Le débat autour de la neutralité du Net prend une nouvelle ampleur outre atlantique autour d'accusations concernant des accords suspects entre Google et Verizon. Mais la neutralité du Net n'est-elle pas qu'un pur concept dont la mise en application pourrait être plus problématique que salvatrice ?
Pas de contrôle sur les tuyaux
Commençons par cerner le débat : Internet se trouve au croisement du contenant et des contenus. Il s'agit d'une part d'un réseau physique, pour la plus grande partie appartenant à des opérateurs privés, et de l'autre d'informations, l'un n'ayant aucune valeur sans l'autre, et réciproquement. Le principe de la neutralité du Net, apparu en 2003 et qu'on a quelque peu assaisonné à toutes les sauces depuis, se résume à la distribution non-discriminatoire des données, quelle que soit leur source, leur destination, ou leur nature.
Concrètement, cela signifie que, idéalement, votre fournisseur d'accès à Internet ne devrait pas empêcher l'accès aux sites de ses concurrents par exemple, ou proposer des contenus exclusifs par types d'abonnements. Internet doit rester Internet, quel que soit le tuyau par lequel il passe. Mais il s'agit là d'un principe vertueux qui, dans les faits, n'a guère d'incarnation légale à proprement parler, la liberté d'entreprendre et le droit de la propriété étant des principes présidant aux initiatives de chacun, en espérant que le marché se régulera par lui-même. Dans les faits, il semble en effet qu'une auto-régulation se mette en place à en juger par le sens de l'histoire, la concurrence, lorsqu'elle est effective, pousse spontanément à un meilleur service pour un coût moins élevé.
Le débat porte plus particulièrement sur les réseaux sans fil, le cas du Réseau Téléphonique Commuté étant réglé depuis bien longtemps. Et précisément c'est le sort que les opérateurs cellulaires veulent à tout prix éviter, ou au pire retarder. Pensez-y, les plus jeunes d'entre vous l'ignorent sans doute, mais il fut un temps où France Telecom, alors monopole national, proposait sur son réseau téléphonique des transmissions de données à la tarification séparée des conversations téléphoniques classiques, notamment par le biais du vénérable minitel.
Effondrement du cours du bit
Le service télétel 36 15, l'un des plus populaires, coûtait 9,15 € de l'heure, et à 1200 bits par seconde, on ne téléchargeait pas grand chose dans ce laps de temps, à tel point qu'une comparaison du coût par bit avec les tarifications actuelles dépasse l'entendement : avec le même réseau physique, le bit transité par minitel coûtait plus de quatre millions et demi de fois plus cher à l'usager que le bit transité par une offre ADSL (sur la base d'un forfait mensuel à 30 euros et d'un débit à 24 megabits par seconde). Notons toutefois que, outre l'état de la technologie d'alors, le modèle économique était bien différent de ce qu'on peut trouver à l'heure actuelle sur Internet, la facturation étant partagée pour moitié entre l'opérateur et le prestataire du service minitel concerné. Malgré tout, le passage d'une tarification basée sur le temps de connexion à celui basé sur un forfait mensuel illimité a totalement bouleversé le paysage des télécommunications.
De même, les communications téléphoniques classiques sont facturées en fonction de la durée et de la distance d'appel, des tracas annihilés par la voix sur IP qui offre des communications gratuites et illimitées à l'international, et qui désormais représentent en France la majorité des communications téléphoniques, bien que les abonnements au haut débit soient toujours moins nombreux que ceux au bon vieux téléphone classique. Alors qu'autrefois les opérateurs du téléphone fixe avaient toute latitude de créer des tarifications artificielles en fonction de la nature des données transmises, ils ont perdu ce privilège avec l'ouverture du marché et la multiplication des offres triple-play.
