Adam Lashinsky, l'auteur d'"Inside Apple", était de passage en France la semaine dernière. C'était l'occasion d'une rencontre pour discuter du sujet principal de son ouvrage. Dans ce livre paru en début d'année, le journaliste de Fortune raconte quelques coulisses de l'entreprise et surtout il fait le détail d'un mode de fonctionnement souvent aux antipodes de ce que l'on enseigne dans les écoles à propos des grands principes de la gestion des entreprises et de leurs équipes. Il concluait sur quelques questions alors que Tim Cook venait de prendre ses nouvelles fonctions pleines et entières de CEO d'Apple après le décès de Steve Jobs.
Que vous inspirent les changements survenus dans l'organigramme après la nomination de Cook ? Car vous écriviez qu'ils pourraient apporter quelques enseignements
AL : Il n'y a pas eu de bouleversements au sommet, ils ont maintenu l'équipe. Eddy Cue a reçu une promotion, mais ses responsabilités n'ont pas changé, il a eu le titre qu'il méritait. Même chose pour Craig Federighi. Pour Ron Johnson on savait qu'il partait, et sur son remplaçant il est trop tôt pour émettre un avis, il fait son boulot.
La seule véritable nouveauté fut le départ à la retraite annoncé puis annulé de Bob Mansfield et il semble que son successeur Dan Riccio ne soit pas populaire. Je n'ai pas d'infos de première main sur ce point, mais ce sont des choses qui sont déjà arrivées à Apple au fil des années, des gens sont partis, d'autres revenus, il y a eu des erreurs dans les décisions (lire aussi Apple : Bob Mansfield reste et deux promotions).
Mais sur un plan plus général, il apparaît que Tim Cook a su conserver l'équipe formée par Jobs, ce qui est important, il y a une continuité. Et je suis sûr que certains en interne ont apprécié qu'il ait promu des gens du sérail, comme Cue, Federighi et Riccio.
L'élément clef c'est la stabilité. Beaucoup pensaient que Jonathan Ive s'en irait après la mort de Jobs, et puis on voit qu'il n'en a rien été. Et pour peu que cela signifie quelque chose, on sait qu'il a récemment acheté une nouvelle maison à San Francisco…
Quelle est la réalité de la cohésion de l'équipe dirigeante d'Apple ? À de rares occasions, on a entendu dire qu'il y a des tensions parfois. Mansfield et Ive qui n'apprécieraient guère Scott Forstall ou récemment un mécontentement dans l'équipe de Mansfield à l'annonce que Dan Riccio lui succèderait.
AL : On sait que Steve Jobs, de par sa personnalité, savait tenir cette équipe soudée. Ensuite, mon sentiment est que ces gens sont extrêmement loyaux envers Tim Cook. Ils savent qu'il l'est tout autant à l'égard d'Apple. Cook n'a pas une personnalité hors cadre, il n'a pas d'ego démesuré. Ces gens qui l'entourent savent que ce qu'il fait, il le fait d'abord pour Apple.
Tim Cook a tous les pouvoirs en tant que CEO et quelque chose me dit que le fait qu'il soit à ce poste convient à tout le monde. Parce que personne ne s'attend à le remplacer à court terme. Ce n'est pas comme s'il y avait une lutte intestine pour prendre le pouvoir, personne ne peut avoir ce poste ou du moins pas pour le moment.
Ils sont très discrets sur ce qui se passe en interne au plus haut niveau. Quand on y pense, il n'y a quasiment pas eu de fuites.
Cette révision de l'organigramme dirigeant n'a donc pas amené de surprises ?
AL : Non, à part une chose tout de même, le fait que Tim Cook n'ait pas pourvu son ancien rôle de responsable mondial des ventes. Jeff Williams, son lieutenant, qui fait aussi partie des gens promus, s'occupe des opérations.
Cela semblerait plus logique que les gens travaillant dans ce domaine des ventes aient quelqu'un d'autre à qui rendre des comptes, autre que Tim Cook. Mais de ce que j'ai entendu dire, cela fait déjà un moment qu'ils cherchent quelqu'un.
