« Nous ferons en sorte qu’Apple fabrique ses foutus ordinateurs et gadgets dans notre pays plutôt qu’à l’étranger. » Beaucoup se sont moqués de la dernière sortie de Donald Trump, nouvelle preuve — s’il en fallait encore — de sa bêtise crasse. Mais peu ont expliqué pourquoi sa proposition restera à l’état de promesse électorale, à moins que le candidat à l’investiture républicaine ne change radicalement de programme. Décryptage.
Apple en Chine : le coup de maître de Tim Cook
Lorsque Tim Cook prend la direction des opérations de la société en 1998, Apple vient tout juste d’ouvrir sa boutique en ligne. Il lui faut raccourcir les délais de livraison de machines devant être vendues au prix fort mais produites à moindre coût, sans immobiliser des hommes et des capitaux par le maintien d’un imposant stock. Il ne lui faut pas seulement vendre, mais diminuer le coût des ventes et augmenter sa marge nette.
Bien sûr, Steve Jobs avait commencé le travail en sacrifiant des lignes entières de produits pour libérer des entrepôts poussiéreux et fermer des divisions ruineuses. Mais s’il recrute Tim Cook, c’est pour passer à l’échelle supérieure, alors qu’Apple perd encore 100 millions de dollars par trimestre. Tout frais sorti de six mois à la tête des opérations de Compaq, alors numéro 1 mondial de l’informatique, et de douze ans à la direction de la stratégie nord-américaine d’IBM, Tim Cook va trouver la solution en Chine.
À la fin des années 1990 en effet, il devient plus rentable et surtout plus rapide d’expédier des pièces en Chine pour assemblage, et d’envoyer le produit fini directement au client. S’il conserve quelques plateformes logistiques et deux chaînes d’assemblage dédiées à des configurations spécifiques, Tim Cook ferme rapidement la plupart des installations d’Apple en Amérique du Nord et en Europe.
Il va accompagner — et parfois précéder — toutes les tendances de ce mouvement de délocalisation et de sous-traitance : la froide exploitation d’abord, la mise en place de garde-fous sociaux et environnementaux ensuite, et maintenant la vente à la classe moyenne qui a émergé du boom économique chinois. Le CEO d’Apple voit aujourd’hui les plus hauts salaires des ouvriers locaux rejoindre les plus bas salaires des ouvriers américains, et des entreprises chinoises commencer à délocaliser à leur tour.
Apple en Chine : Shenzhen, la ville-usine
Pour autant, Tim Cook ne prépare pas la relocalisation de la chaîne de production d’Apple aux États-Unis, du moins pas à court ou moyen terme. La Chine accueille la moitié des 700 fournisseurs de la firme de Cupertino, et les lignes d’assemblage géantes de son principal sous-traitant, Foxconn. Celles de l’usine du Longhua Technology Park sont consacrées aux Mac et à l’iPad, celles de l’usine du Guanlan Technology Park sont dédiées à l’iPhone. Cette dernière ressemble à une ville dans la ville, avec son autoroute à huit voies, ses restaurants, ses dortoirs, ses filets anti-suicide.
Cette ville, c’est Shenzhen. Ce petit village de pêcheurs obtient le statut de zone économique spéciale en 1979 : il devient dès lors une interface entre la Chine et le reste du monde, un territoire ouvert sur la mer et les capitaux, le lieu où se rencontrent les sociétés occidentales et les salariés chinois. C’est aujourd’hui une mégapole de 11 millions d’habitants, qui accueille des milliers de sociétés et débouche sur le troisième plus grand port à conteneurs du monde.
Cet incroyable développement est le fruit d’une politique systématique et systémique. Des voies d’immigration interne se sont ainsi ouvertes pour « alimenter » Shenzhen en main-d’œuvre saisonnière, et financer le développement des zones agricoles qui la fournissent. La ville est bloquée au Sud par les « Nouveaux Territoires », mais les villages environnants sont progressivement incorporés, et la nature littéralement remodelée pour laisser place à de nouvelles usines.
Bref, elle est conçue comme un nœud vers lequel arrivent les ouvriers et les pièces détachées, et duquel repartent les produits finis. Apple présente un nouvel iPhone ? Des dizaines voire des centaines de milliers de jeunes arrivent des terres, et travaillent jusqu’à l’épuisement pendant quelques semaines, avant de repartir. Les appareils sont assemblés « en flux tendu » avec une main-d’œuvre recrutée « juste à temps », un modèle d’une efficacité redoutable et d’une rentabilité incomparable.
Apple en Chine : et ailleurs !
Mais un modèle qui n’est pas extensible à l’infini — la croissance de Shenzhen ralentit, les flux migratoires se grippent, les salaires augmentent. On voit s’organiser un mouvement de délocalisation interne à la Chine : sous la pression d’Apple notamment, Foxconn s’installe au plus près des « réservoirs » de main-d’œuvre, et conçoit des usines plus modestes et plus robotisées. Certains iPhone sont ainsi assemblés à Chengdu, au pied du plateau tibétain, d’autres à Zhengzhou, dans le centre du pays, d’autres encore à Taiyuan, dans le nord.
