Avec l'avènement des Power Mac, Apple a livré avec chacun d'eux un petit logiciel très impressionnant, Calculatrice Graphique. Mais l'histoire de son développement dépasse l'entendement, et fait partie de la légende d'Apple.
En août 1993, Apple connaissait déjà quelques difficultés alors qu'elle travaillait sur les Power Mac. En conséquence, elle a dû se défaire de certains employés et abandonner certains projets. Parmi ceux-ci, un projet secret d'ordinateur, croulant sous les querelles d'ego, qui ne verra finalement le jour. Ron Avitzur était un travailleur indépendant qui œuvrait sur ce projet, et qui, frustré par un tel gâchis, a pris sur lui de poursuivre la partie qui le concernait, malgré la fin de son contrat.
Une affaire personnelle
Son badge continuait à lui ouvrir les portes des locaux d'Apple, il a donc continué à aller au bureau pour travailler sur son logiciel, bien qu'il n'ait plus aucune fonction chez Apple et qu'il ne soit plus payé. Alors que les cadres ignoraient tout de cette situation ubuesque, les ingénieurs quant à eux soutenaient l'initiative, d'autant que le logiciel avait de quoi les séduire.
Graphing Calculator, sous son nom vernaculaire, permettait en effet de faire un rendu graphique d'inéquations et de courbes d'équations en 2D, ou même de formules mathématiques en 3 dimensions. Il permettait également de résoudre des équations du premier degré et d'écrire toutes sortes de formules mathématiques dignes des capacités typographiques du Mac sur le texte courant.
L'équipe qui travaillait sur le PowerPC s'est montrée particulièrement séduite, le logiciel ayant le potentiel de démontrer la supériorité du nouveau processeur. Las, aucun des ingénieurs n'avait la possibilité d'embaucher Avitzur, qui poursuivit donc son travail en « sous-marin ». Mais le PowerPC étant un projet ultra-sensible (et donc ultra-secret), Avitzur ne connaissait rien du nouveau processeur et ne pouvait convertir son code en l'absence de toute connaissance. Deux ingénieurs se sont présentés à son bureau pour lui prêter main-forte, avec la ferme intention de rester à coder tant que la transition ne serait pas faite. Les trois hommes abattirent en six heures un travail qui aurait normalement dû prendre des semaines à accomplir.
Vint le moment de tester le logiciel sur un Power Mac. Après s'être faufilés dans une pièce recelant un prototype (et l'explosion fortuite d'un moniteur à la première tentative, sans rapport aucun avec le logiciel, qu'il aura fallu extraire rapidement des locaux pour éviter de déclencher les alarmes à incendie), le constat est sans appel : la Calculatrice Graphique fonctionnait plus de cinquante fois plus vite sur PowerPC que sur 68040… conclusion des ingénieurs : « ça ne craint pas. » (This doesn't suck, expression consacrée chez Apple pour chanter les louanges d'un produit réussi).
Une affaire de personnel
Malgré cette réussite, il restait des mois de travail pour en faire un produit fini. Avitzur a demandé à son ami Greg Robbins de lui prêter main-forte. Celui-ci, également un travailleur indépendant chez Apple dont le contrat arrivait à échéance, a fait savoir à sa supérieure hiérarchique qu'il serait désormais sous la tutelle de Ron Avitzur, et celle-ci n'a pas demandé plus de précisions, lui laissant donc l'usage de son badge et de son bureau. De son côté, Avitzur en dit autant au sujet de Robbins, les deux comparses étant libérés de tout manager peuvent se focaliser sur leur travail et faire preuve d'une grande productivité, programmant douze heures par jour, sept jours par semaine, par effet d'émulation.