Eviter une carrière de "vendeurs de tuyaux"
Les opérateurs mobiles se retrouvent dans le même cas de figure, en proposant des forfaits qui varient sur les thèmes de la voix et des données (WAP, Internet, SMS, MMS…). La spécification va même plus loin puisque les opérateurs entendent réguler la nature des transmissions internet, avec l'interdiction, la surfacturation ou la limitation du débit pour certains protocoles comme la VoIP, le peer-to-peer ou FaceTime, ou encore de certaines pratiques comme l'utilisation d'un smartphone comme modem, ces régulations étant basées sur l'argument de la saturation des réseaux 3G. Mais pour les opérateurs, il s'agit avant tout de "valoriser" leurs offres et d'éviter de transformer leur réseau en tuyaux aveugles, comme cela s'est produit pour le RTC.
Car avec l'iPhone, Apple a réussi le tour de force de dicter sa volonté aux opérateurs mobiles auxquels elle a, dans un premier temps, accordé son exclusivité : l'iPhone n'avait de sens qu'avec un forfait internet illimité. La boîte de Pandore était désormais ouverte et les opérateurs ont cédé là un point crucial de leur "souveraineté" sur la tarification de leurs services. Avec des connexions illimitées à Internet, la tarification à la minute de voix n'a plus de raison d'être et révèle sa valeur fictive : pour l'utilisateur final, le service facturé ne tient plus à la nature ou à la durée de la communication, mais à la seule capacité d'échanger des données sur un mois donné et dans la seule limite de son équipement, tout comme sur le réseau câblé. Comme le souligne Xavier Niel, patron d'Iliad/Free : « Les opérateurs deviennent des vendeurs de tuyaux, ce qui n’est pas très attirant, mais, après tout, c’est leur métier » (lire Xavier Niel évoque un décodeur Apple et un iPhone trop cher).
En matière de libre marché, la valeur d'un produit ou d'un service ne dépend que de l'offre et de la demande. Tant que le client est prêt à payer le prix demandé, le fournisseur a toute latitude de facturer ce qu'il veut comme bon lui semble en toute légalité. Mais lorsqu'un concurrent vient changer la donne et révèle que le service n'est pas constitué par une durée de communication ni par sa nature, mais bien par un volume de données (car c'est bien en ces termes que les opérateurs conçoivent leurs coûts), les consommateurs s'adaptent et réalisent que dans ce contexte ils n'ont que faire des minutes ou de la nature des données échangées : ce qu'ils veulent, c'est accéder à la capacité d'échanger des données, quelle que soit la durée des échanges, et la nature des données. Un bit reste un bit, peu importe qu'il soit constitutif d'une image, d'un texte, ou d'un son.Il n'aurait jamais paru concevable que la tarification des communications téléphoniques fluctue en fonction de votre sujet de conversation, et c'est pourtant bien ce qui se passe pour les données.
En profiter tant qu'on le peut encore…
Malgré tout la plupart des opérateurs freinent des quatre fers face à cette marche forcée, la perspective d'une division de leurs revenus comparable à celle mise en avant plus haut concernant le minitel n'étant guère réjouissante. Et Dieu sait que tout aura été fait pour valoriser au maximum l'offre des réseaux mobiles : aux États-Unis par exemple, un appel mobile est facturé à l'appelé comme à l'appelant. En 2009 les SMS, par nature inférieurs ou égaux à 1120 bits (soit une véritable peccadille) sont facturés en moyenne 0,042 euros en France, c'est à dire au mieux 17 fois plus cher qu'un bit transité sur minitel, ou encore 81 millions de fois le prix d'un bit transité par ADSL…
Certes, il faut comparer ce qui est comparable. On pourrait arguer que les frais de fonctionnement sont plus élevés pour les opérateurs mobiles, ce dont il est toutefois permis de douter, l'infrastructure d'un réseau sans fil étant ce qu'il est, et sachant qu'un bit transmis par la Nasa au télescope Hubble lui coûte 29 fois moins cher… Le terme de "prix astronomique" (ou littéralement "exorbitant"…) semble donc même en deçà de la réalité, ce qui laisse songeur quand on pense qu'en 2005 le tarif moyen d'un SMS était trois fois plus élevé qu'en 2009…
