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Ron Johnson : la méthode Apple

Anthony Nelzin-Santos

samedi 27 novembre 2010 à 19:01 • 44

AAPL

Le vice-président responsable de la distribution au détail d'Apple, Ron Johnson, a eu l'occasion de s'exprimer devant le Civic Caucus sur la stratégie de développement de la firme de Cupertino. Un résumé de son intervention est disponible en ligne : entre quelques formulations très convenues et finalement très plates, on peut néanmoins dégager quelques enseignements révélateurs de la « philosophie » Apple.

Ron Johnson : Monsieur Apple Store

Le Civic Caucus est un de ces cercles de réflexion apolitiques assez communs aux États-Unis, se donnant pour mission « la stimulation et le maintien de l'intérêt et de l'implication de l'opinion dans les affaires publiques ». Il est constitué d'un comité de direction de douze membres qui ont tous été impliqués dans la gestion des affaires de l'État (d'un industriel de l'armement à plusieurs anciens représentants à la Chambre en passant par d'anciens hauts fonctionnaires) et d'un quorum d'environ 1.000 membres participants par le biais de listes de diffusion. Le tout forme un think tank où s'échangent des idées sur les politiques publiques.

Natif du Minnesota, comme le Civic Caucus, Ron Johnson a notamment fait carrière chez Target, le numéro 2 américain de la grande distribution. En tant que vice-président des ventes, Ron Johnson a façonné la stratégie commerciale de la chaîne, de son extension à travers les États-Unis à l'ouverture de son site Internet en passant par le lancement d'une marque de distributeur, une innovation à l'époque. Au sommet de sa réussite, il entre chez Apple en janvier 2000, et répond alors directement à Steve Jobs.

Moins connu que le patron d'Apple ou que d'autres cadres comme Jon Ive, Tim Cook ou Phil Schiller, Ron Johnson est un homme de l'ombre crucial : il est responsable de la stratégie d'Apple en matière de distribution au détail, et est à ce titre le grand patron des Apple Store : le Genius Bar, c'est lui. Les 323 Apple Store génèrent près de 10 milliards de dollars de chiffre d'affaires par an (plus que l'ensemble Asie-Pacifique), et ont permis la vente de 2,85 millions de Mac en 2010 (21 % des ventes).

Le modèle d'Apple, un modèle à suivre ?

Traditionnellement, les interventions auprès du Civic Caucus sont censées se concentrer sur les politiques publiques. Mais Ron Johnson confie : « j'ai une famille […] et ma priorité est Apple ». Il n'est donc pas le mieux placé pour discuter de problèmes citoyens, mais pense que l'expérience accumulée par le modèle et la stratégie développés par Apple peuvent servir d'exemple.

Le premier enseignement à tirer de l'histoire d'Apple serait celui d'un certain refus du fatalisme et du découragement : à l'époque où il est embauché, la firme de Cupertino n'est pas à deux doigts de la faillite, mais perd toujours de l'argent. Dix ans plus tard, pourtant, c'est une des sociétés les plus en vue du moment, avec une croissance et un succès insolents. Dix ans, c'est certes long, mais « pour changer les choses, vous devez prendre le temps ».

Il tire un parallèle avec la situation du Minnesota, dont le budget est en déficit de 6 milliards de dollars et continuera à grossir faute de pouvoir faire autrement. C'est justement le manque de temps qui est le problème : les politiques publiques auraient besoin d'être installées dans le long terme, mais une certaine volonté de préservation les inscrit dans la gratification immédiate, qui résout les problèmes immédiats sans pour autant s'attaquer aux problèmes structurels.

Apple Store
D.M.


Le patron des Apple Store prend ensuite un exemple osé, celui de la Chine : « un exemple parfait de changement est la Chine. Je me rends en Chine depuis 20 ans. La Chine est en train de devenir la première puissance mondiale. […] 80 % des employés de nos boutiques [chinoises] ont un diplôme universitaire. Ils ont de l'énergie et du courage, ils sont heureux. Ce n'est pas une question d'argent. Si un pays peut changer aussi profondément en 20 ans, pourquoi le Minnesota ne pourrait-il pas le faire en 10 ans ? ». Au régime politique près, peut-être ?