Si la plupart des employés d'Apple acceptaient la présence des deux ingénieurs sans se poser de questions, les plus curieux pouvaient donner lieu à des dialogues surréalistes :
Sur quoi Avitzur faisait une démonstration de son logiciel, expliquant que le projet avait été annulé et qu'il restait pour le terminer, vivant sur ses économies. La plupart des ingénieurs d'Apple, qui ont pu connaître les travers d'une annulation de projet auquel ils se sont consacrés corps et âme, comprenaient parfaitement son initiative. Il faut dire que c'était loin d'être une première chez Apple, nombre de projets ayant connu le même destin : annulation et poursuite du travail par les ingénieurs sur leur temps libre, en plus de leur travail la journée, dans l'espoir de redonner vie au projet, avec parfois une fin heureuse. Avitzur cite le projet au nom de code Spectre qui fut ainsi tué et ressuscité pas moins de cinq fois. Avitzur et Robbins n'avaient fait que poursuivre cette tradition en poussant sa logique jusqu'à son paroxysme, puisque tout leur temps était désormais du temps libre.
Il faut dire que la pratique est loin de se limiter à Apple, puisqu'elle bénéficie même d'une dénomination outre-Atlantique : les projets « Skunk Works » (littéralement "travaux de moufette") tirent leur nom d'une filiale secrète de Lokheed Martin, dans laquelle les employés pouvaient laisser libre court à leur créativité et à leur productivité grâce à une supervision limitée. C'est notamment ainsi que sont nés les projets secrets tels le célèbre avion furtif SR-71 « BlackBird ».
La main dans le sac
Malgré tout, les deux ingénieurs ont fini par se faire repérer alors que des salariés devaient prendre possession des bureaux qu'ils occupaient indument. Leurs badges furent annulés et on les pria de quitter les lieux séance tenante. Ils ne durent le salut de leur projet qu'à un plan social, qui mit fin à 20 % des contrats de travail chez Apple, leur offrant par là même des bureaux où ils pourraient travailler tranquillement. Il leur restait cependant à s'insinuer dans les locaux sans le moindre badge. Rien de plus simple : il leur suffisait de faire le pied de grue devant les locaux en attendant que des employés se présentent, et de les suivre à l'intérieur l'air détaché, en arborant leurs vieux badges inactifs pour tromper toute vigilance.
Mais l'intrépide duo a fini par arriver à bout de ses propres compétences : pour livrer un produit fini, il lui fallait le concours de bien d'autres talents. Le logiciel devait être peaufiné et testé en profondeur, et si les deux ingénieurs se sont occupés du moteur principal sans trop de peine, c'était une tout autre affaire pour amener la calculatrice graphique au niveau escompté. La providence allait venir leur prêter main-forte, puisque deux responsables en Assurance Qualité, et un ingénieur spécialisé en rendu tridimensionnel sont spontanément venus leur apporter leur concours, bientôt rejoints par d'autres pour les graphismes, la documentation, l'interface utilisateur, etc. « Le secret de la programmation, ça n'est pas l'intelligence, bien que ça aide. Ça n'est pas non plus le dur labeur ni l'expérience, bien que ça aide aussi. Le secret de la programmation, c'est avoir des amis intelligents », déclare Avitzur.
Alors que le projet commençait résolument à prendre forme, il restait un écueil de taille : comment faire en sorte que le logiciel se retrouve sur les disques durs des Power Mac ? Si tout semblait jusqu'ici fonctionner de manière officieuse, la perspective que Calculatrice Graphique ne voie jamais le jour et que tous ces efforts restent vains hantait Ron Avitzur. Il fut soulagé par l'assurance de l'ingénieur responsable de la conformation du Golden Master (le disque qui servirait à remplir ceux des Power Mac) qu'au pire des cas il pourrait toujours glisser subrepticement le logiciel dessus à la dernière minute, à l'insu de tous.
Une fois cet épineux problème apparemment résolu, l'investissement bénévole des ingénieurs d'Apple s'est décuplé de toutes parts. Ainsi, l'équipe a pu disposer de deux prototypes de Power Mac livrés en catimini, une ressource rare et précieuse alors que les responsables du système d'exploitation eux-mêmes n'en avaient que quelques dizaines. La consigne était claire : « Officiellement, cette machine n'existe pas, ça n'est pas moi qui vous l'ai donnée, et je ne vous ai jamais vu. Assurez-vous qu'elle ne sorte pas du bâtiment. »
La hiérarchie s'en mêle
Les choses semblaient aboutir lorsque des ingénieurs qui participaient au projet ont pris sur eux d'organiser une démonstration à leurs responsables. Ron Avitzur présenta son logiciel durant une vingtaine de minutes devant une douzaine de personnes, visiblement impressionnées. Vint le moment de répondre aux questions gênantes : « Qui est votre responsable ? A quel groupe appartenez-vous ? Pourquoi n'avons-nous pas vu ça plus tôt ? » A ses réponses, ils croient d'abord à une mauvaise blague, mais finissent par réaliser qu'elles ont tout ce qu'il y a de plus sérieux. « Ne dites pas un mot de cette histoire », finissent-ils par asséner.