Même en utilisant une borne Femtocell, les opérateurs trouvent le moyen de décompter les minutes de communication de votre forfait mobile alors que les données transitent par votre propre abonnement ADSL (que vous payez déjà par ailleurs, et qui donc ne leur coûte rien). Dans les faits, c'est un peu comme si on vous facturait l'utilisation du WiFi à la minute sur votre propre matériel domestique, sur la seule justification du manque à gagner…
Scandaleux vol caractérisé ? Oui et non : libre à chacun de ne pas prendre de tels abonnements, et si les consommateurs suivent, c'est que l'offre est en adéquation avec la demande, faute de quoi elle serait bien forcée de s'adapter ou de disparaître. Avec 95,8% de la population française équipée d'un téléphone mobile, le moins qu'on puisse dire c'est que les opérateurs auraient tort de se priver. Au delà, à charge de la libre concurrence de mettre en place des tarifs plus abordables, ce qui ajuste la demande en conséquence : nul ne payerait un produit 100 euros chez le fournisseur A, si le même produit est proposé aux mêmes conditions pour 1 euro chez le fournisseur B. Il faut dire qu'en l'espèce la complication des différents forfaits chez les différents opérateurs, déjà peu enclins à la concurrence forcenée, ne simplifie pas les comparaisons…
Google retourne sa veste
C'est dans ce contexte qu'une controverse vient d'éclore aux USA : selon le New York Times, Google et Verizon auraient un accord secret qui permettrait potentiellement de favoriser les échanges de données sur les téléphones basés sur Android et/ou concernant les services en ligne de Google sur le réseau mobile (les réseaux DSL et fibre de Verizon étant exclus de cette disposition). Les deux sociétés ont opposé des dénégations peu convaincantes à cette affirmation. D'autant plus que, par ailleurs, elles ont conjointement promu dans une conférence de presse la notion de nouveaux services en ligne, liés aux connexions sans fils et séparés d'un "internet public", et sur lesquels la neutralité du Net n'aurait pas cours…
Si le propos n'a rien de surprenant venant de Verizon, voilà qui change malgré tout considérablement la politique affichée jusqu'ici par Google, qui auparavant se voulait un chantre de la neutralité du Net. La société de Mountain View avait en effet participé à une campagne dans ce sens en 2006, qui soulignait l'avenir qui se profilerait "si on laissait faire AT&T et Verizon". Mais elle a désormais plus d'un intérêt dans l'internet mobile. Le géant de la recherche a tâché malgré tout de rassurer : il n'est pas question de transférer ses services existants, tels que YouTube, sur des réseaux privés et exclusifs, et Google continuera de s'investir principalement sur "l'internet public". Google justifie cette exception pour les réseaux sans fil par le fait qu'il s'agit d'un marché plus compétitif et en mouvance constante. Les deux sociétés ont consenti à conserver la notion de neutralité du Net pour les réseaux câblés (Verizon propose aux US des offres fibre et DSL).
Avec la "4G" qui se profile à l'horizon, il ne fait guère de doute que l'accès à Internet sans fil sera dans les années à venir l'objet d'enjeux à la hauteur de ce que le haut débit a été pour les connexions câblées dans les années passées. Signe révélateur s'il en est, la quasi-totalité des opérateurs américains a d'ailleurs abandonné ses efforts pour mettre le réseau câblé national à la hauteur d'autres pays.
Jusqu'où ne pas légiférer ?
Si les opérateurs conservent des moyens d'organiser des péages, des files à diverses vitesses, et d'autres réservées à certains types de contenus, la métaphore des "autoroutes de l'information" n'aura jamais été plus appropriée. Peut-on légiférer et réguler ce qui relève du domaine privé ? Dans une certaine mesure, oui, puisque les opérateurs ont pu bâtir leurs réseaux sur des concessions de ressources nationales, dont l'obtention peut être soumise à conditions. Néanmoins il ne faut pas occulter que le retour sur investissement doit être à la hauteur des sommes considérables qui sont placées dans la création d'un réseau national pour susciter l'intérêt des opérateurs, faute de quoi nul n'en sera plus avancé au final : c'est bien la perspective de juteux profits qui incitent les opérateurs à des investissements pareils, qui peuvent prendre des années à amortir malgré tout.
