablette et le constructeur veut fournir des applications pour qu’elle soit utile dès le premier jour. L’équipe qui se chargeait jusque-là d’iWork sur Mac est mise à contribution, elle a peut-être arrêté le développement de nouvelles versions des trois logiciels pour se consacrer entièrement à la tablette. Celle-ci sortie, l’ancien employé d’Apple explique encore que les développements imposés par la direction n’ont pas toujours été ceux que l’équipe souhaitait.
iWork a toujours été considéré par Apple comme une vitrine pour ses propres technologies. Quand OS X ou iOS avaient de nouvelles fonctionnalités, que ce soit Spotlight dans Tiger, la sauvegarde automatique ou le mode plein écran de Lion, ou les fonctions de Continuité de Yosemite et iOS 8, la suite bureautique devait les avoir immédiatement. Les trois logiciels devaient absolument bénéficier de ces nouveautés pour qu’Apple puisse faire des présentations lors des keynote… et parfois ces développements ont été faits au détriment d’autres fonctions qui auraient pu être plus utiles dans des logiciels de bureautique.
La position d’Apple est parfaitement compréhensible : comment mettre en avant de nouvelles fonctions, si ses propres applications ne les prenaient pas en charge ? Sans compter que la majorité d’entre elles — de la sauvegarde automatique à iCloud, en passant par Handoff — ont tout à fait leur sens pour une suite bureautique utilisée sur plusieurs appareils.
Au fond, le problème principal du constructeur reste toujours le même : Apple est aujourd'hui beaucoup trop petite pour gérer tous les projets qu’elle maintient. Si le constructeur voulait que sa suite bureautique soit aussi complète et aussi bien considérée que celle de Microsoft, il faudrait lui allouer autant de moyens que celle de Microsoft, ce qui est loin d’être le cas. Ajoutons à cela un manque de cohérence sur la stratégie à long terme, et on comprend les difficultés de ces trois logiciels pourtant si prometteurs quand ils sont apparus, il y a bientôt 10 ans.
En attendant, si vous cherchez une suite bureautique et que vous avez besoin d’un outil sérieux sur plusieurs années, mieux vaut chercher ailleurs qu’iWork. Côté mobile, cela tombe bien, Microsoft vient d’offrir sa suite bureautique sur iOS : pour un usage personnel, et à condition de ne pas avoir besoin des quelques fonctions en moins, vous pouvez utiliser gratuitement Office sur votre iPhone ou iPad (lire : Microsoft Office arrive sur iPhone et Android et devient gratuit). Côté Mac, le monde du libre propose une suite bureautique tout aussi efficace que celle de Microsoft depuis bon nombre d'années. Et si vous avez encore des documents AppleWorks sous la main, sachez que LibreOffice ouvre la plupart…
* Les plus anciens protesteront à raison : Apple a en fait recyclé beaucoup d’idées déjà expérimentées à l’époque d’AppleWorks.
Source : ATP