Mike Daisey
« Quel âge as-tu ? "J'ai treize ans", me répond-elle. Treize ? C'est jeune. Est-il difficile d'être embauché par Foxconn lorsque tu — et elle dit "oh, non." Tous ses amis acquiescent, ils ne vérifient pas vraiment l'âge. Je vous le dis… pendant les deux premières heures du premier jour que j'ai passé devant les grilles [de Foxconn], j'ai rencontré des ouvriers de 14, 13, 12 ans. Pensez-vous vraiment qu'Apple ne le sait pas ? » Cet extrait du monologue de Mike Daisey, The Agony and the Ecstasy of Steve Jobs, a participé à la prise de conscience des conditions de travail dans les usines chinoises de Foxconn. À ceci près qu'il a été entièrement inventé. C'est le scandale qui agite depuis quelques jours la médiasphère Apple.
Monologue et mensonge
Mike Daisey est un spécialiste du monologue : sur scène, assis derrière sa table sur laquelle sont posées quelques notes guidant sa performance, il a notamment disséqué le fonctionnement de Wal-Mart, analysé l'évolution de la démocratie américaine après les attentats du 11 septembre ou encore disserté sur les personnalités de Bill Gates et Ron Hubbard. Créé début 2011, The Agony and the Ecstasy of Steve Jobs, qui reprend cette formule, alterne des parties revenant sur l'histoire de la fondation d'Apple et des parties sur les conditions de production des appareils de la firme de Cupertino. Son fil rouge est la double dichotomie d'Apple, Steve Jobs / Steve Wozniak, image cool / conditions de production.
Cette pièce a marqué par l'expérience de Daisey, homme incarnant son texte sur scène et dans tous les médias l'ayant relayé. Amateur de technologie ayant voyagé en Chine pour les besoins de son œuvre, il a notamment touché Steve Wozniak : « je ne serai plus jamais le même après avoir vu ce spectacle. […] Mike vit la douleur au lieu de la décrire. » (lire : La pièce de théâtre qui secoue la Silicon Valley).
Showman et communicateur de talent, Daisey a su mettre en lumière les conditions exécrables de production des appareils électroniques dans les usines Foxconn de Shenzhen. Problème : de la même manière que ses chapitres historiques sur Apple sont criblés d'erreurs factuelles, ses chapitres chinois sont entachés d'approximations qui dépassent le cadre de la simple licence artistique.
La supercherie a été révélée par Rob Schmitz, correspondant en Chine de Marketplace, une émission de l'American Public Media. Le passage de Mike Daisey à This American Life, émission d'un autre média public, Public Radio International, lui a mis la puce à l'oreille : trop de détails divergeaient largement avec sa propre expérience quotidienne sur le terrain, lui qui est un spécialiste des questions économiques en Chine.
Avec une simple recherche Google, il a retrouvé l'interprète de Daisey en Chine, Li Guifen, connue dans les pays occidentaux sous le nom de Cathy Lee. À toutes les questions demandant si Daisey a bel et bien vu ce qu'il décrit dans sa pièce, la réponse, qui tombe comme un couperet, est toujours la même : « non. » Non, Daisey n'a pas vu d'ouvriers mineurs. Non, il n'a pas vu de gardes armés devant les usines de Foxconn. Non, il n'a pas parlé à des dizaines et des dizaines d'ouvriers, notamment ceux qui ont été empoisonnés au n-hexane. Non, il n'a pas fait découvrir l'iPad à cet homme à la main broyée.
Cathy Lee
Oui, Mike Daisey a fabriqué son histoire. Lors d'un épisode spécial de This American Life auquel a participé Rob Schmidt, l'auteur-interprète avoue, à reculons.
Rob Schmitz : Cathy dit que vous n'avez pas discuté avec les ouvriers qui ont été empoisonnés au n-hexane.
Mike Daisey : C'est exact.
RS : Donc vous avez menti à ce sujet ? Ce n'est pas ce que vous avez vu ?
MD : Je ne le dirais pas comme ça.
RS : Comment le diriez-vous ?
MD : Je dirais que je voulais raconter une histoire qui décrivait mon voyage dans son ensemble.
Ira Glass [NdR : le présentateur de This American Life] : Avez-vous rencontré des ouvriers ? Ou vous êtes-vous contenté de lire à ce sujet ?
MD : J'ai rencontré des ouvriers à, hum, Hong Kong, qui se rendaient aux manifestations contre Apple. Ils n'ont pas été empoisonnés au n-hexane mais connaissaient des personnes qui l'ont été, et c'était un sujet de conversation constant parmi les ouvriers.
IG : Donc vous n'avez pas rencontré d'ouvriers ayant été empoisonnés au n-hexane.
MD : C'est exact.
Fabuliste et affabulateur
Mike Daisey se réfugie derrière son statut : il n'est pas journaliste, mais au mieux fabuliste : « je ne vais pas dire que je n'ai pas pris quelques raccourcis afin d'être entendu. Mais j'assume mon travail. Mon erreur, l'erreur que je regrette amèrement, c'est de l'avoir présenté comme du journalisme dans votre émission. Et ce n'est pas du journalisme. C'est du théâtre. » Une excuse qui ne tient pas : depuis des mois, Daisey raconte à qui veut l'entendre qu'il a vu de ses yeux vu tout ce qu'il narre dans sa pièce, à la télévision, à la radio, dans la presse. L'ajout récent d'un prologue contextuel à sa pièce ne fait que révéler sa contradiction : son public ne vient pas se divertir avec une œuvre de fiction, il vient participer à une histoire en mouvement, une histoire vraie.
