Alors que la tablette n'en finit plus de ne pas arriver et que la semaine à venir promet d'être très, très longue, revenons sur la genèse de son ancêtre, le Newton, qui connut 6 ans de gestation dans les laboratoires d'Apple, avant de voir Steve Jobs mettre fin à sa carrière en 1998.
En 1984, Steve Sakoman quitte Hewlett-Packard pour travailler chez Apple, où il dirigea le développement de la branche matérielle durant trois années, pendant lesquelles son unité mit au point cinq modèles de Macintosh. Mais Sakoman, que ses collègues chez Apple surnomment "le vrai Steve" depuis le départ de Jobs, avait d'autres ambitions que de créer des Mac à la chaîne, et voulait concevoir sa propre machine. Au printemps 1987, il fait part de sa frustration à Jean-Louis Gassée, alors directeur des produits, et de son intention de fonder son entreprise pour mettre au point un appareil communiquant, en repensant l'ordinateur personnel, sur lequel on pourrait écrire et dont la taille varierait d'un modèle de poche à une version numérique du tableau blanc. Gassée fut séduit et décida de se lancer dans l'aventure avec Sakoman et trois autres partenaires, dont Mitchell D. Kapor, l'inventeur du tableur Lotus 1-2-3, et son ami et développeur émérite S. Jerrold Kaplan.
Après quelques semaines de "brainstorming", il s'avère que les fortes personnalités de Gassée, Kapor et Kaplan empêchent toute issue constructive et les partenaires en viennent à un amer constat d'échec. Gassée convainc Sakoman de le laisser parler du projet à John Sculley, PDG d'Apple, pour le réintégrer à la firme de Cupertino. Sakoman accepte, mais pose ses conditions : l'atelier devait être physiquement séparé des bureaux d'Apple, Sakoman exigeait le contrôle absolu sur son environnement, et Apple ne pouvait demander que l'appareil soit compatible avec aucun de ses prédécesseurs. Contre toute attente, Sculley donne son aval, et le groupe se met au travail en juillet 1987.
Il faut dire que Sculley cherchait à sortir de l'ornière du Mac, et souhaitait lui trouver un successeur afin qu'Apple n'ait pas les deux pieds dans le même sabot. Par exemple, c'est de cette volonté qu'est née la vidéo futuriste du Knowledge Navigator à la même époque (voir notre une Retour vers le futur).
L'équipe du Newton s'agrandit au cours des deux années suivantes, et met au point ses premiers processeurs et une carte mère de Mac qui simule certaines fonctions du Newton. Mais le Newton était également sous la pression d'un autre groupe de travail, mené par les vétérans du Macintosh original que sont Bill Atkinson et Andy Hertzfeld, et dont l'objet était également un appareil portatif intelligent. Sculley donne finalement sa préférence au Newton, et le second groupe de travail est lancé comme entreprise indépendante, General Magic, qui mettra sur le marché le système Magic Cap. La société ne décollera jamais vraiment, et finira par vendre la plupart de sa propriété intellectuelle à Microsoft en 1998.
Mais en l'absence de toute contrainte des instances dirigeantes d'Apple, l'équipe du Newton oublie toute notion de réalisme économique : le prototype incluait notamment deux coûteux processeurs Hobbit d'AT&T, et la puissance de calcul d'une station de travail de Sun, il pesait plus de deux kilos et, en tenant compte des marges que pratiquait Apple à l'époque, se serait vendu entre 5000 et 8000 dollars…
Le conseil d'administration finit par vouloir mettre fin au projet. Sakoman démissionne en mars 1990, et Gassée est remercié peu après. Les deux hommes se retrouveront pour fonder Be, que les observateurs d'alors croyaient destinée à créer son propre PDA. Ironie du sort, Be fut rachetée en 2001 par PalmSource, et Sakoman se retrouva responsable de leurs produits et participa à la réalisation de Palm OS 6, avant de retourner chez Apple en qualité de vice-président sous la direction d'Avie Tevanian en 2003, un transfert qui donna naissance à des rumeurs sur une hypothétique tablette Apple. Il quitta à nouveau la firme de Cupertino fin 2005/début 2006.
Mais revenons-en au parcours agité du Newton : Sculley demande ensuite à Larry Tesler de voir s'il était possible de tirer quelque chose du Newton, de récupérer ce qui était exploitable et de se débarrasser du reste. Tesler a voulu donner sa chance au projet, et a d'abord cherché à voir s'il était possible d'en faire un produit moins cher, plus petit et plus léger. Il mit au défi les ingénieurs de réduire les coûts de moitié, et après quelques semaines de dur labeur, ils mirent en place une stratégie qui permettrait d'aboutir à un produit avoisinant les 2000 dollars.