Personne ne semble chercher à prendre le poste de CEO, toutefois on a souvent pensé à Scott Forstall comme une carte possible. Qu'est-ce qu'il vous inspire ?
AL : On sait qu'il est ambitieux, on sait qu'il a beaucoup de qualités pour être un leader de haut niveau, il a des compétences scientifiques, il sait gérer les relations entre les gens. Cependant, il y a eu deux trous d'air chez Apple ces derniers temps : Siri et Plans. Forstall était en charge des deux, et ça ce n'est pas bon (lire aussi Scott Forstall : le "mini-steve" d'Apple).
Mais même s'il est le patron d'iOS, on ne sait pas exactement à qui incombe la faute de la gestion de ces deux produits…
AL : Je ne le sais pas non plus, mais à chaque fois c'est aussi lui qui a fait la démonstration de ces technologies à leur lancement. À partir de là, il est difficile de ne pas penser que le cadre dirigeant qui fait la démo d'un produit est aussi celui qui en a la responsabilité…
Vous parlez aussi de Tony Fadell dans votre livre. C'est quelqu'un qui paraissait avoir les qualités pour jouer un rôle plus important chez Apple. Il a plus que contribué au succès de l'iPod, il a un bagage technique, il démontre avec Nest sa capacité à créer et gérer une entreprise. Un statut d'entrepreneur dont vous disiez qu'il manquait aux autres dirigeants d'Apple, alors que Jobs en était imprégné.
AL : Fadell est quelqu'un de combatif, il s'est opposé à Forstall, à Jobs aussi, mais surtout à Jobs. Je ne saurai donner de détails précis sinon qu'il y a pu y avoir des désaccords autour de produits. Je pense franchement qu'il y a un scénario possible qui verrait Apple acheter Nest, mais pas dans l'immédiat. Et l'on peut aussi penser à un scénario où Apple réussirait à convaincre Fadell de revenir, mais ce ne sont que des hypothèses. Et Nest n'a pas à ce jour un produit qui s'insère dans l'écosystème d'Apple.
C'est effectivement aussi le seul ancien cadre dirigeant d'Apple qui a pour le moment réussi à fonder et lancer une entreprise. Pour toutes ces raisons, c'est vrai qu'il peut paraître comme quelqu'un d'intéressant du point de vue du conseil d'administration d'Apple.
On a vu récemment qu'avec l'iPhone et peut-être aussi le nouvel iPad mini qu'Apple avait de plus en plus de mal à garder ses futurs produits secrets. Moins sur le logiciel qui ne sort pas de ses labos, que sur le matériel dont les prototypes sont régulièrement exposés à tous les vents (nb : l'interview a été réalisée avant l'annonce de l'iPad mini).
AL : Non, ils arriveront de moins en moins à garder les choses secrètes : une société plus grosse, avec davantage de produits, plus de fournisseurs, plus de pays de production… Au fil du temps, ils finiront par choisir, quels secrets sont plus importants que d'autres ? Par exemple, malgré les fuites autour de l'iPhone 5, cela n'a pas eu de conséquences financières, pas cette fois.
Il y a d'autres choses pour lesquelles le secret est bien gardé. Par exemple on en sait encore très peu sur leurs méthodes et leurs outils de production, les équipements qu'ils achètent. Jobs voulait qu'on ne sache strictement rien, mais est-ce à ce point un problème si l'on découvre les lignes de l'iPhone 5 une semaine avant son annonce ? Est-ce que ça change vraiment quelque chose ?
Sauf si vous les découvrez non pas une semaine, mais trois mois à l'avance…
AL : Là oui c'est plus ennuyeux…
Est-ce que ce secret à tout prix n'est pas nuisible lorsqu'on observe ce qui s'est passé avec Plans ?
AL : C'est quelque chose qui m'a laissé médusé et cela reste l'une des grandes questions sans réponse. Comment n'ont-ils pas réalisé à quel point leur produit n'allait pas ? Et la seule chose qui me paraît l'expliquer c'est qu'ils ne sont pas suffisamment à l'écoute.