Fabuliste, Daisey l'est sans aucun doute, et un excellent en plus. Avec cette pièce cependant, il devient affabulateur, un comble pour quelqu'un qui a écrit un monologue sur le mensonge. Dans Truth, Daisey confessait déjà, en 2006, avoir fabriqué de toutes pièces une histoire pour franchir le quatrième mur. « Après avoir raconté ce mensonge encore et encore, il est devenu une partie intégrante de la pièce, au point qu'il était impossible de l'en supprimer, ou au moins de le distinguer de ce qu'il s'était réellement passé. », explique le critique Jason Zinoman. « Mentir est-il acceptable lorsque le mensonge est au service d'une vérité plus grande ? Que signifie la vérité dans le contexte de l'art ? »
On laissera ces questions philosophiques en suspens, tout en remarquant qu'elles ne s'appliquent pas au journalisme, censé ne s'intéresser qu'à la vérité. Le succès médiatique de Daisey met néanmoins en lumière l'échec du croisement des sources chez Public Radio International : l'auteur leur a certes menti sur l'identité de son interprète, censée être « injoignable » au moment de l'enregistrement de l'émission, mais son nom était clairement indiqué dans la transcription de la pièce. Une simple recherche Google aurait permis de la retrouver et d'effectuer le travail de vérification — et de déminage — qu'a mené Rob Schmitz. Paradoxalement, cet échec ne fait que magnifier le génie de la narration de Daisey : son histoire était trop belle, trop bien écrite, trop bien formatée, pour ne pas être adoptée par les médias.
Journalisme et sensationnalisme
Décrire la situation des ouvriers de Foxconn à Shenzhen et à Chengdu n'est pas chose aisée : tantôt Fort Knox tantôt nouveaux corons, les usines du géant chinois accueillent des ouvriers soumis à l'ordinaire universellement abrutissant de la production en chaîne, qui se suicident parfois, mais sont aussi mieux payés que la moyenne des ouvriers chinois. Un ensemble de paradoxes particulièrement difficile à résumer sans le simplifier à l'extrême (« les usines, ce n’est drôle nulle part ») ou le complexifier inutilement (« c'est un scandale du néocolonialisme »). Daisey a servi son histoire sur un plateau d'argent à des médias en mal d'explications. Foxconn a déclaré (à propos de cette affaire et non des conditions de travail) : « Cela a causé un grand tort à l'image de l'entreprise. Le fait est que les médias n'auraient pas dû citer ce programme sans nous demander auparavant des confirmations. Nous n'allons pas intenter une action en justice… Nous espérons que rien de semblable ne se reproduira à nouveau. »
Daisey a menti sur son expérience, mais les faits sont là : des gardes de Foxconn ont tabassé un journaliste un peu trop curieux ; plusieurs ouvriers ont été empoisonnés au n-hexane, mais c'était chez Wintek ; trop de suicides ont eu lieu au même endroit et au même moment pour n'être qu'une anomalie statistique ; certains fournisseurs ont la mauvaise habitude d'employer quelques mineurs. En mettant des mots simples sur cette réalité, avec un ton et un visage à la fois bonhomme et autoritaire, en simplifiant à grands traits la situation avec un axe très directif, Daisey a permis au plus grand nombre d'assimiler ces concepts et de comprendre la situation. The Agony and the Ecstasy of Steve Jobs a l'entrain des contes et le moralisme des fables, et c'est ce qui le rend paradoxalement indispensable.
Sa pièce a logiquement eu un impact majeur, bien qu'elle soit fondée sur un ensemble de mensonges. Elle a provoqué une série d'articles des plus grands quotidiens du monde, dont le New York Times ; elle a justifié l'envoi de nombreux journalistes spécialisés à Shenzhen, et a forcé Foxconn à ouvrir pour la première fois ses portes ; mieux encore, elle a motivé Apple à aller encore plus loin dans son effort de transparence en matière de sous-traitance. En lieu et place d'un rapport annuel sur la responsabilité sociale de ses fournisseurs, la firme de Cupertino fournit désormais un rapport mensuel avec des données détaillées, permettant aux associations — dont celles avec lesquelles elle a décidé de collaborer — de quantifier les progrès en matière de respect des droits des travailleurs. C'est peut-être cet impact qui rend d'autant plus choquante la vérité sur le « travail » de Daisey, car il fait courir le risque que ces efforts soient aujourd'hui relâchés, et que la perception de Foxconn s'éloigne à nouveau de la réalité.
Il n'a pas rencontré d'ouvriers mineurs, qui sont de plus en plus rares. Mais il a peut-être rencontré ces jeunes adultes venus de la campagne à la recherche d'un emploi bien payé, mais physiquement et mentalement éprouvant, au point que certains n'aient plus la force que de se jeter d'une fenêtre. Mike Daisey n'avait pas besoin de raconter des histoires : la simple vérité est suffisamment intolérable pour marquer. Ces mensonges ne révèlent finalement que notre cynisme : si les salariés de Foxconn sont de simples ouvriers, acheter nos produits électroniques n'est pas un crime. Il fallait les transformer en esclaves modernes pour éveiller une conscience collective enfouie sous des couches de bien-pensance occidentale.
Aller plus loin :
- Le texte intégral d'The Agony and the Ecstasy of Steve Jobs est disponible librement en ligne ;
- Mike Daisey : « Statement on TAL » ;
- Jason Zinoman, « Telling Tales About the Past, and Maybe Fudging Facts », New York Times, 11 oct. 2006 (via) ;
- L'épisode 460 de This American Life, contenant la rétractation de Mike Daisey ;
- Tim Culpan, « Now Can We Start Talking About the Real Foxconn? », Bloomberg, 20 mar. 2012, sur les conditions de travail chez Foxconn.