Apple a gagné une victoire décisive contre Samsung en Californie, mais il ne s'agit que de la partie émergée de l'iceberg. Même si les conclusions changent en appel, Samsung sera marquée du sceau de l'opprobre. Bien qu'elle sorte victorieuse, Apple n'a pas obtenu gain de cause au sujet de l'iPad. Et le marché de la téléphonie pourrait paradoxalement en sortir plus stable.
Une victoire décisive pour Apple
Le milliard de dollars que pourrait payer Samsung en dommages ? Un détail pour Apple. Il ne vaut rien face à la décision du jury populaire, qui valide l'ensemble de sa stratégie en matière de protection de sa propriété intellectuelle (« and boy have we patented it ») et de communication sur l'identité visuelle et fonctionnelle de ses appareils.
Car le jury a reconnu la validité des arguments d'Apple sur l'apparence générale et les modèles déposés de l'iPhone, visiblement convaincu par les graphiques avant / après 2007 présentés par les avocats. Il y a eu d'autres téléphones noirs avant l'iPhone, il y a eu d'autres téléphones à coins arrondis avant l'iPhone, il y a eu d'autres téléphones à bouton d'accueil avant l'iPhone, Samsung l'a rappelé. Mais aucun smartphone n'a cumulé tous ces aspects et provoqué un retournement de l'industrie : l'iPhone a bel et bien représenté une rupture, et Samsung a été condamnée pour s'être appuyée sur l'image de l'iPhone pour faire la promotion de ses appareils.
Le cœur de l'iPhone est le logiciel, et le jury a aussi reconnu la validité et l'originalité de plusieurs concepts d'interface inaugurés par Apple. Samsung a tenté de démontrer que les trois brevets présentés par Apple ne fournissaient pas une solution unique et non évidente à un problème donné. Les experts avaient néanmoins relevé la faiblesse des antériorités avancées : le brevet #7,844,915 sur l'effet de butée en fin de défilement, le brevet #7,469,381 sur le défilement des listes et le brevet #7,812,826 sur la détection de deux points ou plus sur un écran tactile et les mouvements de zoom ou rotation sont désormais difficilement contestables.
Un camouflet pour Samsung
Pire, le jury estime que Samsung a « délibérément » violé la propriété intellectuelle d'Apple, convaincu en cela par un document interne de 132 pages détaillant les modifications à apporter à Android pour se rapprocher du fonctionnement d'iOS. Si la juge Koh confirmait ce point — et un juge va très rarement à l'encontre d'un jury —, Samsung devrait payer non plus un milliard de dollars de dommages, mais potentiellement plus de trois milliards.
Samsung avait contre-attaqué en accusant Apple de violation de trois brevets sur des fonctions basiques, mais les jurés les ont balayés d'un revers de la main — il faut dire que l'un d'entre eux a été déposé après qu'Apple a fait la démonstration de la fonction qu'il couvre. Ils ont aussi ignoré les brevets FRAND de Samsung, et pour cause : là où la narration d'Apple était limpide, celle de la firme coréenne était beaucoup plus technique, trop pour un jury populaire. Les autorités américaines et européennes de la concurrence enquêtent d'ailleurs sur l'utilisation abusive des brevets FRAND par Samsung, alors qu'ils concernent des standards incontournables (ici la 3G).
Quel contraste, d'ailleurs, avec la Corée du Sud ! Selon des avocats coréens, Samsung laisse entendre que les conclusions des jurés ont été motivés par une forme de protectionnisme, et qu'elle n'hésiterait donc pas à remonter jusqu'à la Cour suprême — nonobstant le fait qu'un procès sur quelques brevets et des modèles déposés ne serait sans doute pas étudié par la plus haute juridiction américaine. En Corée du Sud pourtant, la justice n'a pas hésité à condamner Apple de violation de brevets… essentiels à des standards. Même si Samsung a aussi été reconnue coupable de violation du brevet sur le défilement d'iOS, certains n'hésitent pas à imaginer de possibles frictions commerciales entre les États-Unis et la Corée du Sud.
Le pire n'a pas (encore) eu lieu
Reste qu'en Californie, on pourrait estimer que Samsung s'en tire à bon compte. Comme le résume Robert Scoble, Samsung ne paye finalement pas cher son accession au sommet du marché de la téléphonie mobile (en volume) et sur la deuxième marche de la rentabilité dans le domaine (derrière Apple). Dans l'hypothèse où la firme coréenne devrait s'acquitter finalement de trois milliards de dollars, elle effacerait cette ardoise en une semaine. Le procès affirme Samsung comme le principal concurrent d'Apple, la défaite la place dans la position parfois enviable du challenger. Pas sûr que l'image de copieur qui lui collera désormais à la peau l'empêchera de continuer à dominer l'industrie — cela a très bien réussi à Microsoft.
