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iPad : la crise de croissance

Mickaël Bazoge

lundi 19 mai 2014 à 18:00 • 159

iOS

L'iPad est « le plus grand de tous les marchés », avait déclaré Tim Cook en février 2013, durant une conférence Goldman Sachs sur la technologie et l'internet. Une expression qui sonne étrangement aux oreilles (« the mother of all markets », en VO), mais qui montre à quel point l'iPad est devenu très rapidement stratégique pour Apple. Trop ?

Les chiffres donnent raison au CEO d'Apple. Depuis son lancement en 2010, l'iPad connait une croissance phénoménale que l'on peut corréler avec la baisse des ventes de PC. En cumulant les Mac à l'iPad, Apple est le premier constructeur informatique au monde, loin devant des concurrents aussi bien armés que HP ou Lenovo.

Comparaison entre les ventes d'iPad depuis son lancement et celles des PC (chiffres Gartner).
Comparaison entre les ventes d'iPad depuis son lancement et celles des PC (chiffres Gartner).

L'iPad est le second poste de revenus pour Apple. Les ventes de la tablette ont représenté 17% du chiffre d'affaires du constructeur au premier trimestre, un poids lourd donc, parfaitement illustré dans le graphique ci-dessous.

L'iPad, né comme une réponse aux netbooks à bas prix, cannibalise non seulement les PC traditionnels, mais elle mord aussi les mollets des Mac (même si sur ce plan, Apple fait mieux que se défendre).

Un marché déjà saturé ?

Mais la période des vaches grasses est-elle déjà derrière Apple ? Au premier trimestre de l'année, le constructeur de Cupertino a écoulé 16,3 millions d'iPad, soit 16% de moins que durant la même période de 2013. Pour expliquer cette déconvenue, Tim Cook a évoqué une gestion des stocks spécifique pour ce trimestre, mais la tendance de fond est nette. Alors que le marché de la tablette a connu une croissance de 79% en 2013, celle de l'iPad s'est contentée d'un petit 13%. Et la part de marché de l'ardoise d'Apple décroit : -16%, toujours au premier trimestre, d'après IDC pour qui la Pomme, avec une part de 32,5%, conserve néanmoins une avance de dix points sur son dauphin Samsung.

Lors du lancement de l'iPad, en 2010
Lors du lancement de l'iPad, en 2010

On gardera à l'esprit que les chiffres des sociétés d'analyses se basent sur des données fournies par les constructeurs qui ne concernent que les livraisons, ce qui ne se traduit pas nécessairement par des ventes — au contraire d'Apple qui livre des chiffres de vente mêlant à la fois ce qui dans la poche du client et ce qui est encore sur les étagères. Le fait de disposer d'un important réseau de boutiques en ligne et sur de gros marchés lui donne une position particulière, comparé à ses concurrents, lorsqu'il s'agit de comptabiliser des ventes les jours de lancements (lire Les nuances des chiffres de ventes d'Apple).

Au-delà de ces considérations conjoncturelles, le marché de la tablette dans son ensemble donne le sentiment de ralentir. Certes, IDC prévoit une croissance de 19,4% en 2014, mais elle était de 51,6% l'an dernier. Le secteur est-il déjà saturé, laissant la place à un marché du renouvellement moins porteur de croissance (lire : IDC : le marché des tablettes commence à se tasser) ?

Mais n'est-il pas frappant de constater que le marché de la tablette est déjà en phase d’atterrissage, alors qu'il n’a vraiment pris son envol qu’avec l'iPad il y a quatre ans ? Il a pourtant fallu plusieurs décennies pour voir le segment du PC se stabiliser, de nombreuses années pour que le marché du baladeur parvienne à son plus haut avant de franchement décrocher, quelques-unes de moins dans le domaine du smartphone qui semble receler quelques importantes réserves de croissance.

