Avec son statut de nouveau géant de la technologie, Apple est devenue emblématique à plus d'un titre, et elle en fait parfois les frais. En ces temps de troubles économiques, où le protectionnisme s'invite dans le discours politique, Apple est citée à titre d'exemple pour les uns, d'anti-exemple pour les autres, et se voit prise en otage pour servir des discours parfois simplistes, alors que le contexte exige bien plus de nuances.
Les fournisseurs chinois sont au cœur de ces polémiques, avec en filigrane la mondialisation et son lot de destruction d'emplois en Occident, le tout sur fond de campagnes électorales. Apple est scrutée avec une attention de chaque instant, bien qu'elle ne soit qu'une des nombreuses entreprises technologiques qui sous-traitent à Foxconn, Pegatron, et autres.
On déplore les conditions de vie et le salaire des ouvriers, en concluant hâtivement que la fabrication du secteur high-tech ne se fait en Chine précisément que pour ces raisons. Or, dans la fabrication d'un iPad, le coût des composants est bien supérieur à celui de la main d'œuvre : selon iSuppli, les pièces composant l'iPad 2 coûtent 326 $, et la main d'œuvre 10 $.
Indiscutablement, l'iPad coûterait plus cher à produire avec de la main d'œuvre américaine, mais en réduisant sa marge Apple pourrait tout de même le vendre au même prix, en continuant de gagner de l'argent. Mais le simple transfert de la main d'œuvre en Occident ne peut que rester un simple vœu pieux : quel pays pourrait réunir le million d'ouvriers qui constitue la masse salariale de Foxconn à elle seule ? Quel pays dispose des infrastructures offertes par la région de Shenzen ? Et surtout, quel autre pays détient le puissant levier des terres rares ?
Un enjeu géo-politique
Il s'agit d'une quinzaine d'éléments sur la table périodique, qui s'avère indispensable à la fabrication d'appareils électroniques.
En pratiquant une politique tarifaire extrêmement agressive sur ses exportations de terres rares dans les années 1990, la Chine a fait fermer la plupart des mines à travers le globe, qui n'ont pas eu les moyens de s'aligner sur de pareils tarifs. Moralité l'empire du Milieu s'arroge aujourd'hui plus de 90 % de la production mondiale alors qu’il ne détient qu'environ 40 % du stock mondial, et a désormais les mains libres pour réguler ce marché comme bon lui semble. Et il ne s'en prive pas : le gouvernement chinois a fortement réduit d'année en année ses quotas d'exportation de terres rares pour se réserver la majeure partie de sa production. À tel point que les États-Unis, l'Europe et le Japon ont récemment déposé une plainte conjointe auprès de l'Organisation Mondiale du Commerce.
En somme, le choix est simple : pour qu'il y ait seulement un iPad, il faut qu'il soit fabriqué en Chine. Qu'en est-il de l'usine Foxconn ouverte récemment au Brésil, dans ce cas ? En réalité, les mêmes causes produisent les mêmes effets : le Brésil a découvert un gisement de terres rares en Amazonie, et impose également de lourdes taxes sur les importations. Le protectionnisme semble d'autant plus pertinent que les pays contre lesquels il s'appliquerait n'hésitent pas à en faire bon usage eux-mêmes, mais c'est là aussi une question compliquée qui mérite mieux que les simples appels aux bas instincts de la population, sur fond de rhétorique "eux contre nous". Un site comme MacGeneration n'a pas vocation à démêler un tel écheveau politicoéconomique, néanmoins il serait sans doute sage de se garder des jugements à l'emporte-pièce qui semblent se multiplier sur la toile depuis quelque temps.
Apple fait l'objet d'autres enjeux géopolitiques, prise en étau dans une autre guerre qui oppose les États-Unis et la Chine. Les médias chinois ont particulièrement mis l'accent sur Apple et ses fournisseurs à la fin de l'année 2011, alors qu'un projet de loi américain menaçait la Chine de rétorsion face à la dévaluation du yuan (lire Apple victime de la guerre commerciale entre US et Chine ?). On peut s'interroger sur la bonne foi des autorités chinoises, qui mettent l'accent sur la pollution causée par certaines usines des sous-traitants d'Apple, alors que la Chine est passée plus grosse pollueuse mondiale il y a quelques années.
Ici, ce sont les ouvriers chinois, et Apple elle-même, qui sont les pions d'un bras de fer qui les dépasse. En occident, l'opinion publique s'enflamme pour les histoires trop émouvantes pour être honnêtes de Mike Daisey (lire : Mike Daisey et Foxconn : les outils du théâtre ne sont pas ceux du journalisme). S'il ne s'agit que de se donner bonne conscience, les ouvriers chinois ont bon dos. La planète s'est récemment émue dans un bel unisson autour d'une vidéo virale au succès encore inédit, dénonçant les crimes de Joseph Kony. Une fois la poussière retombée, les voix ougandaises ont fait part de leur colère : l'Occidental doit arrêter de se croire si supérieur.
