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Anti-manuel de la méthode Jobs

Arnaud de la Grandière

mercredi 26 octobre 2011 à 15:53 • 82

AAPL

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Si depuis quelques années, divers manuels fleurissent pour reproduire la méthode gagnante de Steve Jobs, ceux-ci occultent son ingrédient essentiel : l'homme lui-même.

Nombre de cassandres ont annoncé la fin d'Apple avec celle de Jobs, tant l'homme et sa société ont pu sembler indissociables, en appuyant leur raisonnement sur les années noires d'Apple en l'absence de Jobs (et en oubliant bien commodément l'énorme différence de contexte). Sans son providentiel visionnaire aux commandes, qui pourra bien aiguillonner les ingénieurs et designers, et les pousser vers l'excellence ? L'erreur serait précisément de chercher à faire du Jobs sans Jobs.

Le dernier mot d'ordre de Steve Jobs pour Apple fut de ne jamais se demander ce qu'il aurait fait, de peur de voir la société verser dans l'immobilisme, intimidée par le spectre de son illustre fondateur, à l'image de ce qui arriva à The Walt Disney Company. Comment Apple peut-elle poursuivre dans sa voie sans la supervision de son visionnaire de fondateur ?

Suivez votre instinct (du moment qu'il est infaillible)

Malgré ce sage conseil, Steve Jobs en donnait un diamétralement opposé à ses auditeurs lors de sa célèbre allocution à Stanford :

Ayez le courage de suivre votre cœur et votre intuition. D'une certaine manière, l'un et l'autre savent déjà ce que vous voulez vraiment être. Tout le reste est secondaire.


Ce conseil n'était en réalité valable que pour lui-même : suivre son intuition, c'est bien beau, encore faut-il qu'elle ne vous trompe pas. Si Apple a connu de formidables succès, c'est parce qu'elle a pris de formidables risques, et si elle a pris ces risques, c'est parce que Steve Jobs avait une profonde conviction dans ses choix, qui se sont souvent avérés gagnants. Et si Jobs a eu plus souvent raison que tort dans ses divers choix, ça n'est malheureusement pas le cas de tout le monde.

Contrairement à la morale disneyenne, ou au rêve américain dont Jobs sera désormais l'une des figures emblématiques, il ne suffit pas d'avoir le cœur pur et de vouloir très fort quelque chose pour que vos souhaits s'accomplissent. Combien d'artistes en herbe se sont vainement acharnés à poursuivre une carrière vouée à l'échec, faute de talent et en dépit de la meilleure volonté du monde ? Si la passion joue pour beaucoup dans la motivation et l'investissement personnel, il faut bien sûr du travail, mais aussi du talent et des compétences, dont Jobs n'était pas dénué.

Il s'est en effet illustré par un formidable instinct et un sens de ce qui fonctionne ou pas. Ce discernement, et la foi qu'il lui accordait, ont été à l'origine de jugements parfois sanglants, séparant le monde entre excellence et médiocrité, qui ont fait sa réputation "d'enfant terrible de la Silicon Valley". Un comportement élitiste qui évoque une arrogance démesurée, mais dont il avait manifestement les moyens. S'il faut déborder de prétention pour croire qu'on peut changer le monde, force est de constater qu'elle était légitime lorsqu'on y est parvenu. Cependant, croire qu'il suffit d'appliquer sa recette pour parvenir aux mêmes fins serait illusoire.

Mêlez-vous de tout (si vous êtes compétent)

Nombre d'anecdotes ont illustré l'attention quasi-maladive que Jobs portait aux plus infimes détails, de bout en bout de la vie de chacun des produits dont il a supervisé la création. Jobs s'est préoccupé de la boîte de ses Mac, du bruit que faisait la prise jack de l'iPod, de la couleur des machine-outils de ses lignes de fabrication, jusqu'à la couleur de l'icône de l'application Google pour iOS.

Une attitude qui peut s'avérer catastrophique si l'interventionnisme ne fait qu'enrayer la machine, en imposant des choix hasardeux. Le site Clients From Hell est rempli chaque jour d'anecdotes à frémir, sur les exigences saugrenues de PDG de PME qui se piquent d'être publicitaires, designers ou graphistes en lieu et place de leurs prestataires, quand ils n'ont manifestement ni les compétences, ni le savoir-faire, pour offrir un avis constructif et de qualité. Reproduire la méthode Jobs sans avoir ses compétences est donc promis à un échec cuisant.

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Identifiez les problèmes que tout le monde ignore avoir

Le profond mépris que Jobs éprouvait pour le statu quo et la médiocrité ont été de formidables outils pour identifier le mal à la racine. Par force d'habitude aux contraintes qui nous entourent, nous nous sommes résignés sans même envisager qu'une autre voie était possible, et nous voilà heureusement surpris lorsque Apple nous donne une solution que nul n'espérait.