Le deuxième enseignement que l'on pourrait tirer d'Apple est celui de la manière dont les produits sont conçus. Selon Johnson, la question n'est pas « Apple fait-elle de bons produits ? » mais tout simplement « pourquoi Apple fait-elle de bons produits ? ». « Pourquoi Apple a-t-elle des produits que les gens veulent, et pourquoi nos boutiques sont-elles parmi les chaînes ayant le plus de succès dans le monde ? Nous n'avons pas que des bons produits, nous avons aussi l'atmosphère entretenue par nos magasins ».

Il reprend à son compte cette idée qu'aujourd'hui, la « communauté » des utilisateurs de produits Apple ne se forme plus autour des grands événements comme la Macworld ou l'Apple expo, mais dans les Apple Store, au coin du Genius Bar, lors des sessions One-to-One… Il va même jusqu'à pousser le lyrisme un peu trop loin : « dans les boutiques vous pouvez essayer avant d'acheter, et discuter avec des gens formés et passionnés regardant votre cœur avant votre porte-monnaie ». L'anecdote veut que si certains arrêtent la relation avec le client une fois l'argent encaissé, Apple commence la relation avec son client justement à ce moment, et que ses boutiques sont avant tout des lieux d'interaction avant d'être des locaux commerciaux.

Le mot passion serait celui à retenir : Apple, et par extension ses employés, croit qu'elle a une mission, mission qui la motive. « Apple aide les utilisateurs à atteindre leurs objectifs de manière toujours plus innovante et améliorée. Des vidéos et photos à l'édition en passant par la communication, Apple ne mène pas par l'amélioration des produits, mais par la réinvention des moyens que les gens utilisent pour faire leur travail ou définir leur style de vie ». Une phrase un peu pompeuse, mais qui rappelle cette idée de Steve Jobs : l'ordinateur est une bicyclette de l'esprit, un outil permettant à l'humain de se réaliser, et Apple essaye de faire les meilleures bicyclettes. Si elle gagne de l'argent au passage, tant mieux.

Ainsi, Apple peut avoir de la concurrence sur ses produits, mais ne pourrait avoir aucune concurrence sur le souffle qu'elle insufflerait à ses produits. Ron Johnson ne cite pas Henry Ford, qui se plaisait à dire que s'il « avait demandé aux gens ce qu'ils voulaient, ils auraient dit des chevaux plus rapides ». La vision de l'innovation selon Apple n'est pas déconnectée du client : elle tire au contraire sa force de la compréhension des besoins des clients, qui vient rencontrer cette vision qui veut que l'informatique ne soit pas une barrière, mais au contraire un catalyseur. Pas d'études de marché donc, mais une sensation globale de ce qui va être le prochain succès, un certain talent pour sentir le vent.

Les cinq piliers d'Apple

Apple aurait donc créé un véritable « modèle », clef du succès des Apple Store, dont le concept a souvent été imité, jamais égalé (lire : Questions sur le concept des Microsoft Store). Il tiendrait en cinq points, cinq piliers qui seraient presque une doctrine dont il tente d'extraire l'essence pour en fournir des clefs réutilisables à l'envi.

Un leadership fort Ron Johnson le reconnaît, quitte à verser dans l'antienne : le succès d'Apple est aussi celui d'un commandement, celui de Steve Jobs. « Steve établit le cap pour Apple, mais tient aussi à l'œil le moindre détail » : de la vision la plus générale au détail le plus particulier, il serait un véritable capitaine dont le tempérament de meneur infuserait dans la société pour révéler le meilleur des employés — même si cela veut dire les pousser à leurs limites et les faire craquer sous un certain autoritarisme, point que le vice-président d'Apple se garde bien sûr d'aborder.