D'autre part, il y a quelque indécence à s'émouvoir à peu de frais pour le sort de l'ouvrier chinois, lorsque par ailleurs on vote pour des politiques de dumping économique sans merci : la Politique Agricole Commune a maintenu en vie notre agriculture, en dépit de son absence totale de compétitivité face aux pays émergents. Pour comble de cruauté, on paye nos producteurs pour qu'ils détruisent certaines récoltes, en ne laissant aucune chance aux pays en voie de développement de se battre à armes égales. Le tout en leur imposant des critères drastiques sur la pollution, alors que non seulement notre propre développement a pu se faire sans la moindre considération pour cette problématique, et qu'en outre nous maintenons artificiellement en vie notre agriculture pourtant guère plus sobre en matière de polluants.
En regard de ces politiques ubuesques, l'ouvrier chinois a au moins pour lui une chance d'équité que d'autres pourraient lui envier. On fait manifestement moindre cas de ceux-là. Sans doute est-ce précisément parce qu'on trouve plus facilement l'absolution à simplement s'émouvoir pour le récit chinois sans chercher à voir au-delà. Ce qui, somme toute, est une bien maigre consolation pour tous ceux que notre confort maintient dans la misère.
Bien faire, mode d'emploi
En somme, ces enjeux ne se résoudront pas à coups de bons sentiments. De fait, Apple doit faire avec cette donne, et ne se contente pas d'être mise sur le fait accompli : la firme de Cupertino a mis sur pied une charte auprès de ses fournisseurs à partir de 2005, soit dès que sa production a connu un poids suffisamment significatif pour se permettre d'imposer ses règles. Si la quasi-totalité des appareils technologiques est construite en Chine, Apple a eu a cœur d'être la plus irréprochable de toutes les sociétés technologiques. C'est la seule à soumettre ses fournisseurs à un audit indépendant.
Étonnamment, la pression médiatique augmente à la mesure de celle qu'Apple exerce sur ses fournisseurs pour occidentaliser les conditions de travail de leurs ouvriers. Pour autant, elle fait au moins aussi bien que toutes les autres entreprises du secteur, qui, elles, ont droit à une paix royale sur ces questions. On met en avant le salaire indigent des ouvriers, en occultant qu'ils n'en sont pas moins les mieux payés du pays. À tout prendre, les Chinois seraient-ils mieux lotis si Apple produisait en Amérique ? C'est là où les accusations montrent leurs limites : on ne peut d'un côté prendre fait et cause pour les ouvriers chinois si c'est pour de l'autre appeler à leur ruine.
Certes, tant que les ouvriers chinois auront à vivre dans des dortoirs anonymes et à vivre en deçà de ce qui est considéré sous nos latitudes comme le seuil de pauvreté, Apple pourra faire mieux. De toute évidence, la concurrence induit une forme de violence dont les salariés sont souvent les premières victimes, particulièrement dans les pays qui ne les protègent pas. Et Apple est réputée pour être une négociatrice très agressive avec ses partenaires. Du pragmatisme au cynisme, il n'y a parfois qu'un pas : Jennifer Rigoni, qui fut en charge des achats internationaux chez Apple jusqu'en 2010, a déclaré au New York Times : « Ils ont pu engager 3000 personnes du jour au lendemain. Quelle usine américaine pourrait trouver 3000 personnes en 24 heures et les convaincre de vivre dans des dortoirs ? ». Jennifer Rigoni elle-même accepterait-elle les conditions qu'elle a pu demander à d'autres sans sourciller ? Probablement pas. Ces considérations éthiques peuvent-elles être d'une grande consolation quand la concurrence n'en fera pas plus grand cas ? Probablement pas.
Au milieu des admonestations, est-il seulement quelque chose qu'Apple puisse faire pour être jugée irréprochable, et si oui, que pourrait-ce donc être ? Et si demain Apple, dans un excès de générosité, devait bâtir de riants villages occidentaux aux alentours des usines pour y déménager les familles des ouvriers de Foxconn, les payer à hauteur d'un ouvrier qualifié occidental, et répercuter jusqu'en haut de la hiérarchie ce nouveau barème que faire des émeutes et du déséquilibre économique qui en serait immanquablement le résultat ? Ces questions sont complexes et méritent mieux que des réponses simplistes, aussi bien intentionnées soient-elles. Le coût de la vie n'est pas le même en Chine et aux États-Unis.
