Suite et fin de Prévisibles, la nouvelle de l’été écrite par Edgar Hedycer et publiée en intégralité sur MacGeneration. Les chapitres précédents sont disponibles ici :
Si vous voulez lire la nouvelle d’une traite et dans un format optimisé pour tous les terminaux, elle est en vente dans l’iBooks Store et dans le Kindle Store.
4.0
La motivation est d’une lâcheté sans pareille. Gonflée à bloc pendant tout un trajet, pendant des heures de réflexion… Mais une fois planté devant les grilles de l’action, plus personne. Je ne suis plus rempli que de craintes. Alice me pousse vers l’avant. L’accueil coloré ne réussit pas à me calmer. Les lunettes de l’hôtesse se tournent vers moi lentement. En un demi-regard, elle a déjà compris que je ne suis qu’un parasite qui a pénétré leur bel organisme :
— Vous êtes ?
— Bonjour Madame, mon nom ne vous apportera pas grand-chose je pense, je viens pour… Vous allez trouver ça ridicule, mais… Je me suis fait voler mes données et on les utilise contre moi, je ne sais pas si quelqu’un pourrait me renseigner ici…
— Exprimez-vous clairement jeune homme. Qui êtes-vous ?
— Mickaël Ragan.
Elle tape rapidement, fronce les sourcils. « Ne bougez pas ». Et elle part par une porte.
— J’espère que tu en as tiré un bon prix, me chuchote Alice.
— De quoi ?
Elle baisse les yeux vers ce qui est censé résumer la puissance masculine. L’hôtesse revient.
— Ça ne va pas être possible cette après-midi monsieur.
— Vous n’avez même pas écouté la raison de ma venue ! J’exige de rencontrer quelqu’un de compétent ici !
Peu habitué à ce genre d’envolées, je sens déjà des gouttes de sueur glacée descendre le long de mes côtes.
— Croyez-moi, vous ne verrez personne aujourd’hui.
— Mon téléphone était un Android ! Vous êtes les seuls capables de changer le fond d’écran à distance ! Vous êtes responsable de ce qu’il m’arrive ! Je ne bougerai pas tant qu’un chef, un ingénieur, n’importe qui ne sera pas venu m’expliquer au moins cela !
— Ne bougez pas, mais nous ne vous apporterons ni le dîner, ni de quoi dormir.
— Mais vous ne comprenez pas quand je vous parle ?
Une puissante main s’abat sur mon épaule. « Monsieur, je vais vous demander de sortir maintenant. » 30 centimètres et 40 kilos de plus que mon ridicule gabarit m’arrêtent dans mon élan. Impossible de faire le poids. Ses doigts parviennent à faire le tour de mon bras et me tirent fermement.
Une dernière voix appelle au loin. L’agent de sécurité stoppe et me lâche. Un homme s’approche et m’ordonne de le suivre. Je demande à ce qu’Alice vienne aussi, il refuse, elle me fait signe de ne pas insister. Je talonne donc cet homme au visage presque sympathique, cheveux abondants et grisonnants, une chemise en lin ajoutant un air « cool ». Nous passons par des dédales de couloirs et arrivons dans un grand bureau vitré au cinquième étage avec un superbe panorama de Paris. Il m’assoit en quelques mots. Puis, calmement, veut connaître mon histoire. Je lui raconte en détail, la voix tremblotante, ce que je subis depuis quatre jours, et surtout les dernières 24 heures. Il me laisse finir :
— Et donc votre première hypothèse a été de venir nous voir ?
— Comme je vous l’ai dit, mon fond d’écran a changé, je pense que vous êtes les seuls à pouvoir le faire à distance ainsi.
— Votre téléphone était un Samsung, souvenez-vous qu’ils ont également une surcouche.
— Oui c’est vrai… Mais il fallait bien que je commence par quelqu’un.
— C’est certain.
Il se lève d’un air grave pour regarder par la fenêtre.
— Je vois des gens dans la rue. Beaucoup. Des fourmis, que l’on pense pouvoir écraser d’ici. Vous êtes une fourmi également. Pas différente des autres contrairement à ce que l’on vous a martelé dans votre enfance pour forger votre confiance. À coups de statistiques on vous a expliqué que vous étiez unique. Je ne vais pas vous sortir celles qui montrent que vous n’êtes qu’un être purement prévisible, comme vous l’ont montrées les dernières heures. — Je ne vois pas où vous voulez en venir.
Finalement, il ne me semble plus si sympathique que cela…
— Je ne suis pas à la tête du projet dont vous avez été victime. Je n’en fais même pas du tout partie. On m’a juste envoyé un mail, il y a quelques semaines de cela, pour me prévenir qu’il n’était pas impossible que quelqu’un vienne un jour frapper au bureau pour demander pourquoi toute sa vie avait été détruite en quelques jours. Elle l’a été. Je n’ai que pour mission de vous déclarer obsolète. Je vous confirme que vous avez été effacé de ce monde, et que vous serez dorénavant remplacé par un ordinateur qui sera beaucoup plus efficace que vous. Puisqu’il vous comprend parfaitement, sinon vous ne seriez pas là, il peut largement prendre votre place dans la vie réelle. Je suis navré que cette expérience ait commencé par vous. Mais ne vous inquiétez pas, d’autres suivront.