C'est d'autant plus étrange qu'on a su après coup que des développeurs qui travaillaient avec ces cartes avaient prévenu Apple qu'elles n'allaient pas. Cette absence d'anticipation est surprenante alors que les versions bêta en avaient montré les carences, que les concurrents étaient au courant et que les gens dans le secteur de la cartographie pouvaient le constater aussi.
Apple est régulièrement l'objet de critiques et d'articles sur les problèmes liés à Foxconn, aux questions environnementales, au sujet des emplois créés à l'étranger, mais pas dans le pays, etc. Est-ce que ces polémiques ont prise sur les gens aux États-Unis ou est-ce que, finalement, on n'en revient pas toujours aux produits ? En résumé, s'ils sont bons, les clients ne se poseront pas plus de questions…
AL : Ce sont des sujets dont vous parlez régulièrement, mais là vous êtes en train d'enregistrer notre conversation avec un iPhone. Je pense que le client américain, et par extension, le consommateur occidental font exactement pareil. Ils témoignent de ce paradoxe où ils vont se plaindre des conditions de travail dont ils ont entendu parler, mais dans le même temps ils achèteront le dernier iPhone. D'autres n'aiment pas qu'on tue les animaux, mais ils portent une ceinture en cuir, il y a des tas d'exemples identiques…
Donc, non, au final je ne crois absolument pas que cela nuise à Apple, sauf pour un petit nombre de personnes qui sont particulièrement passionnées par ces questions (lire aussi Quand Apple s'immisce dans le débat présidentiel américain).
Ces sujets ne prendraient donc pas auprès du public, au sens large, malgré l'écho qui leur est donné par la presse ?
AL : L'une des choses à mon sens qui font que ces sujets ne prennent pas est d'abord qu'Apple elle-même, évidemment, n'en parle pas. Et il y a beaucoup de médias qui ne parlent d'Apple qu'au travers de ce sur quoi elle communique. Apple parle de ses produits alors ces gens parleront de ces produits.
L'autre élément est que ces sujets sont relativement nouveaux et complexes. Oui il y a eu des problèmes chez Foxconn, oui Apple est probablement l'un de ses principaux clients. Mais elle n'est pas son unique cliente. Et même des organisations de défense des droits des travailleurs vous diront que ces salariés gagnent plus d'argent avec ces emplois qu'avec d'autres jobs dans leurs régions d'origine. Ce n'est ni noir ni blanc. Et vous le savez, les médias détestent les sujets qui ne sont pas ou tout noir ou tout blanc. Ils veulent une seule réponse.
Ce n'est donc pas tant que ces sujets n'intéressent pas les gens, c'est qu'ils ne suscitent pas le même intérêt que pour le nouvel iPad ou iPhone.
Mais même si d'autres grandes sociétés travaillent aussi avec Foxconn, Apple est le numéro 1 et c'est la plus grande. Par conséquent ça ne me choque pas qu'elle soit la plus observée. Et puis ils ont eu un coup de bol avec l'affaire Mike Daisey. Je suppose que sa pièce de théâtre reposait sur un fond de vérité, mais malheureusement pour lui, il a inventé des choses et cela a énormément aidé Apple (lire Mike Daisey et Foxconn : les outils du théâtre ne sont pas ceux du journalisme).
Est-ce que la gestion de Tim Cook a amené de véritables changements ou est-ce que l'on peut dire au contraire que les affaires continuent comme avant ?
AL : Il y a eu quelques changements ça et là, une évolution dans la manière de faire, mais en toute franchise je ne saurai pas comment les évaluer. Comme vous le savez, les gens qui suivent Apple ont tendance à réagir à la moindre chose. Et si vous voulez faire une bonne analyse, vous ne devez pas considérer absolument tout, mais uniquement les choses qui comptent réellement. C'est donc difficile à faire aujourd'hui après seulement un an. On en saura probablement plus dans 5 ans ou peut-être 3 ans.
