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Pourquoi Apple n'a pas besoin de devenir opérateur de téléphonie mobile

Anthony Nelzin-Santos

Monday 14 May 2012 à 15:30 • 37

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L'idée qu'Apple aurait comme objectif prioritaire de devenir opérateur de téléphonie mobile revient périodiquement, comme un mauvais herpès — à cela près qu'il semble impossible de s'en débarrasser. Elle part du principe que la stratégie d'Apple est d'intégrer verticalement l'ensemble des composantes de son activité. C'est bien mal comprendre le fonctionnement de la firme de Cupertino que de le croire, et donc d'imaginer que le lancement d'un opérateur Apple soit pour demain.

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Le principe : Apple veut tout contrôler
L'idée selon laquelle Apple est une société obsédée par le contrôle absolu de tous les aspects de son activité provient des années 1990 et de la comparaison en creux avec Microsoft. Face à une société dont le système d'exploitation était une simple brique conçue comme un catalyseur d'innovations logicielles et matérielles, l'approche intégrée d'Apple apparaissait en miroir comme particulièrement fermée.

Ce miroir est néanmoins déformant : certes, Apple — et son avatar NeXT — n'a cessé à l'époque de s'éloigner du « compatible PC », lingua franca de l'informatique aux composants matériels et logiciels interchangeables permise par Microsoft. Cependant Apple n'était pas l'exception à la règle, mais la règle elle-même : l'intégration étroite du matériel et du logiciel, cette philosophie si chère à Alan Kay, n'était rien d'autre que le fonctionnement normal de l'informatique avant l'arrivée de Microsoft et sa contribution majeure au domaine : l'invention de la licence logicielle. La firme de Redmond était l'exception, et une exception qui a permis la démocratisation de l'ordinateur personnel.

C'est en campant sur ses positions qu'Apple est allée à la faillite, mais qu'elle a aussi permis un renouveau de l'informatique, étouffée par Microsoft. Le processeur taillé sur mesure pour le Newton ? Il a donné naissance à ARM, l'architecture qui est aujourd'hui à la base de tous les smartphones et de la plupart des tablettes. Le nombre incalculable d'idées folles de NeXT, de sa base UNIX à son utilisation d'Objective-C en passant par son interface graphique innovante ? Elles ont été largement remaniées, mais OS X et surtout iOS n'existeraient pas sans elles — et le web sous sa forme actuelle probablement pas non plus.

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Aujourd'hui que Microsoft elle-même, comme tout le reste de l'industrie d'ailleurs, revient au modèle qu'Apple n'a jamais abandonné, doit-on dire que toutes les sociétés sont obsédées par le contrôle absolu ? Probablement pas : c'est simplement le modèle qui fonctionne le mieux. Et d'autant moins que ce modèle intégré s'est rapproché du modèle banalisé : tout le monde utilise le même matériel ou presque (les puces Apple AX ne diffèrent que très peu des puces Samsung équivalentes), la différence s'effectuant de plus en plus sur le logiciel, toujours plus personnalisé, optimisé (on ne pourrait pas faire plus différent qu'iOS, Android et Windows Phone 7).

La réalité : Apple ne contrôle que l'essentiel
Bref, en un mot comme en cent : Apple n'est pas obsédée par le contrôle absolu de tous les aspects de son activité. Non, en la matière, Apple est pragmatique : elle contrôle uniquement les aspects essentiels de son activité, ceux qui lui permettent par effet de domino d'avoir la main sur tous les autres. Tim Cook a parfaitement résumé cette stratégie en janvier 2009 :


Nous croyons en la simplicité, pas en la complexité. Nous croyons que nous devons posséder ou contrôler les technologies primaires à la base des produits que nous fabriquons, et participer uniquement aux marchés dans lesquels nous avons une chance d'apporter une contribution significative.


« Les technologies primaires à la base des produits que nous fabriquons », et pas « l'intégralité des technologies des produits que nous fabriquons » : la différence est subtile et échappe souvent aux observateurs les moins attentifs, mais cruciale. Apple n'est pas un conglomérat à la manière de Samsung, produisant l'intégralité des composants de ses appareils. Apple n'est pas non plus un géant de la recherche et du développement à la manière de Google ou Microsoft, dépensant des millions de dollars dans des projets de recherche fondamentale. Apple représente en fait un juste milieu : elle investit de manière très ciblée et très pratique dans des secteurs clefs, généralement à l'aube de leur cycle de développement, lui assurant un avantage concurrentiel et technologique net.

