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La rumeur d'une télé selon Apple, à demi confirmée par Steve Jobs en personne, ne cesse de faire parler d'elle. Les planètes s'aligneront-elles pour un nouveau coup de semonce à la mode de Cupertino ?
Une forteresse imprenable
Jusqu'ici la télévision en tant que telle restait sous la férule des câblo-opérateurs : véritables cerbères de l'accès aux contenus, ceux-ci ne comptent pas se laisser désintermédier facilement, et Apple a eu fort à faire pour que son Apple TV payante puisse trôner aux côtés des set-top boxes gratuites et livrées par les câblo-opérateurs, ce qui lui a valu son statut de "hobby".
Lors de la conférence D8 de 2010, Steve Jobs faisait ce diagnostic : « Le problème de l'innovation dans le marché de la télévision, c'est la stratégie de la mise sur le marché. Fondamentalement, l'industrie de la télévision a un modèle économique subventionné, qui donne à chacun un décodeur gratuit, ou pour 10 $ par mois, et en somme cela annihile toute possibilité d'innover, parce que personne ne voudra acheter une set-top box… Demandez à TiVo, demandez à ReplayTV, à Rokku, à Voodoo, à nous, à Google dans quelques mois… Sony et Panasonic ont également essayé, parmi beaucoup d'autres, tous ont échoué. Tout ce que vous pouvez faire, c'est ajouter une boîte sur votre système de télé. Vous pouvez vous dire "Ma télé a tous ces ports HDMI, dont un pour le décodeur, je n'ai qu'à ajouter une petite boîte de plus". Vous ne finissez qu'avec une table recouverte de télécommandes, un tas de boîtes, de différentes interfaces, et c'est la situation où nous nous trouvons aujourd'hui. La seule manière de changer tout ça, c'est de pouvoir retourner à la case départ, démanteler le décodeur, le concevoir de zéro, avec une interface cohérente, à travers toutes ces différentes fonctions, et le proposer aux consommateurs d'une façon pour laquelle ils seront prêts à payer. Et actuellement, il n'y a aucun moyen d'y parvenir. Donc c'est là le problème du marché de la télé. »
Apple pourrait-elle reproduire ce qu'elle a fait avec l'iPhone en signant des accords avec les câblo-opérateurs ? Jobs répond avec une élégante pirouette qu'il n'y a pas de câblo-opérateur national, et que les régulations internationales en font un marché extrêmement balkanisé.
En réalité, les câblo-opérateurs voient d'un assez mauvais œil qu'Apple vienne empiéter sur leurs plates-bandes, et n'ont vraisemblablement aucune intention de laisser le loup entrer dans la bergerie. S'il fallait une preuve pour s'en convaincre, le seul rachat de NBC par Comcast a quelque peu remis en question les accords entre la chaîne et Apple.
Évolution de la chaîne des droits
De fait, avec la vente d'émissions et de séries sur l'iTunes Store, Apple a d'ores et déjà bousculé l'ordre établi. La chaîne des droits a subi quelques aménagements depuis, l'iTunes Store n'utilisant que la domiciliation des cartes bancaires : les accords de licence, d'ordinaire territoriaux, permettent cependant la vente à l'étranger d'une œuvre réservée au marché français, du jamais vu dans le domaine. D'autre part, alors qu'Apple traitait initialement avec le distributeur local d'une œuvre pour sa vente sur l'iTunes Store correspondant, elle a fait en sorte depuis de signer avec les producteurs originaux pour effectuer elle-même la distribution à l'étranger.
La chose a été d'autant plus facile à mettre en œuvre que les séries américaines ne sont financées qu'en minorité par les networks américains, la vente des droits à l'étranger et le marché de la vidéo venant finir de rentabiliser leur production. Ce modèle économique offre aux producteurs plus de latitudes pour la commercialisation de leurs œuvres.
Les chaînes de télévision elles-mêmes ont pris la mesure des apports d'Internet en multipliant les services de rattrapage, qui permettent souvent de fidéliser un public plutôt que de le détourner du poste de télévision. Mieux encore, avec le net en soutien de la diffusion, les téléspectateurs ont moins à craindre d'une interruption abrupte de la diffusion d'une série pour cause de mauvais résultats d'audience, puisque la fin de leur série pourra être diffusée sur le site de la chaîne. Et à l'inverse, lorsque des producteurs veulent promouvoir une série en difficulté, ils peuvent la diffuser sur Internet pour séduire un plus large public (ce fut le cas il y a peu pour la série Pan Am, dont la saison 1 a été distribuée gratuitement sur l'iTunes Store américain). Reste que ces services ne sont pas toujours présentés de la manière la plus intuitive.