Néanmoins, les responsables d'Apple, séduits par le potentiel du logiciel pour le monde de l'éducation, décident de faciliter un peu les choses pour l'équipe rebelle. Ils envoyèrent des responsables de l'Assurance Qualité prêter main-forte au projet, ignorant que ceux-ci travaillaient déjà dessus. L'équipe de traduction mit en place l'adaptation en vingt langues du logiciel. Le groupe dédié à l'Interface Utilisateur lança une étude de convivialité. Mais Greg et Ron devaient toujours se glisser en douce dans les locaux : les responsables du projet PowerPC ne pouvaient pas leur obtenir de badges sans commande officielle. Ils ne pouvaient obtenir une commande sans contrat. Et ils ne pouvaient obtenir de contrat sans passer par le département Apple Legal, qui aurait fait une apoplexie et mis tout le monde à la porte.
Mais là encore, la solution allait venir d'un détournement du système. Excédé de voir les deux francs-tireurs « roder » chaque matin, un salarié d'Apple a décidé de prendre les choses en main, et d'appeler l'administration responsable de l'attribution des badges. S'en suit une conversation surréaliste, où l'employé tente d'expliquer que les deux ingénieurs ne sont pas sur les fiches de paye d'Apple, qu'ils n'y a pas de bon de commande, ni de contrat pour justifier de quoi que ce soit. De guerre lasse, les badges de « personnel d'entretien » finissent par être délivrés le lendemain, au prix d'un pieux mensonge sur la fiche de déclaration (cautionné par les instances décisionnaires). Après des mois de tapinois, Ron Avitzur et Greg Robbins pouvaient enfin circuler librement dans le campus d'Apple, sans pour autant avoir la moindre fonction officielle.
Le projet suit son cours, et le test de convivialité mené auprès d'enseignants et d'étudiants s'avère douloureux : il faut revoir l'interface utilisateur. Mais avec la reconnaissance semi-officielle du projet, celui-ci finit par se faire connaître au-delà du campus de Cupertino. Après une démonstration à des développeurs externes, Apple reçoit l'appel d'une personne clamant que le logiciel viole un de ses brevets. Pire encore, Wolfram, l'éditeur de Mathematica, exige l'abandon pur et simple du projet. Apple décline poliment, et monte à la défense du projet, alors même qu'une semaine plus tôt à peine ses deux instigateurs devaient se glisser subrepticement dans ses locaux.
En novembre, les ingénieurs font des journées de seize heures, sans jour de repos, alors que la date fatidique approche. Mais le logiciel est enfin prêt en janvier 1994, deux mois avant la sortie des tout premiers Power Mac. La Calculatrice Graphique sera livrée en standard sur tous les Mac, jusqu'à ce qu'Apple la remplace, onze ans après, par Grapher à partir de Mac OS X 10.4.
Naturellement Apple Legal, après s'être remise de son apoplexie, a tâché d'aplanir l'imbroglio juridique que représentait l'application, réalisée en dépit de toutes ses règles. Avitzur a signé un accord de licence permettant à Apple d'exploiter son logiciel, tout en proposant une version commerciale, plus complète, par le biais de sa société Pacific Tech, qui proposera même une version pour Windows, et qui continue aujourd'hui encore de vendre le logiciel. Avitzur aurait bien aimé livrer sa version en standard avec Windows 98, mais hélas la sécurité des locaux de Microsoft laissait moins à désirer que celle d'Apple.