Comme il l'a démontré dès son retour aux commandes d'Apple, Steve Jobs était l'homme du "non" : il savait faire la différence entre l'essentiel et le superflu, à charge de ses collaborateurs de faire œuvre de proposition. Ce discernement, il l'a dû à une forte conscience de la mission d'Apple, qui n'est pas de gagner de l'argent, ce qui n'était qu'une conséquence, mais de faire les meilleurs produits technologiques imaginables.

Soyez qui vous êtes, faites ce en quoi vous croyez

Cette mission, au cœur de tout ce que fait Apple, engendre un cercle vertueux : une adhésion du public qui partage ses valeurs (lire Pourquoi les gens aiment les produits Apple), et des investisseurs en bourse (il a toujours montré le plus grand dédain concernant le cours de l'action, considérant qu'il ne pouvait que suivre tant qu'Apple faisait du bon travail).

Ce modèle économique défierait presque l'entendement, à le comparer aux pratiques des autres entreprises. Siri et iCloud ont des coûts opérationnels que rien ne vient rentabiliser (ni abonnement ni publicité), leur seule logique étant d'apporter un "plus produit" aux appareils d'Apple, pour les rendre plus désirables, et donc en vendre plus. Apple veut apporter le plus de valeur possible à ses utilisateurs, sous tous les angles qu'elle peut attaquer. Impensable pour Microsoft ou Google.

Pour Apple, c'est précisément en cherchant la rentabilité à tout crin qu'elle se compromet et poursuit le mauvais lièvre (et c'est d'ailleurs comme cela qu'elle a périclité dans les années 90). Les bénéfices doivent rester une conséquence et non un objectif, et c'est une conséquence naturelle du bon travail.

Cet abord profondément sain du business Apple, bien loin du cynisme auquel nombre de capitaines d'industrie nous ont habitués, a également eu pour conséquence d'oublier le clientélisme, qui freine l'innovation par définition : Apple n'a jamais eu recours aux études de marché pour évaluer le succès potentiel d'un produit, ou pour l'adapter par anticipation aux goûts du public. Il en résulte des produits qui ont un parti-pris honnête, sincère, souvent risqué, et qui laissent rarement indifférent. Ce qui n'a pas empêché les échecs, Apple devant parfois réviser sa copie le cas échéant (souris "hockey puck", G4 Cube, iPod HIFi…).

L'aura de Jobs et d'Apple dans toute l'industrie a longtemps intimidé la concurrence, loin de l'inspirer. Celle-ci se contentait, au mieux, de reproduire laborieusement la recette miracle, façon "Monsieur Plus" : plus de gigahertz, de giga-octets, d'interfaces d'entrée/sortie… tout en lâchant la proie pour l'ombre.

Apple l'a martelé à chaque procédure judiciaire qu'elle a intentée à l'encontre des émules qui s'inspiraient d'elle d'un peu trop près : elle ne fait qu'apporter une réponse parmi tant d'autres à des problèmes spécifiques, libre à chacun d'en trouver d'autres. La formule vaut autant pour les CEO d'Apple, passés, présents et futurs : il n'y a pas qu'une seule et unique bonne réponse, l'essentiel est d'avoir la bonne approche.

Le message aura fini peu à peu par être entendu : d'abord par webOS, puis par Windows Phone 7, et bientôt par Android, chacun y va de sa conviction et de ses valeurs, et les propositions diffèrent, mais ne manquent pas pour autant de pertinence ni d'intérêt : le consommateur n'en est que mieux loti. Alors que l'industrie informatique est restée sclérosée dans l'unique métaphore du bureau depuis près de 30 ans, on assiste aujourd'hui en matière de plateformes et d'interfaces à une créativité et à un esprit d'initiative encore inédits. Sans doute est-ce là la plus grande valeur de l'héritage de Steve Jobs.

La voie que Jobs aurait choisie ne vaudrait que pour lui-même, avec ses qualités et ses défauts. Si les cadres d'Apple mettent leurs compétences propres aux services des valeurs qui ont animé Apple ces dernières années, ils ne peuvent qu'honorer la mémoire de Steve Jobs, au lieu de s'évertuer à n'en être que de pâles ersatz, ce qui n'aurait pour seule conséquence que de faire perdre à Apple la sincérité de son approche. Il ne s'agit pas de reproduire ce que Jobs aurait fait, mais la manière dont il abordait les enjeux et problèmes, quitte à y apporter une réponse toute personnelle. Le résultat sera indubitablement différent, et pas nécessairement moins bien, mais l'esprit restera le même.
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