Vous écrivez dans le livre - et c'est un point que l'on a pu entendre aussi chez ses proches - que Steve Jobs était très bon pour récolter des informations de l'extérieur et les ramener chez Apple. Est-ce que cela avait une réelle importance pour Apple et comment procède Cook à cet égard ?
AL : C'était extrêmement important et c'est une de ses qualités qui a été sous-estimée. L'une des raisons pour lesquelles il savait dans quelle direction allait cette industrie, c'est précisément parce qu'il la connaissait très bien. À la fois parce qu'il en a fait partie durant toute sa vie et parce qu'il n'avait de cesse d'aller chercher des informations autour de lui.
Ce qui lui permettait aussi d'appuyer cette politique visant à ce que les gens travaillant pour lui n'aillent pas se promener partout. Parce qu'il faisait lui-même ce travail de collecte d'informations. Mais il apparaît que Tim Cook le fait aussi. Le contexte est différent comparé à Jobs, et il n'a peut-être pas ce génie qu'avait son prédécesseur pour synthétiser ces informations, parce que c'est une chose de collecter des infos - je fais ça tout le temps - mais Jobs avait cette capacité à les transformer.
Je ne sais pas à quel point Cook a cette capacité de synthèse, mais il sait que cela fait partie de son travail de voir les gens à l'extérieur et de discuter avec eux. Je sais que dans le cadre de ses activités il rencontre d'autres PDG ou des membres de l'appareil législatif, des gens au congrès américain ou, on l'a vu, auprès du gouvernement chinois (lire Opération séduction pour Tim Cook en Chine).
Pas grand-chose n'a filtré justement de la teneur de ces rencontres avec des sénateurs américains…
AL : Oui, mais il est à noter qu'il a fait ces déplacements à Capitole Hill. Aux États-Unis on a des expressions pour ça, on dit "meet-and-greet" ou "grip-n-grin", c'est du genre : "je suis là… si vous avez besoin de quelque chose appelez-moi… ma porte vous est ouverte". Vous vous serrez la main et vous souriez devant la caméra (lire aussi Tim Cook : conférence cette nuit et lobbying à Washington).
On voit de plus en plus d'entreprises concurrentes d'Apple suivre son exemple et peut-être par conséquent diluer ce qui faisait sa différence et son originalité. Amazon fait du matériel avec ses tablettes, Microsoft aussi et d'ailleurs il ouvre également des magasins à son nom, Samsung tout autant, tous aussi ont des App Store… Comment Apple peut-elle continuer à marquer sa différence si, vu de l'extérieur, ses concurrents paraissent procéder exactement comme elle ?
AL : Je vais vous donner un autre exemple, Amazon qui a fait son lancement produit à la manière d'Apple et juste avant Apple, ce n'était pas une erreur ni une coïncidence…
La clef pour Apple, son objectif, c'est de réussir à lancer le prochain "grand truc" et à continuer à faire de bons téléphones, de bonnes tablettes. L'autre chose, c'est d'arriver à maintenir une bonne avance sur les autres. Il aura fallu attendre au moins deux ans avant de commencer à voir de bons téléphones Android.
Regardez les tablettes, il s'est écoulé au moins 18 mois avant que quelqu'un commence à prendre des parts de marché. Et n'oubliez pas que pendant cette période durant laquelle Apple a pris de l'avance sur tout le monde, elle dégage de grosses marges et de jolis bénéfices.
Sur les produits existants, ça va être une bataille pied à pied, ils gagneront souvent, perdront de temps à autre. Prenez l'exemple du Macintosh ces 10 ou 20 dernières années, il a toujours été à la traine du PC, parfois faisant moins bien, parfois faisant mieux. Mais toujours en jouant la carte d'un produit différent. Et je pense qu'il en ira de même sur les marchés que l'on peut qualifier de mûrs.
