C'est bien connu, l'union fait la force. De la même manière que le ralliement des fabricants de PC derrière l'étendard Windows a assuré à cette plateforme son hégémonie sur toute l'informatique, beaucoup ont prédit que le scénario se reproduirait avec Android et l'iPhone. De fait, la part de marché d'Android a dépassé celle de l'iPhone. Mais se limiter à ces seuls pourcentages ne donnerait qu'une image très parcellaire du paysage, car la donne est en réalité bien différente de celle qui oppose OS X à Windows.
La part de marché, une donnée insuffisante
Indubitablement, la grande gagnante de la guerre Mac-PC fut Microsoft. Du point de vue des fabricants, en revanche, le bilan est un peu plus mitigé. Les constructeurs de PC ont en effet été terriblement dépendants de Microsoft, et puisqu'ils n'étaient pas en mesure de se différencier au niveau du système d'exploitation, ni de son intégration avec leur matériel, ils se sont lancés dans une guerre des prix qui les a laissés exsangues.
Moralité, en 2010 le Mac tenait 7 % de part de marché, mais 35 % des bénéfices bruts de l'industrie. À choisir, la position d'Apple sur le marché des ordinateurs est donc bien plus enviable que celle de HP, pourtant numéro un mondial en unités vendues. À y regarder de plus près, ce haut du podium tient plus de la distinction honorifique que d'une réelle performance, en réalité il s'agit d'une bien maigre consolation si l'objectif est de gagner le plus d'argent possible. La part de marché ne permet de dominer financièrement que si les volumes de vente compensent la faible marge, et c'est un savant équilibre à atteindre sachant que de plus faibles marges peuvent contribuer à un plus grand volume (sans pour autant le garantir).
De fait, si Microsoft a si bien su tirer son épingle du jeu, c'est fort de la part de marché de la plateforme Windows, et d'une particularité propre aux œuvres de l'esprit concernant la marge bénéficiaire : leurs coûts de production sont fixes, contrairement au matériel. Une fois le logiciel développé, il ne suffit plus que d'en vendre un certain nombre d'exemplaires pour atteindre l'équilibre, toutes les ventes ultérieures augmentant inexorablement la marge bénéficiaire (avec son corollaire qui permet également de réaliser une marge négative en cas d'échec commercial). Assez ironiquement, Microsoft a martelé son concept de la « taxe Apple » alors même que sa marge sur Windows est de… 85 %.
On le sait, le modèle économique d'Android n'a rien de commun avec celui de Windows, puisque l'OS mobile de Google est libre et gratuit. La firme de Mountain View compte rentabiliser le coût du développement d'Android sur l'affichage de publicités qu'elle pourra effectuer au travers de ses services, pour peu que ses partenaires les conservent dans la version d'Android livrée avec leurs smartphones. Mais en dépit de la part de marché supérieure d'Android, Google gagne malgré tout plus d'argent avec iOS, puisque de son propre aveu les deux tiers des requêtes mobiles qu'elle traite proviennent de l'OS d'Apple.
Du point de vue des fabricants, le contraste est encore plus marqué : à elle seule Apple s'arroge 52 % des bénéfices de l'industrie mobile, tous constructeurs et tous types de téléphones confondus, alors que Nokia écoule bien plus d'appareils qu'elle.
En somme, lorsque seule Microsoft tirait une domination financière de la part de marché de Windows, dans le monde mobile la domination du marché par Android ne fait guère figure que de médaille en chocolat : ni Google ni les fabricants n'en sont mieux lotis pour autant.
Influence et autonomie
Mais au-delà de la seule donnée économique, la part de marché reste malgré tout un élément crucial lorsqu'il est question de plateforme : elle lui garantit une pérennité et un écosystème. Plus une plateforme donnée séduira d'utilisateurs, plus elle sera susceptible d'attirer des développeurs qui pourront tirer parti de ce vivier, induisant un cercle vertueux puisqu'en retour, un plus grand nombre d'applications attirera plus d'utilisateurs. À leur tour, les investissements des utilisateurs dans une plateforme, en achetant des logiciels, les rendent moins susceptibles de changer de crémerie, et permettent de constituer un marché captif : c'est le puissant levier sur lequel Windows a pu assoir son hégémonie.
