Imaginez un avenir où tous vos "contenus" (livres, musique, vidéos, logiciels) sont accessibles sur tous les écrans connectés qui vous entourent, où que vous soyez dans le monde. Où les capacités matérielles de votre machine, sa mémoire vive, sa mémoire de masse, la vitesse de son processeur, la puissance de sa carte graphique, n'ont plus la moindre espèce d'importance, au point qu'elle pourrait faire fonctionner les logiciels les plus gourmands à plein régime sans sourciller, voire même exécuter en temps réel des algorithmes qui auraient été impensables sur l'ordinateur le plus puissant du marché.
Cet avenir radieux, le fameux "cloud" en tient la promesse, et il est en train de se mettre en place dès maintenant.
Voilà plusieurs mois maintenant que des rumeurs insistantes annoncent l'arrivée d'un MobileMe revu et corrigé, dont la principale nouvelle fonctionnalité permet de stocker en ligne les contenus achetés sur iTunes. Ainsi vous pourriez y accéder en streaming sans "gaspiller" de place sur votre disque dur, à partir de toute machine connectée à Internet. Cette fonction de "casier virtuel" paraît l'évidence même, à plusieurs égards : elle permettrait par exemple à l'Apple TV de s'affranchir d'un ordinateur pour pouvoir consulter les vidéos achetées sur iTunes. À l'heure actuelle, la set-top-box d'Apple ne permet que de consulter des vidéos louées sur l'iTunes Store, à moins d'avoir un ordinateur sur le même réseau qui stockera et diffusera les contenus achetés.
Apple permet d'ores et déjà de re-télécharger les Apps (que ce soit pour iOS comme pour Mac OS X), sans avoir à ouvrir le porte-monnaie une deuxième fois. Il serait particulièrement confortable de ne plus avoir à se faire de souci pour la sauvegarde de ces contenus, et même de pouvoir les supprimer à l'occasion pour gagner de la place, tout en se disant qu'ils seront toujours accessibles via le compte iTunes. De même, un tel espace de stockage en ligne permettrait à tous les appareils compatibles iOS de s'affranchir du prix coûteux de la mémoire flash. Les effets s'en sont fait sentir en passant de la première à la seconde génération de l'Apple TV : son prix et son volume se sont littéralement effondrés.
Les différents mouvements de troupes de ces derniers mois mettent également tous les indicateurs dans le même sens : construction d'un gigantesque data-center en Caroline du Nord, acquisition de Lala.com, rumeurs de négociations avec les ayants droit, disparition de la version boîte de MobileMe… et même la montée au créneau des concurrents d'Apple. On pense évidemment aux différentes offres qui permettent d'ores et déjà de streamer de la musique (Deezer, Spotify, Rhapsody…), mais on prête également à Google les mêmes intentions d'offrir un casier virtuel avec son service Google Music. Mieux encore, Amazon a d'ores et déjà lancé les hostilités. Mais cette avance stratégique pourrait se retourner contre Amazon, qui joue ici les francs-tireurs : la société ne s'est guère encombrée de l'assentiment des maisons de disque.
D'épineuses questions de droit(s)
Car tous ces nouveaux services bouleversent les accords de licence et de distribution tels qu'on les a toujours connus. Et c'est un véritable casse-tête pour en défaire l'écheveau : un même artiste peut être distribué par différentes maisons de disques dans deux pays donnés. Les royalties n'iront donc pas aux mêmes prestataires en fonction du pays si l'on tient à faire les choses correctement. C'est la raison pour laquelle l'iTunes Store a mis tant de temps à s'ouvrir dans de nouveaux pays, d'abord pour la musique, puis pour la vidéo : les accords de licence incluent nécessairement une clause territoriale. C'est également la raison qui justifie que les services de rattrapage pour la télévision soient limités à des adresses IP nationales : obtenir une licence de diffusion mondiale coûterait bien plus cher (pour autant qu'elle soit même disponible), et les diffuseurs n'auraient guère de moyens de les rentabiliser en l'absence d'une régie publicitaire mondiale pour financer ces services, sans même parler de leur portée respective à l'international.
Mais la donne a d'ores et déjà changé avec iTunes : de manière effective, le territoire concerné n'est plus vraiment prépondérant puisque seule la domiciliation du compte en banque (ou de la carte iTunes) fait foi : ainsi il est possible de faire des achats sur l'iTunes Store français depuis l'étranger. Un vrai soulagement pour tous les expatriés qui peuvent ainsi conserver un lien culturel avec leur mère patrie. Apple a réussi le tour de force de s'affranchir de cette contrainte : de manière effective, elle vend des contenus à des ressortissants qui ne devraient même pas y avoir accès, en toute légalité.
