Plus de deux ans après la sortie de l'iPad, les magazines disponibles sur la tablette d'Apple restent encore relativement peu nombreux. Ceux qui ont fait le saut se présentent, dans leur grande majorité, comme des copies conformes de la version papier; ils n'exploitent guère les enrichissements que permet le numérique, en terme de multimédia par exemple. Pourtant, les outils de création offrent de plus en plus d'options, les rédactions s'équipent et s'organisent peu à peu; et l'on se prend à imaginer ce que sera peut-être le magazine électronique de demain... s'il voit le jour après-demain.
Il est trivial de constater qu'aujourd'hui la presse périodique va mal. Confrontés à la concurrence d'innombrables sites d'information, traumatisés par la chute de leur lectorat et l'effondrement de leurs recettes publicitaires, les éditeurs de magazines jouent peut-être sur tablettes leur dernière chance de survie. Beaucoup mieux que l'ordinateur avec son encombrant clavier, l'iPad favorise en effet une ergonomie intuitive qui aide à reproduire l'expérience de la lecture d'un magazine.
Au-delà de la stricte déclinaison à l'identique d'un magazine papier (on parle de version « homothétique »), quelle interface, quels enrichissements peut-on proposer au lecteur pour le convaincre de déposer son obole, dans un environnement où la gratuité règne en maître ?
Métaphores
À la différence du contenu d'un site, l'habitude de payer un magazine, issue du monde « physique », est ancrée durablement. À cet avantage, ô combien important pour les éditeurs, le concept de magazine associe d'autres atouts dans le monde virtuel. Le web déborde d'informations, qui se bousculent sur des sites dont la thématique, la structure et l'ergonomie nécessitent à chaque fois un effort de compréhension. Par ailleurs, les innombrables sources présentent des niveaux de fiabilité, de style, de technicité très variables; et l'internaute est obligé, même inconsciemment, de les évaluer et de les pondérer.
On le sait depuis l'invention des fenêtres et des menus déroulants: l'utilisation d'une métaphore facilite la compréhension de l'interface d'un logiciel et de son fonctionnement. Le magazine que l'on découvre sur sa tablette présente une métaphore familière et rassurante. Elle constitue un « conteneur d'informations » dont la source est identifiée, l'architecture maîtrisée, et le ton rédactionnel cohérent. Chaque magazine possède ainsi une ligne éditoriale définie, laquelle s'exerce à la fois sur la hiérarchisation de l'information, le rubriquage des pages, et le style (textuel et graphique) de chaque article.
Si le web a permis à chacun de devenir journaliste, la lecture d'un « vrai » magazine permet de se reposer sur une équipe rédactionnelle que l'on (re)connaît: le journaliste dont on lit l'article joue alors le rôle d'un « tiers de confiance », face à la profusion d'informations incontrôlées dont le web est porteur.
Voici quelques-unes des qualités d'un magazine que le lecteur espère retrouver sur sa tablette, et qu'il s'agit de préserver lors de la conversion papier-écran. Or les contraintes de taille, de lisibilité et de manipulation imposées par une tablette peuvent conduire à s'éloigner de la métaphore, afin d'en faciliter l'utilisation. En outre, les logiciels utilisés pour la conversion offrent chacune des options différentes qui influent sur le résultat final.
Un tour d'horizon des solutions de publication disponibles liste aujourd'hui plus d'une vingtaine d'outils ! Certains impliquent des plug-ins InDesign, et d'autres sont basés sur des web-apps. Bon nombre d'entre elles, y compris les plus répandues comme Adobe DPS ou Aquafadas Publishing, intègrent des outils interactifs élaborés... que les magazines n'utilisent encore que très prudemment.
Deux démarches opposées
Quand on interroge quelques-uns des acteurs de ce marché, on réalise le flou dans lequel se trouvent plongés les éditeurs. « Le passage au numérique constitue un voyage périlleux pour un groupe de presse » reconnaît Guillaume Monteux, le fondateur de miLibris. Cette société parisienne pilote, entre autres, la plateforme ePresse qui compte parmi ses membres des titres aussi importants que le Point, l'Équipe ou le Figaro.