L'objectif à mon sens pour Apple sera de lancer le prochain grand produit et de prendre une avance sur ses concurrents. Et pendant ce temps, elle continuera à gagner énormément d'argent avec ceux déjà à son catalogue : l'iPad, le Mac, l'iPhone. L'iPhone, si on y pense, est un "vieux" produit aujourd'hui…
Sur le même sujet :
- Les différents articles publiés à propos des extraits d'Inside Apple
- "Inside Apple" est vendu 10,99€ sur iTunes. Même prix chez Amazon en version Kindle ou 15,20€ sur papier, comme à la Fnac).
Que vous inspirent les changements survenus dans l'organigramme après la nomination de Cook ? Car vous écriviez qu'ils pourraient apporter quelques enseignements
AL : Il n'y a pas eu de bouleversements au sommet, ils ont maintenu l'équipe. Eddy Cue a reçu une promotion, mais ses responsabilités n'ont pas changé, il a eu le titre qu'il méritait. Même chose pour Craig Federighi. Pour Ron Johnson on savait qu'il partait, et sur son remplaçant il est trop tôt pour émettre un avis, il fait son boulot.
La seule véritable nouveauté fut le départ à la retraite annoncé puis annulé de Bob Mansfield et il semble que son successeur Dan Riccio ne soit pas populaire. Je n'ai pas d'infos de première main sur ce point, mais ce sont des choses qui sont déjà arrivées à Apple au fil des années, des gens sont partis, d'autres revenus, il y a eu des erreurs dans les décisions (lire aussi Apple : Bob Mansfield reste et deux promotions).
Mais sur un plan plus général, il apparaît que Tim Cook a su conserver l'équipe formée par Jobs, ce qui est important, il y a une continuité. Et je suis sûr que certains en interne ont apprécié qu'il ait promu des gens du sérail, comme Cue, Federighi et Riccio.
L'élément clef c'est la stabilité. Beaucoup pensaient que Jonathan Ive s'en irait après la mort de Jobs, et puis on voit qu'il n'en a rien été. Et pour peu que cela signifie quelque chose, on sait qu'il a récemment acheté une nouvelle maison à San Francisco…
Quelle est la réalité de la cohésion de l'équipe dirigeante d'Apple ? À de rares occasions, on a entendu dire qu'il y a des tensions parfois. Mansfield et Ive qui n'apprécieraient guère Scott Forstall ou récemment un mécontentement dans l'équipe de Mansfield à l'annonce que Dan Riccio lui succèderait.
AL : On sait que Steve Jobs, de par sa personnalité, savait tenir cette équipe soudée. Ensuite, mon sentiment est que ces gens sont extrêmement loyaux envers Tim Cook. Ils savent qu'il l'est tout autant à l'égard d'Apple. Cook n'a pas une personnalité hors cadre, il n'a pas d'ego démesuré. Ces gens qui l'entourent savent que ce qu'il fait, il le fait d'abord pour Apple.
Tim Cook a tous les pouvoirs en tant que CEO et quelque chose me dit que le fait qu'il soit à ce poste convient à tout le monde. Parce que personne ne s'attend à le remplacer à court terme. Ce n'est pas comme s'il y avait une lutte intestine pour prendre le pouvoir, personne ne peut avoir ce poste ou du moins pas pour le moment.
Ils sont très discrets sur ce qui se passe en interne au plus haut niveau. Quand on y pense, il n'y a quasiment pas eu de fuites.
Cette révision de l'organigramme dirigeant n'a donc pas amené de surprises ?
AL : Non, à part une chose tout de même, le fait que Tim Cook n'ait pas pourvu son ancien rôle de responsable mondial des ventes. Jeff Williams, son lieutenant, qui fait aussi partie des gens promus, s'occupe des opérations.
Cela semblerait plus logique que les gens travaillant dans ce domaine des ventes aient quelqu'un d'autre à qui rendre des comptes, autre que Tim Cook. Mais de ce que j'ai entendu dire, cela fait déjà un moment qu'ils cherchent quelqu'un.
Personne ne semble chercher à prendre le poste de CEO, toutefois on a souvent pensé à Scott Forstall comme une carte possible. Qu'est-ce qu'il vous inspire ?