Naturellement, toutes ces nouvelles exploitations doivent donner lieu à des accords de licence qui n'existaient pas auparavant, cependant ces évolutions permettent d'en voir d'autres se profiler. La bataille sur les droits de retransmissions de rencontres sportives s'est internationalisée (Al Jazeerah a raflé l'un des lots de la ligue des champions au nez et à la barbe de Canal Plus), et la BBC a ouvert son iPlayer hors des frontières britanniques.
De nouveaux services comme Hulu et Netflix proposent la consultation de vidéos à volonté, et en France CanalPlay Infinity offre un service illimité pour un abonnement mensuel de 10 euros.
Mais en dehors de l'abonnement, il reste encore à trouver des modèles économiques rentables : aucun service de diffusion de contenu en ligne n'a à ce jour trouvé la rentabilité par le seul financement de la publicité. Et qui plus est, si Internet permet d'envisager une diffusion dans le monde entier, outre le problème de la territorialité des droits de diffusion, il faut pouvoir proposer des publicités qui s'adressent aux publics de chaque pays. La télévision de rattrapage n'a de sens pour les chaînes que dans une optique globale prenant en compte leur activité principale.
De nouveaux outils changent le paysage audiovisuel
En France, les réseaux de diffusion se sont avérés particulièrement coûteux pour les chaînes de télévision, notamment à cause du manque de concurrence : avec seul TDF pour le hertzien, Canal Satellite pour le satellite, et Numéricâble pour le câble, difficile de négocier une meilleure offre tarifaire. C'est avec le développement des offres triple play que le marché a connu un premier boum, permettant la naissance de chaînes dont le financement aurait autrefois été impensable, suivi par l'arrivée de la TNT.
Précisément, le développement du haut débit permet la diffusion des chaînes en direct à un coût infiniment moins élevé : Internet permet la diffusion de vidéo dans le monde entier sans que la distance n'augmente les coûts. Impensable avec les réseaux historiques. Mais c'est avec iOS et le développement par Apple du HTTP Live Streaming (lire La diffusion de vidéo en ligne arrive à maturité), que les chaînes de télévision ont eu un nouveau canal de diffusion tout trouvé.
En effet, une part de plus en plus importante de chaînes propose ses programmes sur iOS, en direct comme en rattrapage, que ce soit gratuitement ou par abonnement. En somme voilà un moyen idéal pour s'émanciper des câblo-opérateurs et contourner leurs fourches caudines.
It's the content, stupid
Si Google a été la première à dégainer pour mettre le pied directement dans le poste de télévision, l'initiative aura été jusqu'ici un cuisant échec, attirant l'hostilité des chaînes de télévision qui se refusaient à voir Google apposer sa publicité par-dessus leurs contenus. Les télévisions connectées ont eu beau envahir le CES de l'année dernière, la mayonnaise n'a jusqu'ici pas pris.
Dans toutes ses initiatives touchant de près ou de loin aux médias, Apple a toujours eu à cœur d'agir avec l'assentiment des ayants droit (quitte à se livrer parfois à de véritables bras de fer). On a vu cette différence de culture s'illustrer encore il y a peu avec iTunes Match, Apple étant le seul fournisseur de ce type de solution à avoir préalablement signé un accord avec les maisons de disque, ce qui lui a permis d'offrir une solution autrement plus élégante (évitant notamment le téléversement inutile de données dont elle dispose déjà sur ses serveurs).
Si Apple reproduisait la même recette avec la télévision, tout le monde y gagnerait : les chaînes auraient un contrôle absolu sur la diffusion de leurs contenus et ne seraient plus soumises aux contraintes d'un réseau de diffusion dont elles dépendaient jusqu'ici. Le bras de fer entre LCI (groupe TF1) et CanalSat (groupe Canal Plus) en a été l'une des illustration cette année, CanalSat exigeant une forte baisse de prix pour le contrat d'exclusivité des chaînes de TF1, qui de son côté a tenté de mettre LCI sur la TNT gratuite.
Les téléspectateurs quant à eux bénéficieraient de nouveaux services et de nouveaux modes de consommation des images, et Apple serait l'intermédiaire unique entre les deux, en faisant des bénéfices sur la vente de matériel comme elle l'a toujours fait.