Les exemples peuvent être multipliés à l'infini. Apple n'est par exemple pas un fabricant de SSDs ou de mémoire flash NAND. Elle est pourtant réputée dans le domaine : elle a été une des premières sociétés à utiliser cette technologie à grande échelle, et d'ailleurs une des premières à abandonner le format disque traditionnel au profit des barrettes voire des puces soudées. De l'iPhone à l'iPad en passant par le Mac, ces technologies lui sont indispensables, mais elle ne maîtrise pourtant pas les capacités de production de SSD, ni d'ailleurs la recherche sur les bases de ce type de stockage.

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L'usine d'Apple en Frémont en 1986. Elle a fermé ses portes en 1992, et Apple a arrêté toute production en son nom en 1998.


Non, Apple maîtrise autre chose : le logiciel optimisant la lecture et l'écriture sur cette mémoire, et bientôt les contrôleurs spécifiques permettant ces cycles de lecture / écriture, par le biais de l'acquisition d'Anobit. Apple ne maîtrise pas non plus l'intégralité des éléments entourant la production d'écrans de haute définition ou de processeurs mobiles très optimisés. Apple a sauté sur l'occasion d'augmenter la définition de ses écrans en étant la première à adopter les nouvelles technologies des fabricants, ce qui lui suffit à s'assurer la maîtrise du domaine : c'est la classique technique de contrôle par le carnet de commandes (lire : Écrans tactiles : Apple met les concurrents de l'iPad dans l'impasse). Cofondatrice d'ARM, Apple connaît bien l'architecture de ces puces, mais laisse aujourd'hui les généralités de leur implémentation à ses fournisseurs : elle exerce sa différence sur certains détails très précis et sur le jeu de micro-instructions, raisons de l'acquisition de PA Semi et d'Intrinsity.

De manière générale d'ailleurs, Apple sous-traite l'essentiel de la production de ses appareils et de leurs composants, et ne semble pas vouloir agir autrement malgré les nombreux problèmes d'approvisionnement que cela lui a posés. Tim Cook, génie de la logistique ayant amené sa société à des sommets de rentabilité, s'est délesté lors de son arrivée en 1998 chez Apple des éléments les plus « gênants » de la production industrielle d'un point de vue opérationnel : la possession de terrains et d'usines, et la gestion des employés associés. Apple n'a pas besoin d'être Foxconn pour contrôler la production de ses appareils : il lui suffit de contrôler les machines qui les fabriquent. Et c'est précisément sa stratégie : Foxconn lui permet aujourd'hui de sous-traiter la location d'usines et l'embauche de personnel, tandis que les machines-outils sont sa propriété. Apple est aujourd'hui le principal client du seul fabricant des machines nécessaires à la réalisation des coques monocorps des Mac, ce qui explique qu'elle a été la seule entreprise à proposer ce type de construction pendant des années.


Apple utilise la même stratégie sur le plan logiciel : lors de la sortie de l'iPhone en 2007, la maîtrise des données de cartographie n'était pas nécessaire. Seuls étaient cruciaux leur présentation et leur fonctionnement, ce qui explique qu'Apple ait pris la peine de développer une application native les intégrant au système et notamment aux capteurs de localisation. Aujourd'hui que le smartphone est l'ordinateur le plus personnel et le plus utilisé, la maîtrise de ces données est cruciale et peut offrir un avantage concurrentiel : voilà pourquoi Apple collecte elle-même les données de circulation depuis avril 2010, pourquoi elle a fait l'acquisition de Poly9, Placebase et C3 Technologies, et pourquoi il ne serait absolument pas étonnant qu'elle abandonne complètement Google Maps dans iOS 6.

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Le nouvel Apple Store de Palo Alto.


De même, Apple ne maîtrise pas l'essentiel de son réseau de distribution, mais uniquement certains points-clefs. La firme de Cupertino avait repéré il y a dix ans 100 emplacements critiques dans lesquels être présents elle-même : ce furent les 100 premiers Apple Store, rejoint depuis par 200 de plus, sur les principaux marchés d'Apple (mégapoles d'Amérique du Nord, du Japon et de l'Europe) et les marchés prioritaires (Chine). Mais elle maille aussi son réseau à l'aide de partenaires, parfois sans qu'elle soit la seule marque présente dans leurs boutiques : elle contrôle ici l'apparence précise de son rayon, et la mise en scène des produits, élément le plus important de l'« expérience » de distribution des produits Apple. La multiplication des partenariats accroît celle des risques, mais est aussi l'approche la plus pragmatique pour construire une présence dense et durable.