Au passage, quelques-uns des secrets les mieux gardés d'Apple ont été révélés, mais ce n'est pas le plus grave. La firme de Cupertino n'a pas réussi à faire valoir son point de vue sur le design de l'iPad — parce qu'elle avait déjà forcé Samsung à revoir l'apparence de ses tablettes. Il s'agit du seul point positif pour la firme coréenne, qui l'exploite déjà : elle a d'ores et déjà déposé une motion pour faire lever l'interdiction de vente de sa tablette aux États-Unis. Cette interdiction ne tenait néanmoins qu'à un modèle déposé, et les jurés considèrent que la Galaxy Tab 10.1 viole plusieurs brevets d'Apple — elle pourrait donc à nouveau être interdite.
Car ce procès n'est pas tout à fait terminé : la juge Koh doit rendre ses conclusions dans les prochaines semaines. Dans l'intervalle, Apple va faire la liste de tous les appareils pour lesquels elle réclamera une injonction (dont la Tab 10.1 sur la base des brevets plutôt que des modèles). Samsung devrait déposer une motion pour tenter d'obtenir de la juge qu'elle aille à l'encontre du jury. Un cas extrêmement rare, mais la firme coréenne pourrait utiliser certaines déclarations des jurés pour démontrer leur partialité : le président du jury détient lui-même des brevets et a parlé de « punition » contre Samsung, alors qu'un jury est censé non punir le perdant, mais dédommager le gagnant. Samsung devrait ensuite sans doute faire appel, comme devrait peut-être aussi le faire Apple pour que le cas de l'iPad soit réexaminé.
Une arme de dissuasion massive
D'aucuns estiment que cette victoire en poche, Apple va maintenant poursuivre tous ses concurrents pour les faire cracher au bassinet de la même manière. Comme un arsenal nucléaire, pour ne pas citer Steve Jobs, cette décision est en fait une arme de dissuasion massive : elle place Apple en position de force pour négocier des accords de licence, maintenant que la validité de ses brevets les plus importants a été affirmée.
Google qui assure que les conclusions de ce procès ne la concernent pour ainsi dire pas ? C'est oublier que l'Android « pur » du Nexus S est concerné, et que ce procès finit de rendre le système de Google payant. Un accord de licence avec Apple, désormais incontournable face à l'autorité de cette décision de justice, s'ajouterait aux 10 à 12 $ par appareil que versent la plupart des fabricants à Microsoft. Un Microsoft qui doit avoir le sourire : grâce à Apple, Android coûtera demain plus cher que Windows Phone. Selon l'estimation donnée par Apple pour 2010, un accord avec Samsung pour les prochaines années pourrait lui rapporter au moins 500 millions de dollars par an.
Bien sûr, la plupart des fabricants pourront réduire la facture au minimum en se tenant à l'écart des brevets d'Apple : Android n'enfreint déjà plus les brevets sur le défilement en disposant depuis quelques mois de son propre effet indiquant l'arrivée en fin d'une liste. Ils ne pourront néanmoins pas se passer du corpus imposant de brevets sur le multitouch : des accords de licence croisés seront alors le seul moyen d'éviter d'en passer par les fourches caudines d'Apple. À moyen terme, ce procès devrait en fait stabiliser le marché en forçant tous les fabricants à l'entente cordiale — une forme de guerre froide du mobile.
Vers une redéfinition du marché
De même et dans un prolongement logique, ce procès devrait avoir les effets inverses des conclusions évidentes en matière de design. Alors que Samsung parle d'« une défaite pour le consommateur américain », à moyen terme, les conclusions de ce procès appellent aussi au retour vers une plus grande diversité des formes : ce mouvement sera nécessaire dans un marché où les technologies de base seront stabilisées pour un temps et où l'apparence du logiciel et du matériel devront de jure se distinguer des choix d'Apple. Et c'est d'ailleurs tout ce que réclamaient Steve Jobs et Tim Cook, qui ont obtenu pleine et entière satisfaction sur ce point.
Samsung a précédé cette obligation avec le Galaxy S III, qui se distingue sensiblement de ses prédécesseurs accusés de copie de l'iPhone. Le design de cet appareil a été fortement critiqué, ce qui peut favoriser des experts du matériel comme HTC, Nokia, ou… Motorola Mobility, la filiale de Google. Ils ont l'occasion de capitaliser sur ce procès pour faire la promotion de leur différence, mais vont devoir faire vite. La plus grande force de Samsung est son adaptabilité, et il serait caricatural de la reléguer au rang de simple plagieur : on peut railler le stylet, mais c'est un choix technologique valable et pertinent, et l'on connaît l'expertise de Samsung dans le domaine des écrans, qui pourront demain être flexibles ou transparents.
À court terme, ce procès permet à Apple d'affirmer sa préséance sur le marché du mobile. À long terme cependant, et comme dans le domaine de l'ordinateur personnel à la fin des années 1990, il va permettre aux choses de se décanter et au marché de la téléphonie de perdre la folie de sa jeunesse. Et si l'histoire se répète de faire naître une nouvelle concurrence qui pourrait remettre en cause l'hégémonie d'Apple.