« I finally cracked it »
La biographie de Steve Jobs relate son "euréka" sur la télévision : il aurait donc fini par réussir à résoudre le problème épineux de la commercialisation qui lui causait tant de tracas. Difficile de ne pas y voir une suite naturelle de l'investissement des chaînes sur iOS (lire : Le projet de TV Apple iCloud de Steve Jobs).
Si Apple parvenait à proposer un téléviseur dont l'utilisation serait aussi radicalement différente que l'a été l'iPhone en son temps, elle pourrait s'en tirer sans même avoir le moindre accord à signer avec les réseaux de diffusion : tout pourrait passer par Internet, avec chaque chaîne proposant son "app" dédiée. La chose ne sera cependant pas gagnée d'avance : le taux de renouvellement du parc est autrement plus lent pour le marché de la télévision que pour les smartphones ou les ordinateurs, et il faudra que la télé d'Apple suscite assez d'enthousiasme pour justifier un renouvellement anticipé et ainsi espérer développer une plateforme solide et un public potentiel assez large.
Et il y aurait de quoi proposer quelque chose de radicalement différent à peu de frais. Pour peu que les chaînes augmentent la taille du cache côté serveur, qui à l'heure actuelle court sur quelques minutes en général, il serait possible de reprendre n'importe quelle émission en cours depuis son début sans même avoir besoin de programmer quoi que ce soit pour l'utilisateur final. Une centralisation des émissions de rattrapage de toutes les chaînes, couplée à un système de listes de lecture intelligentes comme dans iTunes, permettrait à chaque téléspectateur de réaliser sa chaîne idéale. Plus même besoin de multiplier les boîtiers et les fils, entre l'interface WiFi du téléviseur, et les services en ligne qui pourront s'interfacer naturellement, le jonglage entre les télécommandes pourra appartenir au passé. Même les consoles de jeu sont susceptibles de disparaître avec le cloud computing : un service comme OnLive sera susceptible d'être proposé sur la télé d'Apple sans le moindre tracas pour l'utilisateur final. On peut facilement imaginer une architecture ouverte permettant à une kyrielle de services de s'imbriquer dans le portail d'Apple — il paraît vraisemblable, pour diverses raisons, qu'Apple n'exerce pas un contrôle éditorial aussi ténu que sur l'App Store, elle fait d'ailleurs preuve de beaucoup plus de souplesse sur les films, la musique, les livres, et… les séries télé.
Reste à voir dans quelle interface enrober tout cela. De toute évidence, si Apple veut pouvoir proposer une expérience interactive riche permettant d'utiliser des applications (et d'inventer de nouveaux modes d'utilisation), il lui faudra proposer mieux que la télécommande, et l'écran multitouch ne semble pas plus une option depuis le fond de son canapé. Mais entre Siri, les différents brevets d'interface naturelle pour la télévision dont Apple dispose, la synergie potentielle avec les autres appareils iOS, l'expérience de l'iTunes Store, et le savoir-faire de la firme à la pomme, elle dispose largement de quoi nous étonner. N'oublions pas également que Microsoft est déjà sur les rangs avec le couple Xbox 360 et Kinect, qui offrent des services de télévision connectée, avec une interface novatrice.
Bien sûr, l'accès au haut débit est encore loin d'être universel : les chaînes ne diffusent leurs programmes sur iOS qu'en 640x360, en deçà de la définition standard pour le NTSC (640x480), et donc encore loin de la HD. Mais le déploiement de la 4G LTE, en tant que nouveau réseau haut débit national en plus de l'ADSL et de la fibre optique, devrait réduire les zones blanches.
Il faut d'ailleurs souligner les couacs répétés de l'état français sur sa gestion de son patrimoine immatériel : des promesses de "chaînes compensatoires" sur la TNT pour les chaînes historiques, le passage du MPEG2 au MPEG4 qui a laissé pour compte les premiers acheteurs de décodeurs pour les chaînes payantes, et une mise aux enchères de fréquences 4G qui poseront des problèmes d'interférence avec la TNT.
Cela fait en somme beaucoup de conjectures, et autant de raisons qui pourraient dissuader Apple de se lancer : entre le travail en laboratoire et la mise sur le marché d'un nouveau produit, il y a de nombreuses étapes à franchir. Tout au plus sait-on qu'Apple planche sur la question, et rien ne dit qu'elle y apportera prochainement une nouvelle réponse. Cependant, le contexte semble favorable pour qu'elle joue une carte décisive, et à en juger de l'état des solutions actuelles, elle a des chances de proposer des changements radicaux.