Mais le vice-président exécutif d'Apple, Al Eisenstat, avait toujours de gros doutes sur la viabilité du produit : il était convaincu que la reconnaissance d'écriture devait être irréprochable pour que le Newton ait une chance de succès, mais il ne pensait pas que son équipe était à la hauteur d'un tel défi. La solution vint d'une équipe de développeurs russes, qui avait mis au point un logiciel de reconnaissance d'écriture cursive et le proposa à Apple. Lors d'un voyage d'affaires durant lequel Sculley et Eisenstat devaient s’entretenir avec des membres du gouvernement de Gorbatchev, ils rencontrèrent les développeurs en question. L'accord fut conclu, la société Paragraph équiperait donc l'appareil d'Apple, et Eisenstat voyait ses inquiétudes levées.
Il fallut ensuite rendre le produit utilisable, le faire correspondre à des besoins concrets. Durant un an et demi, différentes équipes travaillèrent d'arrache-pied pour y parvenir, réduisant autant que possible sa taille, changeant de processeur (déjà un ARM à l'époque) et de système en cours de route. Apple finit par s'associer avec Sharp pour la fabrication de l'appareil, et lui fournit une licence d'exploitation de son logiciel, une première dans son histoire.
Finalement, après six ans de travail, le premier Newton MessagePad 100 fut dévoilé au public en 1993. D'autres modèles furent présentés, de même que des déclinaisons comme l'eMate, voué au monde de l'éducation, et préfigurant les Netbooks. Si le Newton impressionna par son avancée technologique et créa un nouveau marché, celui des Personal Digital Assistant, il n'eut jamais qu'un succès d'estime : trop cher, trop imprécis sur la reconnaissance d'écriture, il faisait plus œuvre d'objet de curiosité qu'autre chose. D'autres sociétés eurent plus de succès avec moins d'ambition, comme Palm. Naturellement, Microsoft s'intéressa à ce nouveau marché et sortit Windows CE pour ce qu'elle appelait des Pocket PC. C'est ce système qui évolua jusqu'à devenir Windows Mobile aujourd'hui.
Peu après son retour à Apple, Steve Jobs mit un terme au Newton en février 1998. Après les années noires, Apple est redevenue raisonnable, et si elle a toujours le don de mettre au point des appareils innovants et audacieux, ceux-ci sont autrement plus en adéquation avec leur marché potentiel que naguère. C'est probablement une des clés du succès insolent qu'Apple connaît ces dernières années, et à ce titre il sera intéressant de mesurer le chemin parcouru entre le Newton et la future tablette. L'iPhone a naturellement beaucoup été comparé à son ancêtre, et nul doute que l’iPad connaîtra le même sort.
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L'un des pères du Newton revient chez Apple
Pour quelques neurones de plus
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Après quelques semaines de "brainstorming", il s'avère que les fortes personnalités de Gassée, Kapor et Kaplan empêchent toute issue constructive et les partenaires en viennent à un amer constat d'échec. Gassée convainc Sakoman de le laisser parler du projet à John Sculley, PDG d'Apple, pour le réintégrer à la firme de Cupertino. Sakoman accepte, mais pose ses conditions : l'atelier devait être physiquement séparé des bureaux d'Apple, Sakoman exigeait le contrôle absolu sur son environnement, et Apple ne pouvait demander que l'appareil soit compatible avec aucun de ses prédécesseurs. Contre toute attente, Sculley donne son aval, et le groupe se met au travail en juillet 1987.
Il faut dire que Sculley cherchait à sortir de l'ornière du Mac, et souhaitait lui trouver un successeur afin qu'Apple n'ait pas les deux pieds dans le même sabot. Par exemple, c'est de cette volonté qu'est née la vidéo futuriste du Knowledge Navigator à la même époque (voir notre une Retour vers le futur).
L'équipe du Newton s'agrandit au cours des deux années suivantes, et met au point ses premiers processeurs et une carte mère de Mac qui simule certaines fonctions du Newton. Mais le Newton était également sous la pression d'un autre groupe de travail, mené par les vétérans du Macintosh original que sont Bill Atkinson et Andy Hertzfeld, et dont l'objet était également un appareil portatif intelligent. Sculley donne finalement sa préférence au Newton, et le second groupe de travail est lancé comme entreprise indépendante, General Magic, qui mettra sur le marché le système Magic Cap. La société ne décollera jamais vraiment, et finira par vendre la plupart de sa propriété intellectuelle à Microsoft en 1998.