AL : On sait qu'il est ambitieux, on sait qu'il a beaucoup de qualités pour être un leader de haut niveau, il a des compétences scientifiques, il sait gérer les relations entre les gens. Cependant, il y a eu deux trous d'air chez Apple ces derniers temps : Siri et Plans. Forstall était en charge des deux, et ça ce n'est pas bon (lire aussi Scott Forstall : le "mini-steve" d'Apple).
Mais même s'il est le patron d'iOS, on ne sait pas exactement à qui incombe la faute de la gestion de ces deux produits…
AL : Je ne le sais pas non plus, mais à chaque fois c'est aussi lui qui a fait la démonstration de ces technologies à leur lancement. À partir de là, il est difficile de ne pas penser que le cadre dirigeant qui fait la démo d'un produit est aussi celui qui en a la responsabilité…
Vous parlez aussi de Tony Fadell dans votre livre. C'est quelqu'un qui paraissait avoir les qualités pour jouer un rôle plus important chez Apple. Il a plus que contribué au succès de l'iPod, il a un bagage technique, il démontre avec Nest sa capacité à créer et gérer une entreprise. Un statut d'entrepreneur dont vous disiez qu'il manquait aux autres dirigeants d'Apple, alors que Jobs en était imprégné.
AL : Fadell est quelqu'un de combatif, il s'est opposé à Forstall, à Jobs aussi, mais surtout à Jobs. Je ne saurai donner de détails précis sinon qu'il y a pu y avoir des désaccords autour de produits. Je pense franchement qu'il y a un scénario possible qui verrait Apple acheter Nest, mais pas dans l'immédiat. Et l'on peut aussi penser à un scénario où Apple réussirait à convaincre Fadell de revenir, mais ce ne sont que des hypothèses. Et Nest n'a pas à ce jour un produit qui s'insère dans l'écosystème d'Apple.
C'est effectivement aussi le seul ancien cadre dirigeant d'Apple qui a pour le moment réussi à fonder et lancer une entreprise. Pour toutes ces raisons, c'est vrai qu'il peut paraître comme quelqu'un d'intéressant du point de vue du conseil d'administration d'Apple.
On a vu récemment qu'avec l'iPhone et peut-être aussi le nouvel iPad mini qu'Apple avait de plus en plus de mal à garder ses futurs produits secrets. Moins sur le logiciel qui ne sort pas de ses labos, que sur le matériel dont les prototypes sont régulièrement exposés à tous les vents (nb : l'interview a été réalisée avant l'annonce de l'iPad mini).
AL : Non, ils arriveront de moins en moins à garder les choses secrètes : une société plus grosse, avec davantage de produits, plus de fournisseurs, plus de pays de production… Au fil du temps, ils finiront par choisir, quels secrets sont plus importants que d'autres ? Par exemple, malgré les fuites autour de l'iPhone 5, cela n'a pas eu de conséquences financières, pas cette fois.
Il y a d'autres choses pour lesquelles le secret est bien gardé. Par exemple on en sait encore très peu sur leurs méthodes et leurs outils de production, les équipements qu'ils achètent. Jobs voulait qu'on ne sache strictement rien, mais est-ce à ce point un problème si l'on découvre les lignes de l'iPhone 5 une semaine avant son annonce ? Est-ce que ça change vraiment quelque chose ?
Sauf si vous les découvrez non pas une semaine, mais trois mois à l'avance…
AL : Là oui c'est plus ennuyeux…
Est-ce que ce secret à tout prix n'est pas nuisible lorsqu'on observe ce qui s'est passé avec Plans ?
AL : C'est quelque chose qui m'a laissé médusé et cela reste l'une des grandes questions sans réponse. Comment n'ont-ils pas réalisé à quel point leur produit n'allait pas ? Et la seule chose qui me paraît l'expliquer c'est qu'ils ne sont pas suffisamment à l'écoute.
C'est d'autant plus étrange qu'on a su après coup que des développeurs qui travaillaient avec ces cartes avaient prévenu Apple qu'elles n'allaient pas. Cette absence d'anticipation est surprenante alors que les versions bêta en avaient montré les carences, que les concurrents étaient au courant et que les gens dans le secteur de la cartographie pouvaient le constater aussi.