La conclusion : Apple n'a pas besoin de devenir opérateur
Cette logique, qui régit donc l'intégralité de la stratégie d'Apple, peut parfaitement être appliquée au cas de l'hypothèse selon laquelle la firme de Cupertino aurait besoin de devenir opérateur de téléphonie mobile pour contrôler l'intégralité de l'« expérience » des utilisateurs d'iPhone. Apple ne contrôle pas toute la chaîne de production de ses appareils iOS, et cela lui a joué des tours ; Apple ne contrôle pas les opérateurs fournissant la connexion à ses appareils iOS, et cela lui a joué des tours ; ni l'un ni l'autre n'ont empêché l'iPhone de se vendre à 218 millions d'exemplaires.

Apple ne contrôle pas le réseau cellulaire sur lequel se connectent iPhone et iPad, mais contrôle indirectement les opérateurs en étant force de proposition. Malgré des velléités d'indépendance, les opérateurs mangent dans la main d'Apple, et pour cause : si le coût d'acquisition d'un abonné iPhone est lourd, il prend aussi un forfait plus cher qu'il y a quelques années, et permet ainsi de rentabiliser les dépenses d'investissement. Que l'opérateur américain Verizon ne mette plus en avant les smartphones Android depuis qu'il distribue l'iPhone n'est pas une coïncidence : le téléphone d'Apple attire les clients et les fidélise. Qu'importe si Verizon ne peut pas mettre son logo sur le téléphone : se contenter d'être le fournisseur d'un service excellent pour un téléphone excellent suffit à lui assurer une bonne image.

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Apple contrôle l'autre bout de la chaîne, celui de l'exploitation de la connexion. La maîtrise a d'abord été logicielle : le développement du streaming adaptatif ou l'optimisation du temps de latence de la connexion permettent d'exploiter au mieux le service fourni par les opérateurs. Elle est ensuite matérielle : le système d'antennes de l'iPhone 4, malgré les déboires qu'il a connus, et le système de double antenne de l'iPhone 4S sont parmi les plus avancés du domaine — Apple est aujourd'hui un spécialiste de la chose, assurant que l'iPhone disposera de la meilleure connexion possible. La carte SIM, pourtant symbole du pouvoir de l'opérateur sur un téléphone puisqu'elle porte sa marque et fait le lien avec le réseau, est aussi maîtrisée par Apple : elle a été la première à adopter le format micro-SIM, et sa proposition pour un format nano-SIM a de bonnes chances d'être standardisée.

La firme de Cupertino contrôle donc ce qui est nécessaire : elle s'assure avec la meilleure arme possible, un revenu récurrent pour les opérateurs, que le réseau soit le meilleur possible, et que l'iPhone s'y connecte dans les meilleures conditions. Et elle s'épargne tout ce qui n'est pas essentiel et serait même un poids sur son activité : déployer un réseau et le gérer au quotidien, avec la charge salariale que cela sous-entend. L'analyste Whitey Bluestein a réactivé récemment l'hypothèse selon laquelle Apple deviendrait un opérateur par la petite porte, en devenant opérateur virtuel : elle s'épargnerait certes toujours la gestion du réseau, mais n'aurait toujours pas la maîtrise physique du réseau, et devrait encore plus parlementer qu'actuellement.

On a donc compris qu'Apple n'avait aucun intérêt à devenir opérateur, mais cela ne veut pas dire que cela sera toujours le cas. La firme de Cupertino sait mieux que toute autre société sentir les évolutions du marché et adopter des technologies de rupture avant ses concurrents. Mais si Apple devient opérateur, elle ne sera pas un opérateur au sens traditionnel du terme — comme le Macintosh, l'iPod, l'iPhone et l'iPad n'étaient pas des ordinateurs, baladeurs, smartphones et tablettes au sens traditionnel du terme. Une citation de John Stanton, membre du conseil d'administration des opérateurs Clearwire et GCI et de la marque de vêtements Columbia, peut sans doute nous mettre sur la piste de ce que pourrait faire Apple :

[Steve Jobs] voulait remplacer les opérateurs. Nous avons passé beaucoup de temps [entre 2005 et 2007] à discuter de la possibilité de mettre sur pied un opérateur en utilisant le spectre Wi-Fi. C'était sa vision.

Si ce que Stanton dit est vrai, Steve Jobs n'avait pas l'intention de devenir un opérateur de téléphonie mobile, mais au contraire de détruire ce métier en adoptant une nouvelle technologie pour redéfinir la fourniture d'une connexion permanente à nos appareils. Apple ne sera jamais opérateur de téléphonie mobile, mais elle réinventera peut-être la manière de fournir une connexion permanente à nos appareils — ce n'est pas tout à fait la même chose. Une logique que l'on peut appliquer à toutes les rumeurs concernant la firme de Cupertino : ainsi, le « téléviseur Apple » ne sera peut-être pas un simple Cinema Display agrandi avec FaceTime et Siri…

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