Mais en l'espèce, la fameuse fragmentation, tant logicielle que matérielle, de la plateforme Android vient contrecarrer ces axiomes : il n'y a pas qu'une seule plateforme Android.
Les différentes formes de téléphones (rapport, taille et définition de l'écran, clavier physique ou non, capacités graphiques, etc) et les diverses versions d'Android actuellement dans la nature viennent totalement diluer la plateforme, qui bien loin de simplifier le travail des développeurs en leur permettant avec un seul développement de s'adresser à une population homogène, rendent au contraire leur tâche bien plus ardue. Il leur faut faire le choix du plus petit dénominateur commun, ou de limiter la compatibilité à un nombre restreint d'appareils.
Si on peut faire les mêmes observations du point de vue matériel concernant les différentes générations d'iPhone, d'iPod touch et d'iPad, les variations restent malgré tout moins drastiques que sur Android. Mais c'est bien au niveau logiciel que la différence devient flagrante : les fabricants n'ayant guère d'intérêt à investir pour proposer les mises à jour d'Android à leurs clients, nombre d'appareils restent désespérément en retard sur le planning, alors même que l'iPhone 3GS, pourtant vieux de deux ans et demi, fonctionne sans problème sur la dernière version d'iOS et permet aux développeurs de tirer parti de ses dernières API.
Michael DeGusta en a fait un récapitulatif éloquent dans le tableau suivant : alors que chacun des modèles d'iPhone permettait d'exploiter la dernière version d'iOS en vigueur 3 ans après sa mise sur le marché, certains smartphones sont mis en vente avec pas moins de deux versions de retard sur Android, d'autres n'ont pas bénéficié de la moindre mise à jour, et aucun des 18 smartphones recensés n'a été à jour sur l'intégralité de la période observée.
Pire encore, la nature libre d'Android finit par se retourner contre Google, puisque des constructeurs comme Amazon en tirent leur propre parti non seulement sans intégrer les outils de Google, mais même en diluant un peu plus la plateforme Android pour en faire une version autonome, jusque dans son App Store. Ça n'est manifestement pas un hasard si Google ne s'est jamais publiquement félicité de l'arrivée du Kindle Fire, ni de l'utilisation d'Android par un grand nom tel qu'Amazon, alors même que ce pourrait être un exemple éloquent des avantages du logiciel libre. Pour permettre aux clients du Fire de venir chercher des apps sur l'Android Market, c'est Google qui a dû faire l'effort d'ouvrir sa boutique à cette nouvelle tablette. Amazon n'ayant lui pas jugé utile de faire cet effort, préférant s'en tenir à son propre store.
Ces fabricants semblent trouver moins de grâce aux yeux de Google, qui n'a pourtant jamais tari d'éloges sur l'ouverture d'Android. Google semble même avoir changé son fusil d'épaule à ce sujet, puisqu'elle a cru bon de ne pas publier le code source de HoneyComb - arguant du fait qu'il s'agissait de le sortir très vite pour répondre à l'iPad - et qu'elle a introduit une hiérarchie de l'accès à Android en fonction de ses partenaires. D'autre part Google resserre un peu plus son contrôle sur Android 4.0, en permettant par exemple aux utilisateurs finaux de supprimer les applications installées par les opérateurs (une tâche autrefois impossible…)
Etant donné le contexte, on peut s'interroger sur la pertinence d'Android pour Google, sachant qu'iOS lui rapporte plus de connexions et lui coûte moins cher en développement, et qu'Android se retourne parfois contre son créateur en étant exploité par des concurrents. Il est d'ailleurs assez surprenant de constater que Microsoft gagne plus d'argent avec Android qu'avec Windows Phone 7 (par le jeu des accords de licence pour prévenir des attaques en justice), et que Google gagne plus d'argent avec iOS qu'avec Android. Il reste cependant un intérêt indéniable pour Google : Android lui garantit une certaine indépendance. Si demain Apple se piquait de supprimer les services de Google installés par défaut dans iOS, cela mettrait Google dans une situation délicate au niveau stratégique s'il n'y avait Android pour se garantir une survie dans le mobile. L'ironie du sort c'est que la concurrence d'Android est précisément ce qui motive Apple à rendre la monnaie de sa pièce à Google : elle investit depuis quelques années dans des services de cartographie qu'on s'attend à voir remplacer Google Maps dans de futures versions d'iOS. Plus récemment, avec Siri, Apple va jusqu'à "désintermédier" la recherche en ligne et attaquer Google sur son cœur de métier, en la plaçant à même hauteur que Yelp, Wolfram Alpha et autres, comme prestataires d'arrière-boutique.