D'autre part, la portée de telles décisions peut être délicate à jauger (quid des serveurs privés qui ont toute latitude pour faire leurs propres choix technologiques, ceux-ci pouvant être de nature à exclure l'accès à certains internautes ? Peut-on décemment interdire l'utilisation de Flash, la création d'un protocole privé de messagerie instantanée, ou le développement d'une application sur l'App Store sous prétexte d'incompatibilités techniques ? Lire Plus d'exigences européennes pour les nouvelles technologies).
Si nombre de nations ont lancé des réflexions plus ou moins avancées sur une sanctuarisation du Net, dans les faits il s'avère bien délicat de promulguer des lois allant dans ce sens. Récemment la commission fédérale des communications américaine (FCC) s'est vue désavouée par une cour d'appel fédérale après avoir condamné Comcast pour avoir limité le débit du peer-to-peer sur son réseau, ce que la FCC a considéré comme une mise en péril de la neutralité du Net. D'autre part, peut-on interdire aux opérateurs télécom des contenus exclusifs sachant que nul n'a jamais eu de cas de conscience à ce que la pratique soit courante pour les opérateurs du câble et du satellite ? Enfin, l'Electronic Frontier Foundation attire l'attention sur les dangers d'une gouvernance politique du réseau.
En tout état de cause, ces régulations ne permettront que de gagner du temps : les opérateurs ne pourront profiter du status quo que jusqu'à ce qu'un franc-tireur vienne jouer les trouble-fête, comme l'a déjà démontré l'expérience, et les intérêts de bouleverser un marché ne manquent pas pour les outsiders en quête de forte croissance. Au risque de créer de véritables imbroglios, il peut s'avérer préférable de laisser la libre concurrence corriger le tir d'elle-même, pour peu que les armes soient égales et que les conditions favorables à une saine concurrence soient réunies. A défaut, il sera toujours temps de légiférer par la suite, à la faveur d'un abus de position dominante. D'ici là, Google, Verizon et les autres sont libres de s'enfermer dans ces logiques, mais rien ne dit qu'il s'agit là d'un calcul payant sur le long terme : la marche vers la fin des privilèges des opérateurs mobiles est engagée, et il y aura fort à faire pour l'empêcher.
Pas de contrôle sur les tuyaux
Commençons par cerner le débat : Internet se trouve au croisement du contenant et des contenus. Il s'agit d'une part d'un réseau physique, pour la plus grande partie appartenant à des opérateurs privés, et de l'autre d'informations, l'un n'ayant aucune valeur sans l'autre, et réciproquement. Le principe de la neutralité du Net, apparu en 2003 et qu'on a quelque peu assaisonné à toutes les sauces depuis, se résume à la distribution non-discriminatoire des données, quelle que soit leur source, leur destination, ou leur nature.
Concrètement, cela signifie que, idéalement, votre fournisseur d'accès à Internet ne devrait pas empêcher l'accès aux sites de ses concurrents par exemple, ou proposer des contenus exclusifs par types d'abonnements. Internet doit rester Internet, quel que soit le tuyau par lequel il passe. Mais il s'agit là d'un principe vertueux qui, dans les faits, n'a guère d'incarnation légale à proprement parler, la liberté d'entreprendre et le droit de la propriété étant des principes présidant aux initiatives de chacun, en espérant que le marché se régulera par lui-même. Dans les faits, il semble en effet qu'une auto-régulation se mette en place à en juger par le sens de l'histoire, la concurrence, lorsqu'elle est effective, pousse spontanément à un meilleur service pour un coût moins élevé.
Le débat porte plus particulièrement sur les réseaux sans fil, le cas du Réseau Téléphonique Commuté étant réglé depuis bien longtemps. Et précisément c'est le sort que les opérateurs cellulaires veulent à tout prix éviter, ou au pire retarder. Pensez-y, les plus jeunes d'entre vous l'ignorent sans doute, mais il fut un temps où France Telecom, alors monopole national, proposait sur son réseau téléphonique des transmissions de données à la tarification séparée des conversations téléphoniques classiques, notamment par le biais du vénérable minitel.