En août 1993, Apple connaissait déjà quelques difficultés alors qu'elle travaillait sur les Power Mac. En conséquence, elle a dû se défaire de certains employés et abandonner certains projets. Parmi ceux-ci, un projet secret d'ordinateur, croulant sous les querelles d'ego, qui ne verra finalement le jour. Ron Avitzur était un travailleur indépendant qui œuvrait sur ce projet, et qui, frustré par un tel gâchis, a pris sur lui de poursuivre la partie qui le concernait, malgré la fin de son contrat.
Une affaire personnelle
Son badge continuait à lui ouvrir les portes des locaux d'Apple, il a donc continué à aller au bureau pour travailler sur son logiciel, bien qu'il n'ait plus aucune fonction chez Apple et qu'il ne soit plus payé. Alors que les cadres ignoraient tout de cette situation ubuesque, les ingénieurs quant à eux soutenaient l'initiative, d'autant que le logiciel avait de quoi les séduire.
Graphing Calculator, sous son nom vernaculaire, permettait en effet de faire un rendu graphique d'inéquations et de courbes d'équations en 2D, ou même de formules mathématiques en 3 dimensions. Il permettait également de résoudre des équations du premier degré et d'écrire toutes sortes de formules mathématiques dignes des capacités typographiques du Mac sur le texte courant.
L'équipe qui travaillait sur le PowerPC s'est montrée particulièrement séduite, le logiciel ayant le potentiel de démontrer la supériorité du nouveau processeur. Las, aucun des ingénieurs n'avait la possibilité d'embaucher Avitzur, qui poursuivit donc son travail en « sous-marin ». Mais le PowerPC étant un projet ultra-sensible (et donc ultra-secret), Avitzur ne connaissait rien du nouveau processeur et ne pouvait convertir son code en l'absence de toute connaissance. Deux ingénieurs se sont présentés à son bureau pour lui prêter main-forte, avec la ferme intention de rester à coder tant que la transition ne serait pas faite. Les trois hommes abattirent en six heures un travail qui aurait normalement dû prendre des semaines à accomplir.
Vint le moment de tester le logiciel sur un Power Mac. Après s'être faufilés dans une pièce recelant un prototype (et l'explosion fortuite d'un moniteur à la première tentative, sans rapport aucun avec le logiciel, qu'il aura fallu extraire rapidement des locaux pour éviter de déclencher les alarmes à incendie), le constat est sans appel : la Calculatrice Graphique fonctionnait plus de cinquante fois plus vite sur PowerPC que sur 68040… conclusion des ingénieurs : « ça ne craint pas. » (This doesn't suck, expression consacrée chez Apple pour chanter les louanges d'un produit réussi).
Une affaire de personnel
Malgré cette réussite, il restait des mois de travail pour en faire un produit fini. Avitzur a demandé à son ami Greg Robbins de lui prêter main-forte. Celui-ci, également un travailleur indépendant chez Apple dont le contrat arrivait à échéance, a fait savoir à sa supérieure hiérarchique qu'il serait désormais sous la tutelle de Ron Avitzur, et celle-ci n'a pas demandé plus de précisions, lui laissant donc l'usage de son badge et de son bureau. De son côté, Avitzur en dit autant au sujet de Robbins, les deux comparses étant libérés de tout manager peuvent se focaliser sur leur travail et faire preuve d'une grande productivité, programmant douze heures par jour, sept jours par semaine, par effet d'émulation.
Si la plupart des employés d'Apple acceptaient la présence des deux ingénieurs sans se poser de questions, les plus curieux pouvaient donner lieu à des dialogues surréalistes :
Q : Vous travaillez ici ?
A : Non.
Q : Vous êtes un travailleur indépendant alors ?
A : En fait, non.
Q : Mais qui vous paye alors ?
A : Personne.
Q : Comment vivez-vous ?
A : Je vis simplement.
Q : (incrédule) Qu'est-ce que vous faites ici ?!