Mais en l'absence de toute contrainte des instances dirigeantes d'Apple, l'équipe du Newton oublie toute notion de réalisme économique : le prototype incluait notamment deux coûteux processeurs Hobbit d'AT&T, et la puissance de calcul d'une station de travail de Sun, il pesait plus de deux kilos et, en tenant compte des marges que pratiquait Apple à l'époque, se serait vendu entre 5000 et 8000 dollars…
Le conseil d'administration finit par vouloir mettre fin au projet. Sakoman démissionne en mars 1990, et Gassée est remercié peu après. Les deux hommes se retrouveront pour fonder Be, que les observateurs d'alors croyaient destinée à créer son propre PDA. Ironie du sort, Be fut rachetée en 2001 par PalmSource, et Sakoman se retrouva responsable de leurs produits et participa à la réalisation de Palm OS 6, avant de retourner chez Apple en qualité de vice-président sous la direction d'Avie Tevanian en 2003, un transfert qui donna naissance à des rumeurs sur une hypothétique tablette Apple. Il quitta à nouveau la firme de Cupertino fin 2005/début 2006.
Mais revenons-en au parcours agité du Newton : Sculley demande ensuite à Larry Tesler de voir s'il était possible de tirer quelque chose du Newton, de récupérer ce qui était exploitable et de se débarrasser du reste. Tesler a voulu donner sa chance au projet, et a d'abord cherché à voir s'il était possible d'en faire un produit moins cher, plus petit et plus léger. Il mit au défi les ingénieurs de réduire les coûts de moitié, et après quelques semaines de dur labeur, ils mirent en place une stratégie qui permettrait d'aboutir à un produit avoisinant les 2000 dollars.
Mais le vice-président exécutif d'Apple, Al Eisenstat, avait toujours de gros doutes sur la viabilité du produit : il était convaincu que la reconnaissance d'écriture devait être irréprochable pour que le Newton ait une chance de succès, mais il ne pensait pas que son équipe était à la hauteur d'un tel défi. La solution vint d'une équipe de développeurs russes, qui avait mis au point un logiciel de reconnaissance d'écriture cursive et le proposa à Apple. Lors d'un voyage d'affaires durant lequel Sculley et Eisenstat devaient s’entretenir avec des membres du gouvernement de Gorbatchev, ils rencontrèrent les développeurs en question. L'accord fut conclu, la société Paragraph équiperait donc l'appareil d'Apple, et Eisenstat voyait ses inquiétudes levées.
Il fallut ensuite rendre le produit utilisable, le faire correspondre à des besoins concrets. Durant un an et demi, différentes équipes travaillèrent d'arrache-pied pour y parvenir, réduisant autant que possible sa taille, changeant de processeur (déjà un ARM à l'époque) et de système en cours de route. Apple finit par s'associer avec Sharp pour la fabrication de l'appareil, et lui fournit une licence d'exploitation de son logiciel, une première dans son histoire.
Finalement, après six ans de travail, le premier Newton MessagePad 100 fut dévoilé au public en 1993. D'autres modèles furent présentés, de même que des déclinaisons comme l'eMate, voué au monde de l'éducation, et préfigurant les Netbooks. Si le Newton impressionna par son avancée technologique et créa un nouveau marché, celui des Personal Digital Assistant, il n'eut jamais qu'un succès d'estime : trop cher, trop imprécis sur la reconnaissance d'écriture, il faisait plus œuvre d'objet de curiosité qu'autre chose. D'autres sociétés eurent plus de succès avec moins d'ambition, comme Palm. Naturellement, Microsoft s'intéressa à ce nouveau marché et sortit Windows CE pour ce qu'elle appelait des Pocket PC. C'est ce système qui évolua jusqu'à devenir Windows Mobile aujourd'hui.
Peu après son retour à Apple, Steve Jobs mit un terme au Newton en février 1998. Après les années noires, Apple est redevenue raisonnable, et si elle a toujours le don de mettre au point des appareils innovants et audacieux, ceux-ci sont autrement plus en adéquation avec leur marché potentiel que naguère. C'est probablement une des clés du succès insolent qu'Apple connaît ces dernières années, et à ce titre il sera intéressant de mesurer le chemin parcouru entre le Newton et la future tablette. L'iPhone a naturellement beaucoup été comparé à son ancêtre, et nul doute que l’iPad connaîtra le même sort.
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