Apple a-t-elle perdu la tête à sortir un nouvel OS X et un nouvel iOS chaque année ? L’idée est dans l’air du temps depuis quelques mois déjà — c’était l’un des arguments de notre développeur motivant son passage à Linux, par exemple —, mais elle a trouvé un écho bien plus important quand Marco Arment a publié un article à ce sujet sur son blog. L’actuel développeur d’Overcast, le co-créateur de Tumblr et l’ancien développeur d’Instapaper ne dit rien de très original, mais son ras-le-bol a été largement repris et commenté… y compris par des ingénieurs d’Apple.
Son idée est assez simple : Apple a toujours été une entreprise très marquée par le marketing, mais depuis quelques années, le marketing a pris le dessus sur la recherche de qualité. Selon lui, cette inversion est la cause principale pour expliquer la baisse de qualité d’OS X et du logiciel en général conçu par Cupertino. À vouloir sortir un nouveau système majeur tous les ans, et à vouloir en plus y intégrer de nombreuses nouveautés, Apple perd de vue que ce n’est pas ce que ses clients souhaitent :
Nous avons besoin que nos ordinateurs, téléphones et tablettes fonctionnent bien pour pouvoir profiter de nouvelles fonctions ajoutées graduellement, à un rythme réaliste.
Sans remettre en cause quelqu’un en particulier au sein de l’organisation, Marco Arment pointe du doigt le rythme de sorties pour iOS et OS X qu’il juge irréaliste et le choix de maintenir ce rythme pour offrir des nouveautés en permanence. En réaction à son article, deux développeurs d’Apple ont apporté un éclairage très intéressant.
Le premier témoignage provient d’un ancien employé de la firme qui a travaillé sur OS X jusqu’à la sortie d’OS X Lion. Il a donc connu la transition de Bertrand Serlet — senior vice-président en charge d’OS X depuis le début du système et jusqu’en 2011 — à Craig Federighi, qui a pris sa place à cette date. Au-delà du changement de tête, le nouveau vice-président devenu depuis l’unique responsable du logiciel chez Apple a imposé une nouvelle méthode de travail aux développeurs.
Avant lui, OS X était développé en gros blocs massifs : tous les groupes travaillaient en même temps sur une nouvelle version, et ils soumettaient tous leurs ajouts, sans concertation. Cette pratique avait comme inconvénient majeur de générer des versions très instables en interne. Cet ancien développeur évoque le cas de Snow Leopard, considéré encore aujourd'hui par beaucoup comme la version d’OS X la plus stable qui soit, mais qui a été apparemment un calvaire à tester et débugger en interne.
Ainsi, Xcode — l’outil de développement d’Apple — a été inutilisable pendant des dizaines de versions à cause d’un bug, bloquant tous les développeurs qui en dépendaient.
En clair, ce n’est pas parce que l’Apple des années 2000 ne voulait pas se précipiter que l’on attendait plusieurs années pour avoir une nouvelle version majeure de Mac OS X. C’est parce que la nouvelle version avait très souvent du retard, à cause de cette organisation très souple. Dans l’intervalle, Apple publiait des mises à jour mineures pour son ancien système d’exploitation, ce qui expliquait ce sentiment de stabilité, certes, mais ce n’était pas forcément quelque chose de positif.
À cette époque, selon ce développeur, OS X était stable, parce qu’il était vieux et en retard : les pilotes, les outils UNIX de base, les versions de WebKit utilisées par Safari, QuickTime… on restait bien plus longtemps sur des composants dépassés. Et pendant ce temps, le développement des nouvelles versions était infernal, et la première version nécessitait souvent une mise à jour mineure très rapide pour corriger ses bugs.
L’arrivée de Craig Federighi a complètement bouleversé l’organisation interne d’Apple, du moins pour OS X. Un système de « sprint » a été mis en place : les développeurs devaient travailler selon un cycle composé du développement proprement dit pendant deux semaines, puis des corrections de bugs pendant une semaine. Après une dizaine, voire une quinzaine de ces cycles, la fonction développée était prête à être publiée.
Cette organisation plus stricte limitait les gros développements et les refontes globales. En contrepartie, elle a permis à Apple de tenir ses engagements de temps et de ne plus avoir autant de retard. On imagine que sans cette réorganisation, l’entreprise n’aurait jamais pu imposer les sorties annuelles pour OS X, comme pour iOS. Et, toujours d’après ce témoignage, ce changement était une bonne chose : en interne, le développement d’OS X Lion a été beaucoup plus agréable que celui de son prédécesseur. Et il juge de son point de vue d’utilisateur, que les mises à jour successives, jusqu’à OS X Yosemite, ne sont pas de moins bonne qualité par rapport à 10.5 ou 10.6. Puisque chaque version ne reste pas longtemps, on a tendance qu’à retenir les bugs, mais cela ne veut pas dire qu’il n’y en avait pas quelques années en arrière.