« Pour simplifier le travail des rédactions, deux approches sont possibles » explique Guillaume Monteux. « Insérer dans le flux de production du print une « branche » dédiée à la version numérique, comme le fait Adobe avec sa Publishing Solution, ou encore Aquafadas; ou au contraire, séparer radicalement l'outil de production de celui de transformation comme le propose Milibris. Pour créer des magazines numériques, nous partons des PDF envoyés par l'éditeur: il n'y a donc aucune modification du flux de travail habituel de la rédaction. »
« La stratégie que propose Aquafadas aux éditeurs est progressive. » analyse en revanche Matthieu Kopp, le directeur R&D d'Aquafadas. « Avec le même logiciel, on peut au sein d'une rédaction choisir de publier dans un premier temps des PDF homothétiques ; puis sans changer d'outil, publier un numéro doté de multiples enrichissements. »
Lecture linéaire ou en croix ?
Pour aller plus loin qu'un banal déroulé de pages, comme le propose une conversion homothétique, on a tenté d'imaginer une architecture qui rende plus rationnelle la lecture d'un magazine. Il en est résulté ce que l'on appellera, faute de mieux, la « lecture en croix »: on défile horizontalement entre les différents articles, et verticalement pour lire la totalité d'un long sujet. En pratique, vous passez d'un article vers le suivant en « tournant » d'un doigt la page; puis si l'un d'eux vous intéresse, c'est d'un geste vertical que vous découvrez sa suite.
AutoPlus dispose depuis plusieurs mois d'une version iPad qui possède une caractéristique originale: la version Portrait (verticale) affiche un facsimilé du magazine papier, tandis que la version Paysage est entièrement remaquettée, selon un principe de lecture en croix. AutoPlus est publié sur le kiosque par Immanens.
« On entend parfois: les lecteurs ne veulent pas de la lecture linéaire, type PDF. » note Olivier Boutin, Directeur des Opérations Numériques de Lagardere Active. « Cela me semble un avis un peu hâtif! » Depuis avril dernier, le groupe Lagardère Active a publié sur l'App Store une vingtaine de titres majeurs, de Paris-Match à Psychologies en passant par Elle, Première ou le Journal de Mickey. « Les outils d'Aquafadas offrent le choix aux éditeurs: lecture linéaire ou en croix. » indique Claudia Zimmer, la présidente d'Aquafadas. « Sur l'Express, le choix a été fait de la lecture en croix. Mais le PDF « tout nu » marche bien ! Personnellement, je ne suis pas vraiment convaincue par la lecture en croix… »
Plus logique, plus efficace, la lecture en croix ne facilite en revanche pas un certain feuilletage décontracté qu'offre le défilement linéaire. Surtout, elle impose au lecteur un temps d'analyse, quand il arrive sur chaque page: s'agit-il d'une page unique (car certains articles tiennent sur une page) ou du début d'un long papier vertical ?
Ensuite, elle réclame un choix: ai-je vraiment envie de lire ce sujet ? Laquelle décision sera donc prise uniquement sur les éléments visibles sur cette première page... Et que le lecteur n'accèdera pas au reste de l'article, dont les images, les légendes, les intertitres auraient pu accrocher son œil. Le magazine M, hebdo gratuit du Monde, nous semble par exemple souffrir particulièrement de cette architecture.
De la déconstruction créative
Si les journaux publiés par miLibris sur tablettes et smartphones respectent la mise en page des versions papier, la société a mis au point une méthode originale. « Nous avons commencé par construire une plateforme technique particulièrement solide, capable de gérer les volumes très importants que nous fournissons. » indique Guillaume Monteux. « Quand nous recevons les PDF des éditeurs, un moteur expert analyse les articles pour en catégoriser les différents composants. On identifie le titre, le chapeau, le corps du texte, les intertitres, les éventuels encadrés... Cette phase permet ensuite d'optimiser la présentation de la page en fonction du terminal sur lequel elle sera affichée. Nous obtenons également des temps de chargement réduits, le lecteur pouvant commencer à lire son journal pendant que le téléchargement continue en tâche de fond. »
Deux types d'affichages sont proposés pour la lecture de l'Equipe sur iPad. La page entière s'affiche, et un double-tap sur une colonne l'agrandit à 100% pour permettre la lecture. Autre option, un appui long sur la page ouvre une fenêtre dédiée qui affiche une liste de sujets à gauche, et l'article désigné à droite.
Cette approche offre l'avantage d'une souplesse totale quant à la présentation d'un ensemble d'articles : miLibris expérimente actuellement des liseuses originales permettant l'agrégation d'articles issus de différentes sources, qui pourraient un jour présenter au lecteur un concept de méta-journal comme les agrégateurs Flipboard ou Zite.
Quels enrichissements ?