Sur quoi Avitzur faisait une démonstration de son logiciel, expliquant que le projet avait été annulé et qu'il restait pour le terminer, vivant sur ses économies. La plupart des ingénieurs d'Apple, qui ont pu connaître les travers d'une annulation de projet auquel ils se sont consacrés corps et âme, comprenaient parfaitement son initiative. Il faut dire que c'était loin d'être une première chez Apple, nombre de projets ayant connu le même destin : annulation et poursuite du travail par les ingénieurs sur leur temps libre, en plus de leur travail la journée, dans l'espoir de redonner vie au projet, avec parfois une fin heureuse. Avitzur cite le projet au nom de code Spectre qui fut ainsi tué et ressuscité pas moins de cinq fois. Avitzur et Robbins n'avaient fait que poursuivre cette tradition en poussant sa logique jusqu'à son paroxysme, puisque tout leur temps était désormais du temps libre.
Il faut dire que la pratique est loin de se limiter à Apple, puisqu'elle bénéficie même d'une dénomination outre-Atlantique : les projets « Skunk Works » (littéralement "travaux de moufette") tirent leur nom d'une filiale secrète de Lokheed Martin, dans laquelle les employés pouvaient laisser libre court à leur créativité et à leur productivité grâce à une supervision limitée. C'est notamment ainsi que sont nés les projets secrets tels le célèbre avion furtif SR-71 « BlackBird ».
La main dans le sac
Malgré tout, les deux ingénieurs ont fini par se faire repérer alors que des salariés devaient prendre possession des bureaux qu'ils occupaient indument. Leurs badges furent annulés et on les pria de quitter les lieux séance tenante. Ils ne durent le salut de leur projet qu'à un plan social, qui mit fin à 20 % des contrats de travail chez Apple, leur offrant par là même des bureaux où ils pourraient travailler tranquillement. Il leur restait cependant à s'insinuer dans les locaux sans le moindre badge. Rien de plus simple : il leur suffisait de faire le pied de grue devant les locaux en attendant que des employés se présentent, et de les suivre à l'intérieur l'air détaché, en arborant leurs vieux badges inactifs pour tromper toute vigilance.
Mais l'intrépide duo a fini par arriver à bout de ses propres compétences : pour livrer un produit fini, il lui fallait le concours de bien d'autres talents. Le logiciel devait être peaufiné et testé en profondeur, et si les deux ingénieurs se sont occupés du moteur principal sans trop de peine, c'était une tout autre affaire pour amener la calculatrice graphique au niveau escompté. La providence allait venir leur prêter main-forte, puisque deux responsables en Assurance Qualité, et un ingénieur spécialisé en rendu tridimensionnel sont spontanément venus leur apporter leur concours, bientôt rejoints par d'autres pour les graphismes, la documentation, l'interface utilisateur, etc. « Le secret de la programmation, ça n'est pas l'intelligence, bien que ça aide. Ça n'est pas non plus le dur labeur ni l'expérience, bien que ça aide aussi. Le secret de la programmation, c'est avoir des amis intelligents », déclare Avitzur.
Alors que le projet commençait résolument à prendre forme, il restait un écueil de taille : comment faire en sorte que le logiciel se retrouve sur les disques durs des Power Mac ? Si tout semblait jusqu'ici fonctionner de manière officieuse, la perspective que Calculatrice Graphique ne voie jamais le jour et que tous ces efforts restent vains hantait Ron Avitzur. Il fut soulagé par l'assurance de l'ingénieur responsable de la conformation du Golden Master (le disque qui servirait à remplir ceux des Power Mac) qu'au pire des cas il pourrait toujours glisser subrepticement le logiciel dessus à la dernière minute, à l'insu de tous.