Apple est régulièrement l'objet de critiques et d'articles sur les problèmes liés à Foxconn, aux questions environnementales, au sujet des emplois créés à l'étranger, mais pas dans le pays, etc. Est-ce que ces polémiques ont prise sur les gens aux États-Unis ou est-ce que, finalement, on n'en revient pas toujours aux produits ? En résumé, s'ils sont bons, les clients ne se poseront pas plus de questions…
AL : Ce sont des sujets dont vous parlez régulièrement, mais là vous êtes en train d'enregistrer notre conversation avec un iPhone. Je pense que le client américain, et par extension, le consommateur occidental font exactement pareil. Ils témoignent de ce paradoxe où ils vont se plaindre des conditions de travail dont ils ont entendu parler, mais dans le même temps ils achèteront le dernier iPhone. D'autres n'aiment pas qu'on tue les animaux, mais ils portent une ceinture en cuir, il y a des tas d'exemples identiques…
Donc, non, au final je ne crois absolument pas que cela nuise à Apple, sauf pour un petit nombre de personnes qui sont particulièrement passionnées par ces questions (lire aussi Quand Apple s'immisce dans le débat présidentiel américain).
Ces sujets ne prendraient donc pas auprès du public, au sens large, malgré l'écho qui leur est donné par la presse ?
AL : L'une des choses à mon sens qui font que ces sujets ne prennent pas est d'abord qu'Apple elle-même, évidemment, n'en parle pas. Et il y a beaucoup de médias qui ne parlent d'Apple qu'au travers de ce sur quoi elle communique. Apple parle de ses produits alors ces gens parleront de ces produits.
L'autre élément est que ces sujets sont relativement nouveaux et complexes. Oui il y a eu des problèmes chez Foxconn, oui Apple est probablement l'un de ses principaux clients. Mais elle n'est pas son unique cliente. Et même des organisations de défense des droits des travailleurs vous diront que ces salariés gagnent plus d'argent avec ces emplois qu'avec d'autres jobs dans leurs régions d'origine. Ce n'est ni noir ni blanc. Et vous le savez, les médias détestent les sujets qui ne sont pas ou tout noir ou tout blanc. Ils veulent une seule réponse.
Ce n'est donc pas tant que ces sujets n'intéressent pas les gens, c'est qu'ils ne suscitent pas le même intérêt que pour le nouvel iPad ou iPhone.
Mais même si d'autres grandes sociétés travaillent aussi avec Foxconn, Apple est le numéro 1 et c'est la plus grande. Par conséquent ça ne me choque pas qu'elle soit la plus observée. Et puis ils ont eu un coup de bol avec l'affaire Mike Daisey. Je suppose que sa pièce de théâtre reposait sur un fond de vérité, mais malheureusement pour lui, il a inventé des choses et cela a énormément aidé Apple (lire Mike Daisey et Foxconn : les outils du théâtre ne sont pas ceux du journalisme).
Est-ce que la gestion de Tim Cook a amené de véritables changements ou est-ce que l'on peut dire au contraire que les affaires continuent comme avant ?
AL : Il y a eu quelques changements ça et là, une évolution dans la manière de faire, mais en toute franchise je ne saurai pas comment les évaluer. Comme vous le savez, les gens qui suivent Apple ont tendance à réagir à la moindre chose. Et si vous voulez faire une bonne analyse, vous ne devez pas considérer absolument tout, mais uniquement les choses qui comptent réellement. C'est donc difficile à faire aujourd'hui après seulement un an. On en saura probablement plus dans 5 ans ou peut-être 3 ans.
Vous écrivez dans le livre - et c'est un point que l'on a pu entendre aussi chez ses proches - que Steve Jobs était très bon pour récolter des informations de l'extérieur et les ramener chez Apple. Est-ce que cela avait une réelle importance pour Apple et comment procède Cook à cet égard ?