Le deuxième témoignage est beaucoup plus bref, et pour cause : son auteur est toujours employé par Apple et il n’a probablement le droit de ne rien dire. Il se contente donc d’indiquer que cette structure, mise en place en 2011, est toujours d’actualité, mais il juge que ce n’est pas cela le problème. Selon lui, le problème, ce sont les choix de la direction qui privilégie les nouvelles fonctions — qu’il n’hésite pas à qualifier d’inutiles — au détriment du cœur du système et du contrôle qualité.
Une opinion qui rejoint directement celle de Marco Arment : le problème d’Apple n’est pas tant lié aux hommes ou à l’organisation elle-même, mais plutôt aux choix effectués par ses dirigeants. Toute la question étant de savoir si cela changera à terme, et c’est probablement le grand public qui décidera. Est-ce que la réputation d’Apple a été endommagée en profondeur, comme le prétend le blogueur, ou est-ce que les utilisateurs « normaux » ne s’aperçoivent même pas vraiment de la valse des mises à jour ?
Si l’on en juge aux notes du Mac App Store, la situation n’est pas rose pour Apple, car OS X Yosemite n’y a pas vraiment la cote. Certes, il faut se méfier des appréciations négatives sur la boutique : on sait que les mécontents ont en général plus de raison de se manifester que ceux qui n’ont rien à signaler. Néanmoins, il suffit de parcourir rapidement les avis publiés pour s’apercevoir qu’il y a bien un problème, et qu’il ne concerne pas que les plus technophiles.
Que le grand public considère lui aussi que quelque chose ne va pas avec OS X ou non et qu’OS X soit effectivement moins stable aujourd'hui ou pas, la grogne monte dans les rangs des développeurs et des « power-users », et cela reste un problème pour Apple. Quand on utilise un système d’exploitation non plus parce qu’il est le meilleur, mais parce qu’il est le moins pire, ou bien parce qu’il est le seul à proposer certains logiciels, c’est un problème. Et même si OS X n’est pas moins stable aujourd'hui, la perception a changé et c’est tout aussi grave.
Daniel Jalkut, employé d’Apple de 1997 à 2002 et désormais développeur de plusieurs logiciels, dont l’éditeur d’articles de blog MarsEdit, connaît bien l’entreprise et il vient apporter quelques contre-arguments à l’idée que tout va mal pour OS X et le logiciel Apple en général. Selon lui, le constructeur a toujours été capable du meilleur et du pire, et la situation n’est pas pire aujourd'hui qu’il y a dix ans. En guise de preuve, il ressort un article critiquant Apple pour chaque année depuis 2005 : des premiers Mac Intel à la validation capricieuse de l’App Store (en 2009, déjà), jusqu’aux problèmes de sandboxing d’OS X, les sujets n’ont pas manqué ces dix dernières années.
Pour autant, comme l’explique bien le blogueur Dr Drang, c’est la perception de ces problèmes qui a incontestablement changé ces dernières années. Plus précisément, c’est la perception des utilisateurs les plus avancés qui a changé : à une époque, écrit-il, on pouvait facilement démontrer la supériorité des produits Apple à ses proches. Désormais, entre les bugs d’OS X Yosemite ou encore les problèmes de place nécessaire pour installer iOS 8, ces utilisateurs enthousiastes sont devenus plus méfiants. Et même si ce n’est pas un problème à court terme, perdre ces avocats naturels représente un danger pour Apple.
Même si, comme le note, sarcastique, le blogueur John Gruber, aucune autre entreprise n’a repris la palme du « Ça fonctionne, tout simplement » (« It just works »). C’est plutôt qu’Apple a peut-être perdu son exception et est rentré dans le rang ces derniers temps. Comme tous ses concurrents, le constructeur propose des produits qui fonctionnent en général, sauf quand il y a un problème en somme.
Dans le cas d’OS X, est-ce que renoncer à sortir une mise à jour majeure tous les ans suffirait à redresser la situation ? Probablement pas, mais on peut au moins espérer un « Snow Yosemite » sur le modèle de Snow Leopard. Si, en 2015, Apple ne sortait aucune nouvelle fonction, mais se contentait de corriger tous les bugs de son système d’exploitation, peut-être qu’on retrouverait la stabilité regrettée de beaucoup.
Cela ne serait certainement pas la décision la plus facile à prendre, il faudrait probablement affronter les médias qui sont souvent prompts à déclarer la mort d’Apple, mais l’entreprise de Tim Cook a peut-être besoin de la prendre. Et puis, avec l’Apple Watch qui débarque cette année, on se dit qu’Apple aura bien assez de travail pour occuper 12 mois. Alors, rendez-vous en 2016 pour le vrai successeur d’OS X Yosemite ?