Une fois cet épineux problème apparemment résolu, l'investissement bénévole des ingénieurs d'Apple s'est décuplé de toutes parts. Ainsi, l'équipe a pu disposer de deux prototypes de Power Mac livrés en catimini, une ressource rare et précieuse alors que les responsables du système d'exploitation eux-mêmes n'en avaient que quelques dizaines. La consigne était claire : « Officiellement, cette machine n'existe pas, ça n'est pas moi qui vous l'ai donnée, et je ne vous ai jamais vu. Assurez-vous qu'elle ne sorte pas du bâtiment. »
La hiérarchie s'en mêle
Les choses semblaient aboutir lorsque des ingénieurs qui participaient au projet ont pris sur eux d'organiser une démonstration à leurs responsables. Ron Avitzur présenta son logiciel durant une vingtaine de minutes devant une douzaine de personnes, visiblement impressionnées. Vint le moment de répondre aux questions gênantes : « Qui est votre responsable ? A quel groupe appartenez-vous ? Pourquoi n'avons-nous pas vu ça plus tôt ? » A ses réponses, ils croient d'abord à une mauvaise blague, mais finissent par réaliser qu'elles ont tout ce qu'il y a de plus sérieux. « Ne dites pas un mot de cette histoire », finissent-ils par asséner.
Néanmoins, les responsables d'Apple, séduits par le potentiel du logiciel pour le monde de l'éducation, décident de faciliter un peu les choses pour l'équipe rebelle. Ils envoyèrent des responsables de l'Assurance Qualité prêter main-forte au projet, ignorant que ceux-ci travaillaient déjà dessus. L'équipe de traduction mit en place l'adaptation en vingt langues du logiciel. Le groupe dédié à l'Interface Utilisateur lança une étude de convivialité. Mais Greg et Ron devaient toujours se glisser en douce dans les locaux : les responsables du projet PowerPC ne pouvaient pas leur obtenir de badges sans commande officielle. Ils ne pouvaient obtenir une commande sans contrat. Et ils ne pouvaient obtenir de contrat sans passer par le département Apple Legal, qui aurait fait une apoplexie et mis tout le monde à la porte.
Mais là encore, la solution allait venir d'un détournement du système. Excédé de voir les deux francs-tireurs « roder » chaque matin, un salarié d'Apple a décidé de prendre les choses en main, et d'appeler l'administration responsable de l'attribution des badges. S'en suit une conversation surréaliste, où l'employé tente d'expliquer que les deux ingénieurs ne sont pas sur les fiches de paye d'Apple, qu'ils n'y a pas de bon de commande, ni de contrat pour justifier de quoi que ce soit. De guerre lasse, les badges de « personnel d'entretien » finissent par être délivrés le lendemain, au prix d'un pieux mensonge sur la fiche de déclaration (cautionné par les instances décisionnaires). Après des mois de tapinois, Ron Avitzur et Greg Robbins pouvaient enfin circuler librement dans le campus d'Apple, sans pour autant avoir la moindre fonction officielle.
Le projet suit son cours, et le test de convivialité mené auprès d'enseignants et d'étudiants s'avère douloureux : il faut revoir l'interface utilisateur. Mais avec la reconnaissance semi-officielle du projet, celui-ci finit par se faire connaître au-delà du campus de Cupertino. Après une démonstration à des développeurs externes, Apple reçoit l'appel d'une personne clamant que le logiciel viole un de ses brevets. Pire encore, Wolfram, l'éditeur de Mathematica, exige l'abandon pur et simple du projet. Apple décline poliment, et monte à la défense du projet, alors même qu'une semaine plus tôt à peine ses deux instigateurs devaient se glisser subrepticement dans ses locaux.
En novembre, les ingénieurs font des journées de seize heures, sans jour de repos, alors que la date fatidique approche. Mais le logiciel est enfin prêt en janvier 1994, deux mois avant la sortie des tout premiers Power Mac. La Calculatrice Graphique sera livrée en standard sur tous les Mac, jusqu'à ce qu'Apple la remplace, onze ans après, par Grapher à partir de Mac OS X 10.4.
Naturellement Apple Legal, après s'être remise de son apoplexie, a tâché d'aplanir l'imbroglio juridique que représentait l'application, réalisée en dépit de toutes ses règles. Avitzur a signé un accord de licence permettant à Apple d'exploiter son logiciel, tout en proposant une version commerciale, plus complète, par le biais de sa société Pacific Tech, qui proposera même une version pour Windows, et qui continue aujourd'hui encore de vendre le logiciel. Avitzur aurait bien aimé livrer sa version en standard avec Windows 98, mais hélas la sécurité des locaux de Microsoft laissait moins à désirer que celle d'Apple.