L'ouverture et la gratuité n'avaient à vrai dire pour Google que l'intérêt de rendre caduque le modèle économique de Microsoft dans le mobile : les fabricants de téléphones, échaudés par la dépendance des fabricants d'ordinateurs à Microsoft, y ont vu leur salut. Une fois le marché des systèmes d'exploitation tout acquis à sa cause, Google aura moins d'intérêt à laisser les constructeurs faire ce qu'ils veulent d'Android, à ceci près qu'à son tour, la taxe de Microsoft sur l'exploitation d'Android ne fait que remettre en question sa gratuité. Ces coups de Jarnac successifs ne sont après tout que de bonne guerre.
Le cas d'école des tablettes
Malgré la part de marché supérieure d'Android dans le marché des smartphones, jusqu'ici aucun fabricant n'a pu transformer l'essai dans le domaine des tablettes. Ce marché semble quasi intégralement voué au seul iPad, et toutes les initiatives de concurrence semblent confinées au domaine de l'anecdotique. En dépit de leur renommée, de grands noms de l'informatique tels que HP ou Dell se sont brûlés les ailes sur ce marché. Les nombreuses tablettes Android, en dépit de la prétendue supériorité acquise par le nombre qui vaudrait pour les smartphones, n'arrivent pas à séduire : de l'aveu même d'Andy Rubin, seuls 6 millions de tablettes basées sur Android ont pu trouver acquéreur.
Il faut dire que si l'iPhone n'est arrivé qu'en outsider dans la téléphonie mobile, Apple a créé de toutes pièces le marché des tablettes (en les distinguant des TabletPC), et a bénéficié au lancement de son dernier produit d'un véritable ouragan médiatique, jusqu'ici inédit. Le grand public a donc une bonne perception de l'appareil, et conçoit de manière générale les produits concurrents comme de vagues succédanés. Si le français moyen a déjà entendu parler de l'iPad, les Xoom, Playbook et consorts bénéficient d'une notoriété bien moindre.
Une tablette Android en guise de jouet pour enfants…
Si d'aucuns ont un peu inconsidérément traité l'iPad comme un appareil voué à la seule consommation d'œuvres de l'esprit, il n'en a pas moins d'excellentes aptitudes dans ce domaine, puisqu'il fait partie intégrante des écosystèmes d'Apple, tant sur la musique, que la vidéo, les livres, la presse, et les applications. La concurrence, dans sa précipitation à ne pas laisser les coudées franches à Apple sur ce nouveau créneau, aura trop volontiers négligé cet aspect, livrant des tablettes mal abouties qui ne permettent guère que de consulter le web, le mail, et les quelques applications de l'Android Market qui se vouent à ce nouveau format. Certes, Google œuvre d'arrache-pied à rattraper son retard sur la musique et la vidéo, mais il lui reste encore fort à faire pour être à pied d'égalité.
Mais s'il est un élément qui change particulièrement la donne sur le marché des tablettes relativement à celui des smartphones, c'est bien la moindre présence des opérateurs téléphoniques. Les tablettes, du moins dans leurs modèles WiFi qui représentent l'essentiel des ventes, ne bénéficient pas des mêmes conditions de subvention, ni des abonnements et couvertures réseau qui sont liés aux smartphones. Peut-être faut-il y voir une explication au succès d'Android dans la téléphonie : il était indubitablement plus aisé de faire concurrence à l'iPhone lorsque celui-ci n'était disponible que chez un seul opérateur national, et qu'il n'était pas intégralement subventionné. Apple y a mis bonne mesure depuis, reste à voir si cela suffira à infléchir la domination d'Android.