— Vous vous moquez de moi ? C’est la vie réelle ici, pas un film, on ne peut pas remplacer les humains par des ordinateurs ! Que faites-vous de mes amis, de ma famille, de ceux que j’aime et qui comptent sur moi ?
— Le processus pour vous brouiller avec toutes les personnes que vous connaissez est en place, et je crois qu’il a fait ses preuves. Il ne va pas cesser, et d’ailleurs il ne s’arrête pas, vous n’êtes juste pas au courant. Quant aux derniers réfractaires qui comprendraient ce qui se trame, nous avons suffisamment d’arguments pour les dissuader de vous aider.
— On n’efface pas ainsi un homme de la mémoire des gens.
— Imaginiez-vous une seule seconde que l’on puisse prédire votre vie il y a de ça 24 heures ? Non. Alors, cessez de croire votre pensée aussi puissante.
Je me lève, furieux.
— Je vais porter plainte. L’État est encore au-dessus de vous et saura me rendre mes droits !
— Comment ? Vous voulez venir vérifier par vous même ? Vous n’existez plus dans aucun fichier national. Sécurité sociale, impôts, police, transports, souscriptions, banque, assurances, mairie… Tout a été effacé.
— J’ai ma carte d’identité, que faites-vous contre ça ?
— Non vous ne l’avez plus, Igor vous l’a prise en bas sans que vous ne vous en rendiez compte. Cela fait quatre minutes qu’elle a été détruite.
Une main dans ma poche vide me confirme la sentence. Je me rassois, sonné. J’ai envie de demander sans fin comment l’on peut vraiment me remplacer, mais je sais d’avance que cet homme aura réponse à tout.
— Juste une question.
— Bien sûr, me dit-il calmement.
— Pourquoi ne pas m’avoir tué, tout simplement ?
— Vous êtes une expérience. Dans un laboratoire, quand on fait un essai sur une souris, on ne l’exécute pas, on regarde les effets sur elle. Par contre, si elle souffre trop, on peut l’abattre, car nous ne sommes pas des monstres. Je suppose que votre calvaire n’est pas encore suffisamment dur pour vous supprimer. Et puis, le sang, c’est sale.
— C’est tout ce que vous avez à me dire ?
— Oui. Un ordinateur a analysé votre vie. Selon ses critères, il a jugé qu’il pourrait être plus productif que vous. Il en a donné la preuve en vous surpassant à tous les niveaux : relationnel, intelligence, prédictibilité, travail. C’est la sélection naturelle accélérée. Il vous a donc supprimé.
Je hoche la tête. Comme un mort je vois toute mon existence défiler. Un soubresaut de ma conscience m’injecte ce qui lui reste de courage. Je me relève :
— Sachez juste que je ne me laisserai pas abattre ainsi. Attendez-vous à une riposte.
— Faites ce que vous voulez, vous êtes un homme libre. Il m’ouvre une porte où un escalier métallique mène directement vers une sortie du bâtiment.
— Mais n’oubliez pas une chose, me dit-il. Vous avez déjà perdu.
C'est ainsi que s'achève Prévisibles... Mais ce n'est pas totalement terminé. Edgar Hedycer prévoit une suite, comme il nous l'explique :
Une suite est prévue, je ne vais pas laisser ce pauvre garçon dans une telle situation ! La question persistante concerne la fin... S'en sort-il, avec une ouverture optimiste donc, ou est-il définitivement pris dans quelque chose qui le dépasse et le dépassera toujours, plus pessimiste, inspiré de 1984 notamment ? On s'attend à ce qu'il réagisse, mais dans quelle mesure en est-il vraiment capable ?
Nous l'avons également interrogé sur comment lui est venu l'idée d'écrire cette nouvelle :
L'idée du dévoilement des informations un peu compromettantes est arrivée en premier. On n'y pense pas tous les jours, mais qui ne s'est jamais retrouvé dans une situation plus ou moins éloignée de celle de Mickaël ? On écrit quelques mots qui peuvent blesser notre entourage, on publie une photo compromettante, on va chercher une information ou un "divertissement" que l'on assume absolument pas... Si malgré nos précautions tout se retourne contre nous, personne ne pourrait être épargné. Et puis j'ai poussé le vice plus loin... C'est romancé, mais l'impossible prédiction du "futur" se réalise tous les jours avec les assistants proactifs qui se multiplient et que le public demande. Si on observe ça du point de vue pratique, l'extraordinaire nous émerveille, mais si l'on devient pessimiste...
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