On peut se lamenter du sort des ouvriers chinois, mais ce serait faire preuve d'un paternalisme déplacé : si Foxconn n'a aucun mal à se fournir en main d'œuvre en dépit des conditions que l'on juge ici déplorables, c'est bien parce que les postes qu'elle propose sont enviés. La « vague » de suicides qui a tant défrayé la chronique occidentale n'en était pas une : le taux de suicide parmi les ouvriers de Foxconn est singulièrement inférieur à celui observé partout ailleurs. S'il devait être un indice de quoi que ce soit, ce serait du bon moral des ouvriers chinois. Autre signe de l'attractivité des usines chinoises : les mineurs qu'il arrive encore de trouver lors des inspections. Comment traiter dignement ces enfants qui se présentent spontanément pour trouver du travail et subvenir aux besoins de leurs familles, et trompent parfois la vigilance des recruteurs ? S'il est question de les protéger, ce qui est somme toute bien normal, les renvoyer à l'école ne les fera pas pour autant manger à leur faim. Entre pragmatisme et principes, le fragile équilibre est parfois bien cruel.
Si ces emplois sont si recherchés en dépit de tout, n'est-ce pas un effet manifeste de la pauvreté ambiante ? Sans doute. Mais on ne résoudra pas la pauvreté à coups d'idées toutes faites. D'année en année, les conditions de travail des ouvriers s'améliorent, sous la pression d'Apple. Le salaire des ouvriers a doublé en trois ans (lire Foxconn augmente ses ouvriers). À ce rythme, il devrait rapidement rejoindre le montant du RSA français si les augmentations se poursuivent. Peut-être est-ce là la voie la plus raisonnable, mais en tout état de cause, contrairement aux films hollywoodiens, il n'y a pas de solution simple et universelle.
Résumer l'équation économique de l'iPad à la seule aliénation des ouvriers chinois n'est en soi-même qu'un portrait très parcellaire, s'il est question de faire le bilan éthique de l'opération. Il y a 20 ans, la moindre machine, infiniment plus compliquée, plus chère, et moins puissante, se réservait à une élite, alors que l'iPad met aujourd'hui les formidables moyens de l'informatique en matière de culture et de savoir à la portée de foyers autrement plus modestes.
Il ne s'agit pas que de jouer à Angry Birds en HD : l'iPad est utilisé dans les hôpitaux ou dans les écoles. La désintermédiation réalisée par Internet a permis de réduire nombre de coûts et de multiplier la productivité. Qui sait où demain ces tablettes permettront à l'humanité d'aller ? On pourrait à vrai dire se poser les mêmes cas de conscience au sujet de l'industrie textile, beaucoup moins regardante encore sur les conditions de travail des ouvriers, et au final souvent bien plus superficielle que la technologie. Mais la question semble entendue pour le grand public : il n'y a plus même lieu de sourciller puisqu'il n'y a plus d'autre choix possible.
N'oublions pas que la Chine est appelée à prendre la place des États-Unis sur la scène internationale : toutes les projections le démontrent, elle n'est qu'à quelques encablures de devenir à terme la première puissance mondiale, et elle se montre de plus en plus impatiente de prendre la place qui lui revient de droit. Les conditions de travail des ouvriers chinois, à leur mesure, participent de cette montée en puissance de la Chine, qui multiplie ses investissements à l'international, parfois à fond perdu. Dans des temps économiques troublés, où les pôles d'influence sont en passe d'être bouleversés, sans doute vaut-il mieux se tourner vers certains experts qu'on entend trop peu, et qui ont pourtant tant à dire, que de résumer des enjeux aussi complexes de manière binaire.
Mais pour le meilleur et pour le pire, la situation exceptionnelle d'Apple en fait de facto un symbole de toutes les causes. La société gagne énormément d'argent, elle bénéficie d'une aura et d'une influence sur l'industrie plus inévitable encore que lorsque la concurrence se contentait de singer le bleu transparent de ses premiers iMac, pourtant autrement plus confidentiels alors que les iPhone d'aujourd'hui.
Le moindre de ses mouvements est scruté et décortiqué en tout sens, et la gourmandise du public en fait régulièrement un sujet privilégié dans les médias. Certains ont su en tirer leur parti, quitte à forcer le trait : Greenpeace, Consumer Report, Mike Daisey et bien d'autres s'en sont servi pour faire parler d'eux.
On ne manque jamais de reproches à faire à Apple, souvent plus motivés par l'attention que cela génère que par des faits concrets, mais de tous, celui de sa main d'œuvre est sans doute le plus gênant, si ce n'est le plus valide. Apple se doit d'être exemplaire, si ce n'est pour sa responsabilité en qualité de l'une des plus grosses entreprises du monde, au moins pour les critiques qui ne manqueront jamais de pleuvoir pour peu qu'elle y prête le dos.