On ne peut pas comprendre l’importance de ces chaînes d’assemblage sans comprendre l’importance de l’industrie asiatique. Si elle s’approvisionne auprès de 300 entreprises chinoises, Apple compte 130 fournisseurs au Japon, 36 à Taïwan, 13 à Singapour, une cinquantaine en Thaïlande, en Malaisie, au Viêt-nam, aux Philippines et en Indonésie. Des fournisseurs responsables de la production des écrans et des châssis, des puces mémoire et des SSD, des accessoires et des étuis…
La liste des fournisseurs d’Apple décrit le monde industriel moderne : à l’Europe et aux États-Unis la conception de certains des composants les plus complexes et les plus secrets ; au Japon, à la Corée du Sud et à Taïwan celle des écrans et des puces flash. L’Asie du Sud-Est permet de fabriquer le tout à bas coût, la Chine construit ce qu’il manque et — surtout — assemble le tout avant de le renvoyer.
Ce schéma grossier souffre évidemment d’exceptions : Foxconn s’est implantée au Brésil pour servir le marché sud-américain émergent sans souffrir des politiques protectionnistes, et les configurations personnalisées des Mac sont finalisées chez Quanta en Californie ou dans la dernière usine que possède Apple en Irlande pour ne pas perturber la production des configurations standard.
Mais ces exceptions semblent confirmer la règle : non seulement Apple n’a pas l’intention de partir de la Chine, mais elle tend à y renforcer sa présence. La Chine n’est plus seulement une usine, mais aussi un centre de développement, dans lequel la firme de Cupertino a ouvert un imposant campus. La question n’est donc plus celle de la relocalisation des capacités industrielles — elle devient celle de la concurrence des éducations supérieures.
Apple en Chine : des emplois qui ne reviendront pas
Trump se bat pour des emplois qui « ne reviendront pas », comme le disait justement Steve Jobs. Plus récemment, Tim Cook exposait très clairement les raisons du succès chinois, en mettant l’accent sur la conception même des usines :
La Chine a mis un accent énorme sur ses capacités de production. […] Les États-Unis, au fil du temps, ont commencé à ne plus avoir autant de ces profils [d’ouvriers et de salariés de l’industrie]. Je veux dire par là que vous pourriez prendre tous les outilleurs ou ajusteurs américains et vous pourriez certainement les réunir dans cette pièce où nous sommes. En Chine, il vous faudrait plusieurs stades de football. Cela a été un objectif pour eux, un objectif de leur système éducatif, et c’est la réalité aujourd’hui.
Des composants indispensables sont (encore) conçus et fabriqués en Amérique du Nord et en Europe — les vitres des appareils iOS dans le Kentucky, leurs processeurs au Texas, leur accéléromètre en Allemagne, certaines petites puces en France. À en croire le Progressive Policy Institute, le développement et la commercialisation d’applications iOS financent 1,4 million d’emplois aux États-Unis et 1,2 million en Europe.
Si relocalisation des capacités industrielles il y a, elle se fait à grand renfort de robots et de techniques de pointe, comme le montre l’exemple de la chaîne de fabrication du Mac Pro. En voilà, un enjeu politique, économique, et social ! Foxconn ambitionne de mettre en service des centaines de milliers de robots, non pas seulement pour abaisser ses coûts de production, mais parce que le gouvernement chinois veut former plus longuement une partie de la jeunesse plutôt que de l’envoyer dans les usines.
Donald Trump veut quand même forcer Apple à fabriquer « ses foutus ordinateurs » aux États-Unis ? Cela lui demandera de changer son programme du tout au tout, d’abandonner le libéralisme en faveur d’un interventionnisme musclé, et d’oublier ses théories racistes pour mieux voir les aspects macro-économiques des migrations. Il devra aussi réussir là où d’autres plus subtils ont échoué, en débloquant le débat sur le financement de la rénovation des infrastructures et la réforme du système éducatif, sans quoi rien de tout cela ne sera possible.
Pendant ce temps, les usines chinoises continueront à tourner à plein régime, et les capitaux chinois continueront d’affluer dans les pays voisins qui prennent progressivement le relais. En parallèle, les universités et les instituts chapeautés par l’État continueront à former des dizaines de milliers d’ingénieurs par an, avec comme mission de rivaliser avec les meilleures entreprises occidentales dans la conception de composants de pointe… et de robots.
« Rendre leur grandeur » aux États-Unis et concurrencer la Chine, c’est plaider pour une transformation radicale du système éducatif et des structures économiques américaines. Un programme sans doute trop ambitieux pour un candidat qui n’a d’autre opinion que le populisme et d’autre ambition que le pouvoir.