Effondrement du cours du bit
Le service télétel 36 15, l'un des plus populaires, coûtait 9,15 € de l'heure, et à 1200 bits par seconde, on ne téléchargeait pas grand chose dans ce laps de temps, à tel point qu'une comparaison du coût par bit avec les tarifications actuelles dépasse l'entendement : avec le même réseau physique, le bit transité par minitel coûtait plus de quatre millions et demi de fois plus cher à l'usager que le bit transité par une offre ADSL (sur la base d'un forfait mensuel à 30 euros et d'un débit à 24 megabits par seconde). Notons toutefois que, outre l'état de la technologie d'alors, le modèle économique était bien différent de ce qu'on peut trouver à l'heure actuelle sur Internet, la facturation étant partagée pour moitié entre l'opérateur et le prestataire du service minitel concerné. Malgré tout, le passage d'une tarification basée sur le temps de connexion à celui basé sur un forfait mensuel illimité a totalement bouleversé le paysage des télécommunications.
De même, les communications téléphoniques classiques sont facturées en fonction de la durée et de la distance d'appel, des tracas annihilés par la voix sur IP qui offre des communications gratuites et illimitées à l'international, et qui désormais représentent en France la majorité des communications téléphoniques, bien que les abonnements au haut débit soient toujours moins nombreux que ceux au bon vieux téléphone classique. Alors qu'autrefois les opérateurs du téléphone fixe avaient toute latitude de créer des tarifications artificielles en fonction de la nature des données transmises, ils ont perdu ce privilège avec l'ouverture du marché et la multiplication des offres triple-play.
Eviter une carrière de "vendeurs de tuyaux"
Les opérateurs mobiles se retrouvent dans le même cas de figure, en proposant des forfaits qui varient sur les thèmes de la voix et des données (WAP, Internet, SMS, MMS…). La spécification va même plus loin puisque les opérateurs entendent réguler la nature des transmissions internet, avec l'interdiction, la surfacturation ou la limitation du débit pour certains protocoles comme la VoIP, le peer-to-peer ou FaceTime, ou encore de certaines pratiques comme l'utilisation d'un smartphone comme modem, ces régulations étant basées sur l'argument de la saturation des réseaux 3G. Mais pour les opérateurs, il s'agit avant tout de "valoriser" leurs offres et d'éviter de transformer leur réseau en tuyaux aveugles, comme cela s'est produit pour le RTC.
Car avec l'iPhone, Apple a réussi le tour de force de dicter sa volonté aux opérateurs mobiles auxquels elle a, dans un premier temps, accordé son exclusivité : l'iPhone n'avait de sens qu'avec un forfait internet illimité. La boîte de Pandore était désormais ouverte et les opérateurs ont cédé là un point crucial de leur "souveraineté" sur la tarification de leurs services. Avec des connexions illimitées à Internet, la tarification à la minute de voix n'a plus de raison d'être et révèle sa valeur fictive : pour l'utilisateur final, le service facturé ne tient plus à la nature ou à la durée de la communication, mais à la seule capacité d'échanger des données sur un mois donné et dans la seule limite de son équipement, tout comme sur le réseau câblé. Comme le souligne Xavier Niel, patron d'Iliad/Free : « Les opérateurs deviennent des vendeurs de tuyaux, ce qui n’est pas très attirant, mais, après tout, c’est leur métier » (lire Xavier Niel évoque un décodeur Apple et un iPhone trop cher).
En matière de libre marché, la valeur d'un produit ou d'un service ne dépend que de l'offre et de la demande. Tant que le client est prêt à payer le prix demandé, le fournisseur a toute latitude de facturer ce qu'il veut comme bon lui semble en toute légalité. Mais lorsqu'un concurrent vient changer la donne et révèle que le service n'est pas constitué par une durée de communication ni par sa nature, mais bien par un volume de données (car c'est bien en ces termes que les opérateurs conçoivent leurs coûts), les consommateurs s'adaptent et réalisent que dans ce contexte ils n'ont que faire des minutes ou de la nature des données échangées : ce qu'ils veulent, c'est accéder à la capacité d'échanger des données, quelle que soit la durée des échanges, et la nature des données. Un bit reste un bit, peu importe qu'il soit constitutif d'une image, d'un texte, ou d'un son.Il n'aurait jamais paru concevable que la tarification des communications téléphoniques fluctue en fonction de votre sujet de conversation, et c'est pourtant bien ce qui se passe pour les données.