Des employés passionnés Johnson narre l'anecdote de son cothurne à Stanford, rentrant au petit matin exalté d'avoir trouvé un petit boulot passionnant — chez Apple, qui ne comptait à l'époque que 100 employés. Il y a un certain attrait à venir travailler chez Apple, l'enthousiasme à chaque ouverture de postes pour un Apple Store le montre. Mais la passion des premiers jours passe vite, comme pourront le confirmer anciens comme actuels employés : Apple est aussi une société comme les autres, malgré ce qu'en dit Johnson.

Une mission Elle a peut-être un supplément d'âme, que Johnson théorise : « jamais depuis mon entrée chez Apple n'a été évoquée la poursuite du profit lors d'une réunion avec la direction ». On retrouve cette idée que les profits d'Apple seraient un sous-produit de son activité, concevoir la meilleure bicyclette pour l'esprit, profits certes absolument pas tombés du ciel, mais pas non plus centraux : « les bénéfices sont notre récompense pour avoir bien servi nos utilisateurs ».

Innovation Apple ne serait pas une société prônant l'amélioration progressive, mais plutôt la rupture par des cycles d'innovations franches. Cela nécessiterait une certaine capacité d'imagination, justement pour avoir un pas d'avance sur les besoins de la clientèle, sans jamais pour autant en être déconnecté. C'est là que l'expérience de Johnson a servi Apple : le lancement de Michael Graves, la marque de distributeur de Target, avait été fortement contesté, et a pourtant été un succès. À une époque où personne ne mettait de Mac sur les étals, mettre des boutiques Apple dans des centres commerciaux était un pari risqué, mais les Apple Store ont été un des éléments clefs dans la restauration de l'image d'Apple, et aujourd'hui de son succès.

Raison d'être Ce dernier point pousse la logique à l'extrême : Apple se place comme fournisseur d'outils au long du cheminement personnel de ses clients, et les aide à se réaliser. Ses produits ont donc une raison d'être, un petit plus indéfinissable — cela expliquerait sans doute l'attachement irrationnel qu'ont certains à défendre leur Mac ou leur iPhone.

La méthode Apple ?

De ce discours presque programmatique pourrait être extraites un certain nombre de questions s'appliquant à l'État, selon Ron Johnson : « est-ce que le secteur public a un leadership fort ? […] Est-ce que les employés du service des immatriculations partagent la même passion que les employés Apple ? Et si non, pourquoi ? […] Est-ce que le travail qu'ils font est quelque chose qu'ils aiment, ou juste un travail ? Est-ce que le secteur public produit de l'innovation ? […] Est qu'il a une raison d'être pour les citoyens ? ».

Ron Johnson n'a pas la prétention de connaître les réponses, ni même que la « méthode Apple » pourrait être appliquée aux administrations publiques. Il appelle « simplement » à un zeste de folie, une vision à long terme incarnée par un leadership fort — si l'on mettait sa vision en vis-à-vis de l'histoire américaine, on l'entendrait presque appeler à un nouveau New Deal et au retour d'une personnalité aussi forte que pouvait l'être celle de Franklin Delano Roosevelt.

Reste qu'il reconnaît qu'il a beau jeu d'exposer ces points, car ils sont presque taillés sur mesure pour Apple : « plusieurs points de la métaphore Apple sont mis en échec par une transposition directe au service public […] C'est le problème de Microsoft. Ils sont trop gros : le coût d'un échec serait trop grand, donc ils se limitent ». Éternelle start-up dans l'âme, Apple resterait sous-dimensionnée afin de ne pas prendre le risque de l'inertie inhérent à toutes les grandes sociétés.

Si l'on poussait la logique à l'extrême, on aurait l'impression que Ron Johnson, vice-président retail de la firme de Cupertino, a ici livré les clefs de la méthode Apple, doctrine sociale et économique au même rang que le fordisme. Reste à voir si l'Histoire retiendra Steve Jobs comme le Henry Ford de notre siècle.
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