« Selon le cas », explique Olivier Boutin chez Lagardère Interactive « chacun des titres que nous avons portés sur tablettes propose l'un des trois types d'expériences. Le plus simple reste le PDF homothétique ; vient ensuite le PDF enrichi, toujours une stricte reproduction de la version papier, mais augmentée de vidéos, de sons ou de diaporamas. Enfin, le plus abouti est constitué par uniquement magazine remaquetté, comme Paris-Match ou Elle A Table. On y adjoint non seulement des enrichissements vidéo, son, images; mais aussi du "serviciel", comme par exemple pour Elle A Table, un pack de recettes, une table de conversion, un minuteur… »
Dans ce cas, la production de ces contenus supplémentaires implique une nouvelle organisation « Un tel magazine nécessite une équipe dédiée pour la production de la version tablette. Pour prendre l'exemple de Paris-Match, cette équipe participe à la conférence de rédaction où l'on décide des contenus complémentaires. »
La semaine du jeu vidéo est un magazine iPad gratuit, qui fait un usage intensif des fonctions multimédia: le fond de cet article par exemple est une image animée, tandis que de nombreuses vidéos sont disponibles.
Pour valoriser les versions numériques des magazines, on évoque souvent l'intérêt d'enrichissements multimédias comme la vidéo. Mais les lecteurs ont parfois d'autres attentes, en particulier héritées de leur habitude d'Internet. Les médias en ligne offrent des fonctions que l'on pourra s'étonner de ne pas retrouver dans un magazine enrichi: ainsi la dimension sociale offerte par les blogs et sites d'info, où chacun peut réagir par des commentaires, partager via Twitter, Facebook, etc. Les habitudes « participatives » se sont puissamment répandues chez les internautes, qui peuvent éprouver un sentiment de frustration à ne pas pouvoir réagir face à un article « verrouillé ».
Périodicité et numérique
Encore plus gênant, la nature figée du concept même de magazine. Un périodique papier, par principe, est défini par son rythme de parution: quotidien, hebdo, mensuel. Essentielle dans le monde du print, cette notion perd toute raison d'être en numérique, dont au contraire la nature « temps réel » s’affirme comme une dimension incontournable. Quand, sur l'écran d'accueil d'une tablette, se côtoient l'icône d'un site d'info remis à jour en permanence, et celle d'un magazine figé durant tout un mois, on peut se demander si celle-ci ne risque pas d'être effacée avant la parution du numéro suivant...
Conscients de ces problèmes, les éditeurs tentent d'exploiter au mieux les fonctions disponibles dans les outils de publication. Si l'intégration de commentaires n'est pas toujours disponible, l'accès aux comptes Facebook et Twitter se répand peu à peu.
« L'utilisation de contenus enrichis n'est aujourd'hui plus un problème technique, mais une option offerte aux rédactions. » affirme Guillaume Monteux pour mLibris. « Ainsi Challenges fait un usage original du multimédia, à partir de vidéos réalisées par la rédaction; Voici insère dans ses pages un fil d'actu temps réel…»
Les outils de publication proposent des fonctions qui permettent d'intégrer dans les pages d'un magazine du contenu temps réel, comme la possibilité d'y afficher un site web. « L'intégration peut être relativement poussée » assure Matthieu Kopp « La nouvelle version 2 des outils de publication Aquafadas permet ainsi de placer un flux RSS dans un diaporama, pour une publication d'images en temps réel au sein d'une page statique. »
Si les éditeurs avancent encore avec prudence, on pressent que le succès commence à poindre. Guillaume Monteux cite ainsi un indicateur original. « Dans l'édition littéraire, le numérique correspond en moyenne à un taux de transformation de 0,4 %: pour 100 exemplaires papier vendus, on en vend 0,4 exemplaire numérique. En ce qui concerne les magazines, nous constatons un taux de 4 à 5 %. »
« En numérique comme dans le print », constate Claudia Zimmer «, c'est toujours le marketing qui détient les clés du succès d'un titre ! Néanmoins, l'apparition de Newsstand (le kiosque d'Apple sur iPad, ndr) a donné lieu à un réel décollage. On a vu un premier démarrage quand les ventes à l'abonnement ont été mises en place; mais maintenant Newsstand a vraiment lancé la demande. »
« Il est encore beaucoup trop tôt pour faire un vrai bilan » note Olivier Boutin, « mais certains de nos titres numériques commencent à obtenir des résultats. Notre stratégie reste d'affirmer une présence sur toutes les plateformes... dont l'iPad, que l'on peut encore qualifier aujourd'hui de marché émergent. »