En profiter tant qu'on le peut encore…
Malgré tout la plupart des opérateurs freinent des quatre fers face à cette marche forcée, la perspective d'une division de leurs revenus comparable à celle mise en avant plus haut concernant le minitel n'étant guère réjouissante. Et Dieu sait que tout aura été fait pour valoriser au maximum l'offre des réseaux mobiles : aux États-Unis par exemple, un appel mobile est facturé à l'appelé comme à l'appelant. En 2009 les SMS, par nature inférieurs ou égaux à 1120 bits (soit une véritable peccadille) sont facturés en moyenne 0,042 euros en France, c'est à dire au mieux 17 fois plus cher qu'un bit transité sur minitel, ou encore 81 millions de fois le prix d'un bit transité par ADSL…
Certes, il faut comparer ce qui est comparable. On pourrait arguer que les frais de fonctionnement sont plus élevés pour les opérateurs mobiles, ce dont il est toutefois permis de douter, l'infrastructure d'un réseau sans fil étant ce qu'il est, et sachant qu'un bit transmis par la Nasa au télescope Hubble lui coûte 29 fois moins cher… Le terme de "prix astronomique" (ou littéralement "exorbitant"…) semble donc même en deçà de la réalité, ce qui laisse songeur quand on pense qu'en 2005 le tarif moyen d'un SMS était trois fois plus élevé qu'en 2009…
Même en utilisant une borne Femtocell, les opérateurs trouvent le moyen de décompter les minutes de communication de votre forfait mobile alors que les données transitent par votre propre abonnement ADSL (que vous payez déjà par ailleurs, et qui donc ne leur coûte rien). Dans les faits, c'est un peu comme si on vous facturait l'utilisation du WiFi à la minute sur votre propre matériel domestique, sur la seule justification du manque à gagner…
Scandaleux vol caractérisé ? Oui et non : libre à chacun de ne pas prendre de tels abonnements, et si les consommateurs suivent, c'est que l'offre est en adéquation avec la demande, faute de quoi elle serait bien forcée de s'adapter ou de disparaître. Avec 95,8% de la population française équipée d'un téléphone mobile, le moins qu'on puisse dire c'est que les opérateurs auraient tort de se priver. Au delà, à charge de la libre concurrence de mettre en place des tarifs plus abordables, ce qui ajuste la demande en conséquence : nul ne payerait un produit 100 euros chez le fournisseur A, si le même produit est proposé aux mêmes conditions pour 1 euro chez le fournisseur B. Il faut dire qu'en l'espèce la complication des différents forfaits chez les différents opérateurs, déjà peu enclins à la concurrence forcenée, ne simplifie pas les comparaisons…
Google retourne sa veste
C'est dans ce contexte qu'une controverse vient d'éclore aux USA : selon le New York Times, Google et Verizon auraient un accord secret qui permettrait potentiellement de favoriser les échanges de données sur les téléphones basés sur Android et/ou concernant les services en ligne de Google sur le réseau mobile (les réseaux DSL et fibre de Verizon étant exclus de cette disposition). Les deux sociétés ont opposé des dénégations peu convaincantes à cette affirmation. D'autant plus que, par ailleurs, elles ont conjointement promu dans une conférence de presse la notion de nouveaux services en ligne, liés aux connexions sans fils et séparés d'un "internet public", et sur lesquels la neutralité du Net n'aurait pas cours…
Si le propos n'a rien de surprenant venant de Verizon, voilà qui change malgré tout considérablement la politique affichée jusqu'ici par Google, qui auparavant se voulait un chantre de la neutralité du Net. La société de Mountain View avait en effet participé à une campagne dans ce sens en 2006, qui soulignait l'avenir qui se profilerait "si on laissait faire AT&T et Verizon". Mais elle a désormais plus d'un intérêt dans l'internet mobile. Le géant de la recherche a tâché malgré tout de rassurer : il n'est pas question de transférer ses services existants, tels que YouTube, sur des réseaux privés et exclusifs, et Google continuera de s'investir principalement sur "l'internet public". Google justifie cette exception pour les réseaux sans fil par le fait qu'il s'agit d'un marché plus compétitif et en mouvance constante. Les deux sociétés ont consenti à conserver la notion de neutralité du Net pour les réseaux câblés (Verizon propose aux US des offres fibre et DSL).