Mais en proposant un casier virtuel, Apple changerait de statut qui passerait de celui de vendeur à celui de diffuseur, au même titre qu'une station de radio ou une chaîne de télévision. Ce sont deux statuts bien différents régis par des licences qui n'ont rien à voir. Et il faut trouver un financement à tout cela, sachant que les ayants droit tiennent toutes les clés, et qu'ils peuvent légitimement escompter percevoir des royalties sur chaque exploitation qui est faite de leur propriété intellectuelle. Aucune société ne saurait tirer profit, directement ou indirectement, de ces contenus sans rétribuer les détenteurs de leurs droits d'exploitation. Précisément, Amazon prête pouvoir en faire l'économie : interrogée par PaidContent, la société botte en touche : « Nous n'avons pas besoin de licence pour entreposer la musique sur Cloud Drive. La fonctionnalité permettant de sauvegarder des MP3 sur Cloud Drive est la même que si un utilisateur enregistrait sa musique sur un disque externe ou même iTunes ». C'est une manière de voir les choses, mais il n'en reste pas moins qu'Amazon diffuse de la musique sans autorisation. C'est exactement le même argument que le site Wizzgo avait avancé pour son système de magnétoscope en ligne, avec les résultats que l'on sait : le service a du fermer pour cause de violation de droits (lire Wizzgo se vide de son contenu). Pire encore, le service Cloud Player permet de partager votre casier virtuel avec cinq utilisateurs… Et de fait, Sony Music n'a pas manqué de faire savoir son étonnement et a annoncé prendre toutes les mesures judiciaires nécessaires (lire Sony Music surpris par le lancement d'Amazon Cloud Player).
Bref, il est manifeste que la mise en place de ces services n'a rien d'une sinécure. Et si Apple s'est bien donné la peine de négocier des accords comme les rumeurs le disent, ça n'est pas pour que les ayants droit laissent passer les francs-tireurs. L'affaire aura forcément des répercussions judiciaires si Amazon s'entête. Le cloud a beau promettre bien des avantages, il n'en faudra pas moins passer d'abord par bien des difficultés.
Gigahertz et vapeur d'eau
Mais au-delà du stockage en ligne et de la diffusion en streaming, un autre avantage non négligeable du cloud, c'est bien le "cloud computing", c'est à dire l'exécution de code côté serveur. On en a déjà vu un avant-goût avec le très prometteur OnLive, qui permet de jouer aux jeux les plus exigeants sur le matériel le plus modeste, en calculant les images côté serveur et en les "streamant" vers votre machine, qui se contente de les afficher comme une simple vidéo et d'envoyer au serveur les commandes du joueur. Les avantages d'un tel procédé sont assez nombreux : fin du piratage et du marché de l'occasion pour les éditeurs, et différentes offres avantageuses pour l'utilisateur comme un pass mensuel qui permet de jouer à une vingtaine de jeux pour dix dollars par mois par exemple, la possibilité de jouer aux tout derniers jeux sans avoir à acheter une machine plus puissante, ni même à télécharger quoi que ce soit, n'étant pas les moindres.
D'autres services promettent d'étendre ces capacités à tout type de logiciels, par exemple OTOY qui permet d'exécuter SolidWorks sur un simple netbook (lire GDC : le streaming de jeux en force). Naturellement pour que de tels services puissent être utilisés avec le maximum de confort, encore faut-il que les infrastructures soient à la hauteur, car ils exigent non seulement une large bande passante (OnLive nécessite 5 mégabits par seconde), et des serveurs disposés dans le monde entier, mais surtout un temps de réponse le plus bref possible (un ping inférieur à 100 ms pour OnLive) pour que rien n'y paraisse pour l'utilisateur final. Si le service OnLive est accessible à certaines connexions en France, il est encore loin d'être optimisé comme aux États-Unis, ne vous fiez donc pas à votre expérience telle qu'elle.
Une chose est sûre, avec les accords de routage et le déploiement de réseaux à haut débit, c'est là qu'est l'avenir. Lors d'une conférence au Media Summit d'Abu Dhabi, Jules Urbach, PDG d'OTOY, a fait la démonstration de Crysis 2 sur iPad, ou encore du rendu d'un modèle 3D issu tout droit du film Transformers en temps réel et en path tracing (une technique de rendu ultraréaliste qui nécessite d'ordinaire des temps de calcul très longs), à 60 images par seconde sur un simple iPhone.
(note : le son est de mauvaise qualité durant les cinq premières minutes de la vidéo)
Mais si ces services offriront de nouvelles possibilités, ils soulèvent également diverses questions. Sur la confidentialité et la sécurité, notamment, puisque chaque utilisateur offre les clés de ses données à une société tierce, mais également sur la pérennité des données, les sociétés les plus réputées n'ayant à ce jour pas été exempte de perdre des données sans possibilité de sauvegarde (Google elle-même en a fait l'amère expérience avec pas moins de 40.000 comptes Gmail qui se sont volatilisés suite à un problème technique), sans même parler du fait que bien des sociétés finissent par faire faillite. Ces risques devront être évalués par chacun de nous à l'avenir, à l'aune des avantages obtenus en contrepartie.
Ces questions se posent dès aujourd'hui, à l'heure où nous stockons nos emails ou nos photos en ligne. Qu'adviendra-t-il de nos données sur le long terme ? Peu y songent sur le moment. D'autres en revanche sont allergiques à la notion même de confier leurs données à des tiers. Le cloud remportera-t-il l'adhésion du public ? Sur le long terme, cela ne fait guère de doute : bientôt viendra l'heure où nous n'aurons plus même le choix, après une période de transition. Jules Urbach estime que 100% des logiciels seront disponibles dans le cloud d'ici 2014, et il y a fort à parier qu'à partir de là les éditeurs tendront à ne plus proposer de version hors ligne par la suite, à mesure que les zones non desservies en haut débit se réduiront.
[photo: flickr/vsz]