AL : C'était extrêmement important et c'est une de ses qualités qui a été sous-estimée. L'une des raisons pour lesquelles il savait dans quelle direction allait cette industrie, c'est précisément parce qu'il la connaissait très bien. À la fois parce qu'il en a fait partie durant toute sa vie et parce qu'il n'avait de cesse d'aller chercher des informations autour de lui.
Ce qui lui permettait aussi d'appuyer cette politique visant à ce que les gens travaillant pour lui n'aillent pas se promener partout. Parce qu'il faisait lui-même ce travail de collecte d'informations. Mais il apparaît que Tim Cook le fait aussi. Le contexte est différent comparé à Jobs, et il n'a peut-être pas ce génie qu'avait son prédécesseur pour synthétiser ces informations, parce que c'est une chose de collecter des infos - je fais ça tout le temps - mais Jobs avait cette capacité à les transformer.
Je ne sais pas à quel point Cook a cette capacité de synthèse, mais il sait que cela fait partie de son travail de voir les gens à l'extérieur et de discuter avec eux. Je sais que dans le cadre de ses activités il rencontre d'autres PDG ou des membres de l'appareil législatif, des gens au congrès américain ou, on l'a vu, auprès du gouvernement chinois (lire Opération séduction pour Tim Cook en Chine).
image : Zuma Press
Pas grand-chose n'a filtré justement de la teneur de ces rencontres avec des sénateurs américains…
AL : Oui, mais il est à noter qu'il a fait ces déplacements à Capitole Hill. Aux États-Unis on a des expressions pour ça, on dit "meet-and-greet" ou "grip-n-grin", c'est du genre : "je suis là… si vous avez besoin de quelque chose appelez-moi… ma porte vous est ouverte". Vous vous serrez la main et vous souriez devant la caméra (lire aussi Tim Cook : conférence cette nuit et lobbying à Washington).
On voit de plus en plus d'entreprises concurrentes d'Apple suivre son exemple et peut-être par conséquent diluer ce qui faisait sa différence et son originalité. Amazon fait du matériel avec ses tablettes, Microsoft aussi et d'ailleurs il ouvre également des magasins à son nom, Samsung tout autant, tous aussi ont des App Store… Comment Apple peut-elle continuer à marquer sa différence si, vu de l'extérieur, ses concurrents paraissent procéder exactement comme elle ?
AL : Je vais vous donner un autre exemple, Amazon qui a fait son lancement produit à la manière d'Apple et juste avant Apple, ce n'était pas une erreur ni une coïncidence…
La clef pour Apple, son objectif, c'est de réussir à lancer le prochain "grand truc" et à continuer à faire de bons téléphones, de bonnes tablettes. L'autre chose, c'est d'arriver à maintenir une bonne avance sur les autres. Il aura fallu attendre au moins deux ans avant de commencer à voir de bons téléphones Android.
Regardez les tablettes, il s'est écoulé au moins 18 mois avant que quelqu'un commence à prendre des parts de marché. Et n'oubliez pas que pendant cette période durant laquelle Apple a pris de l'avance sur tout le monde, elle dégage de grosses marges et de jolis bénéfices.
Sur les produits existants, ça va être une bataille pied à pied, ils gagneront souvent, perdront de temps à autre. Prenez l'exemple du Macintosh ces 10 ou 20 dernières années, il a toujours été à la traine du PC, parfois faisant moins bien, parfois faisant mieux. Mais toujours en jouant la carte d'un produit différent. Et je pense qu'il en ira de même sur les marchés que l'on peut qualifier de mûrs.
L'objectif à mon sens pour Apple sera de lancer le prochain grand produit et de prendre une avance sur ses concurrents. Et pendant ce temps, elle continuera à gagner énormément d'argent avec ceux déjà à son catalogue : l'iPad, le Mac, l'iPhone. L'iPhone, si on y pense, est un "vieux" produit aujourd'hui…
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- "Inside Apple" est vendu 10,99€ sur iTunes. Même prix chez Amazon en version Kindle ou 15,20€ sur papier, comme à la Fnac).