Avec la "4G" qui se profile à l'horizon, il ne fait guère de doute que l'accès à Internet sans fil sera dans les années à venir l'objet d'enjeux à la hauteur de ce que le haut débit a été pour les connexions câblées dans les années passées. Signe révélateur s'il en est, la quasi-totalité des opérateurs américains a d'ailleurs abandonné ses efforts pour mettre le réseau câblé national à la hauteur d'autres pays.
Jusqu'où ne pas légiférer ?
Si les opérateurs conservent des moyens d'organiser des péages, des files à diverses vitesses, et d'autres réservées à certains types de contenus, la métaphore des "autoroutes de l'information" n'aura jamais été plus appropriée. Peut-on légiférer et réguler ce qui relève du domaine privé ? Dans une certaine mesure, oui, puisque les opérateurs ont pu bâtir leurs réseaux sur des concessions de ressources nationales, dont l'obtention peut être soumise à conditions. Néanmoins il ne faut pas occulter que le retour sur investissement doit être à la hauteur des sommes considérables qui sont placées dans la création d'un réseau national pour susciter l'intérêt des opérateurs, faute de quoi nul n'en sera plus avancé au final : c'est bien la perspective de juteux profits qui incitent les opérateurs à des investissements pareils, qui peuvent prendre des années à amortir malgré tout.
D'autre part, la portée de telles décisions peut être délicate à jauger (quid des serveurs privés qui ont toute latitude pour faire leurs propres choix technologiques, ceux-ci pouvant être de nature à exclure l'accès à certains internautes ? Peut-on décemment interdire l'utilisation de Flash, la création d'un protocole privé de messagerie instantanée, ou le développement d'une application sur l'App Store sous prétexte d'incompatibilités techniques ? Lire Plus d'exigences européennes pour les nouvelles technologies).
Si nombre de nations ont lancé des réflexions plus ou moins avancées sur une sanctuarisation du Net, dans les faits il s'avère bien délicat de promulguer des lois allant dans ce sens. Récemment la commission fédérale des communications américaine (FCC) s'est vue désavouée par une cour d'appel fédérale après avoir condamné Comcast pour avoir limité le débit du peer-to-peer sur son réseau, ce que la FCC a considéré comme une mise en péril de la neutralité du Net. D'autre part, peut-on interdire aux opérateurs télécom des contenus exclusifs sachant que nul n'a jamais eu de cas de conscience à ce que la pratique soit courante pour les opérateurs du câble et du satellite ? Enfin, l'Electronic Frontier Foundation attire l'attention sur les dangers d'une gouvernance politique du réseau.
En tout état de cause, ces régulations ne permettront que de gagner du temps : les opérateurs ne pourront profiter du status quo que jusqu'à ce qu'un franc-tireur vienne jouer les trouble-fête, comme l'a déjà démontré l'expérience, et les intérêts de bouleverser un marché ne manquent pas pour les outsiders en quête de forte croissance. Au risque de créer de véritables imbroglios, il peut s'avérer préférable de laisser la libre concurrence corriger le tir d'elle-même, pour peu que les armes soient égales et que les conditions favorables à une saine concurrence soient réunies. A défaut, il sera toujours temps de légiférer par la suite, à la faveur d'un abus de position dominante. D'ici là, Google, Verizon et les autres sont libres de s'enfermer dans ces logiques, mais rien ne dit qu'il s'agit là d'un calcul payant sur le long terme : la marche vers la fin des privilèges des opérateurs mobiles est engagée, et il y aura fort à faire pour l'empêcher.