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1996-2011 : l'incroyable inversion des pôles

Arnaud de la Grandière

mercredi 18 mai 2011 à 15:39 • 58

AAPL

Pour ceux qui suivent l'actualité technologique depuis 1996 et au-delà, les destins croisés des frères ennemis Microsoft et Apple ont de quoi laisser pantois, tant le revirement fut spectaculaire.
Microsoft

Apple est revenue de très loin : lorsque Steve Jobs revient aux commandes en 1996, il découvre que la société qu'il a contribué à fonder est à trois mois de la faillite. Quinze ans plus tard, Apple est la plus grosse société technologique du monde et accumule record sur record, une percée spectaculaire jamais vue dans aucune autre industrie.

À l'inverse, Microsoft affichait en 1996 une forme insolente, et rien ne semblait en mesure de la dévisser de son trône, d'où elle régnait sans partage. Aujourd'hui le géant de Redmond ne fait plus frémir comme autrefois, et même à certains égards n'est plus que l'ombre de lui-même.

Le premier geste fort du patron d'Apple une fois revenu aux commandes fut de signer un accord avec Bill Gates : Microsoft venait au secours d'Apple en investissant 150 millions de dollars dans la société et en s'engageant à fournir une version Mac d'Office pour les cinq années à suivre, en échange d'une part non-décisionnelle en actions, d'un échange de brevets, et de l'abandon des contentieux entre les deux sociétés. Autre effet bénéfique pour Microsoft : elle maintient en vie son adversaire de toujours, ce qui lui évite de passer d'un quasi-monopole à un monopole absolu : les autorités commencent à s'intéresser de près à ses pratiques discutables.



Sous les huées d'un public incrédule, Steve Jobs lâche « Si nous voulons avancer et voir Apple en bonne santé et prospérer à nouveau, nous devons laisser de côté certaines choses. Nous devons abandonner la notion que pour qu'Apple gagne, il faudrait que Microsoft perde. Nous devons adopter la notion que pour qu'Apple gagne, Apple doit faire du très bon travail… En ce qui me concerne, la période de concurrence entre Apple et Microsoft est révolue.»

Des mots qui résonnent étrangement à la lumière des faits depuis : Apple a bien vite renoué avec ses sempiternelles taquineries soulignant le manque de créativité de Microsoft, et Steve Jobs a manifestement trouvé le sésame pour se défaire de l'hégémonie de Microsoft.

Si l'investissement de Microsoft à lui seul était négligeable, ne serait-ce que par rapport au chiffre d'affaires d'Apple à l'époque, le geste fut suffisamment fort pour redonner confiance aux investisseurs et offrir à Apple suffisamment de répit pour relancer son activité avec plus de sérénité.

Croissance horizontale : Apple championne, Microsoft lanterne rouge

Partant du constat que Microsoft bloque toute velléité de croissance d'Apple, et face à un combat perdu d'avance, Steve Jobs décide de déplacer le débat sur un nouveau terrain. En investissant de nouveaux marchés que sa némésis ne tient pas encore sous sa coupe, Apple pourrait repartir d'une page blanche et espérer marquer des points, en appliquant les méthodes qui ont fait son succès jusque-là. La stratégie a fait ses preuves avec l'iPod : pour la première fois depuis l'Apple II, la firme de Cupertino domine un marché.

L'essai est renouvelé, et plus que transformé, avec l'iPhone et l'iPad. En réinventant des produits déjà existants, mais en leur donnant les attributs propres à sa marque (un excellent design au service d'une expérience utilisateur sans commune mesure), et à l'image de ce qu'elle a déjà fait pour les ordinateurs personnels, Apple bouleverse la musique, la téléphonie mobile, et l'informatique nomade voire la presse, sans que Microsoft ne puisse rien y faire.

Les chiffres ont de quoi donner le tournis pour une société qu'on a donnée pour morte bien des fois il y a quinze ans : sa capitalisation boursière commence par dépasser celle de Microsoft l'année dernière (lire Bourse : Apple passe devant Microsoft, Steve Jobs dira à ce sujet "C'est surréaliste, mais ça ne veut absolument rien dire", lire Steve Jobs : le PC est un camion), pour finir par s'élever à la seconde place mondiale derrière Exxon Mobil, en octobre 2010 un chiffre d'affaires et en avril 2011 des bénéfices qui dépassent désormais ceux de Microsoft elle-même (lire Chiffre d'affaires : Microsoft bat ses records, mais pas Apple et Bénéfices : Apple dépasse Microsoft), et un trésor de guerre colossal. Avec ses frais de fonctionnement actuels, Apple aurait de quoi vivre sept ans sans gagner un sou. Mieux encore, elle qui fut longtemps restée confinée à un marché de niche, elle se retrouve désormais non seulement en situation de faire de confortables économies d'échelle, mais même de dicter les lois du marché sur les fournitures technologiques. Comble de l'ironie, avec l'App Store Apple se retrouve exactement dans la même situation que Microsoft avec Windows : les utilisateurs d'iOS seront d'autant plus enclins à renouveler leur matériel chez Apple à mesure de l'importance de leurs investissements (tant affectifs que financiers) dans les applications pour iOS, lui offrant un effet d'inertie particulièrement appréciable, et laissant Microsoft loin derrière elle.

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Car l'adversaire de toujours s'est enlisé sous sa propre masse, et goûte à l'amertume qui va de pair avec les situations monopolistiques : si ces pratiques hégémoniques s'avèrent juteuses sur le court terme, elles condamnent la société à s'endormir sur ses lauriers. Microsoft a défendu becs et ongles sa chasse gardée, sans jamais trouver de moyen d'assoir sa croissance sur de nouveaux marchés. Et lorsqu'on plafonne à 95 % de parts de marché, il ne reste plus qu'une fatale descente devant soi. Lors de son procès pour abus de position dominante, Microsoft a objecté que les choses pouvaient être radicalement bouleversées du jour au lendemain dans l'industrie High Tech. L'argument semble prémonitoire à la lumière des faits depuis, mais il ne faut pas oublier que les autorités n'y sont pas pour rien.

Condamnée très lourdement et à plusieurs reprises pour ses pratiques anti-concurrentielles, la firme de Redmond se retrouve sous la loupe d'administrateurs qui l'empêchent de poursuivre ses errements d'hier. Microsoft tente bien de renouer avec l'innovation : elle relance le développement d'Internet Explorer, laissé en jachère pendant pas moins de cinq ans, lance des projets audacieux comme Surface ou Courier, promet une révolution avec Windows 8, tente de suivre Apple sur la musique avec le Zune, propose un Windows Phone 7 qui ne démérite pas, mais peine à trouver de nouveaux marchés, quand les projets ne finissent pas tout bonnement par mourir sous le coup de querelles intestines et de guerres d'influence. Seule la Xbox 360 marque des points, tandis que les fronts ouverts par Microsoft pour contrecarrer Google s'avèrent de véritables gouffres financiers, mais parviennent toutefois à grignoter le marché peu à peu.

Les partenaires de Microsoft prennent de l'audace et commencent à proposer des machines qui ne sont pas équipées d'un de ses systèmes d'exploitation, une impudence qui aurait autrefois été lourdement sanctionnée par Microsoft. Au dernier CES, la plateforme WinTel sur laquelle Microsoft a bâti son empire finit par éclater : outre les fabricants qui présentent désormais tous des machines tournant sur des plateformes concurrentes, Microsoft, débordée de toutes parts, annonce elle-même la sortie de Windows sur processeurs ARM.

Alors qu'Apple plane désormais loin devant sur la téléphonie et la musique, l'iPad pourrait bien être le coup de grâce. Il incarne à lui seul l'ère du "post-pc", non pas en tant que remplaçant, mais en tant que nouveau champ de prospection, alors que Microsoft, toute acquise au crédo "Windows Only", s'entête à miser sur les TabletPC, qui n'ont jamais décollé depuis leur mise sur le marché en 2001 (lire Microsoft ne veut pas se mettre aux tablettes).

Bien sûr, si Microsoft ne va pas bien, elle ne va pas mal pour autant et continue de gagner énormément d'argent, et continuera de le faire pour bien des années à venir. Mais elle a perdu toute l'influence qui faisait naguère son indéniable puissance, et se retrouve même en peloton de queue sur les nouveaux marchés stratégiques, une situation indigne d'elle, et particulièrement dangereuse : si Microsoft ne se ressaisit pas, elle sera condamnée à traire sa vache à lait jusqu'à la dernière goutte, en tirant parti de son marché captif. Une situation que les actionnaires ne prennent pas à la légère, et la grogne se manifeste de plus en plus. Steve Ballmer en personne est plus que jamais sur un siège éjectable, alors que les demandes de sa démission se multiplient.

Il y a quelques années à peine, ce transfert de puissance de Microsoft à Apple aurait semblé impensable. Apple est devenu un géant de l'électronique incontournable, qui dicte la marche du progrès à sa guise, tandis que Microsoft reste sur le banc de touche. Rien de moins qu'une véritable inversion des pôles magnétiques dans l'industrie High Tech.
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