Crédit PhoneArena

Une des explications que l'on peut avancer pour tenter d'expliquer la relative maturité du marché de l'iPad est que la concurrence n'a pas tardé à jouer son rôle. Y compris d'ailleurs au sein même d'Apple : les MacBook Air, dont le premier prix est depuis peu de 899 €, sont redoutablement intéressants pour le consommateur qui recherche le compromis idéal entre polyvalence, puissance, autonomie et mobilité. Mais sur le marché même de la tablette, les concurrents ont pris le pli — tout particulièrement les phablettes, ces smartphones au format étrange mais qui ont su se faire une place très rapidement sur le marché, notamment en Asie.

Si Apple semble s'être résignée à abandonner l'idée d'un iPhone pilotable à une main, c'est aussi en raison du succès du Galaxy Note et consorts. L'iPhone 6 de 5,5 pouces — tel qu'annoncé par la rumeur — pourrait faire plus de mal à l'iPad que prévu.

image : Samsung Galaxy
Crédit Samsung Tomorrow

L'autre problème structurel des tablettes, c'est qu'on conserve plus volontiers un iPad pendant plusieurs années, un peu à l'image d'un Mac… et au contraire de l'iPhone que l'on peut remplacer tous les deux ans avec le jeu des subventions opérateur. C'est d'autant plus vrai que les caractéristiques de la tablette, depuis disons l'iPad 3, permettent d'utiliser les applications les plus gourmandes pendant un moment. La puissance brute développée par les processeurs d'Apple, comme l'A7 qui propulse les iPad Air et mini Retina, n'a pas encore été prise en défaut (lire : L'Apple A7, un processeur ambitieux). Le design, le poids, et surtout le stockage sont finalement de nature à pousser au renouvellement pour la plupart des utilisateurs d'iPad.

C'est que l'iPad est très rapidement monté en gamme. Certes, la première génération lancée en 2010 apparait bien cacochyme aujourd'hui, mais dès l'iPad 2, Apple a offert un produit polyvalent, puissant, et qui est en mesure encore aujourd'hui de faire fonctionner sans heurts la grande majorité des applications. C'est aussi ce qui explique la longévité anormalement élevée de ce modèle, qui était encore au catalogue d'Apple en début d'année en tant qu'ardoise d'entrée de gamme — elle a été remplacée en février par un iPad 4 toujours très capable.

Une catégorie mal ciblée

En très peu de temps, Apple a bâti une gamme très homogène de tablettes. Il y en a non seulement pour tous les goûts, mais aussi pour tous les prix, de 299 euros pour l'iPad mini à écran standard de 7,9" (16 Go), à 885 euros pour l'iPad Air Wi-Fi + Cellular de 9,7" (128 Go). Et la rumeur évoque un modèle de 12,9" pour 2015…

Cette stratégie visant à diversifier rapidement la famille de tablettes a eu le don de couper l'herbe sous le pied de la concurrence. Apple a su répondre à la demande en pratiquant une forme de pragmatisme dont l'iPhone n'a pas bénéficié. Le smartphone n'a longtemps eu qu'un seul modèle par an, jusqu'à l'apparition de l'iPhone 5c l'an dernier. Le résultat, sur le marché du smartphone, ne s'est pas fait attendre : Samsung et Android ont pris le large loin devant.

Pour l'iPad, la situation est bien différente. En conservant les spécificités et le caractère premium de ses tablettes, Apple détient toujours une majorité des parts de marché. Et comme à l'époque de l'iPod devenu un terme générique qui englobait tous les baladeurs, on parle de plus en plus d'iPad quand on évoque une tablette, quelle que soit la marque.

Il ne faudra cependant pas s'endormir sur ses lauriers. La concurrence, notamment chinoise, s'active. Mi (ex-Xiaomi) vient de lancer avec la Mi Pad une tablette inspirée par l'iPad mini et l'iPhone 5c, aux performances impressionnantes sur le papier, le tout à un tarif budget (lire : Mi Pad : mi-iPad mini, mi-iPhone 5c). Mais cette tablette est loin d'être disponible en Europe et aux États-Unis. Cela laisse un peu de temps à Apple pour réagir.

Car le mal est peut-être plus profond, et il a été théorisé par nul autre que Steve Jobs durant le keynote de présentation de l'iPad en 2010. Le CEO avait alors déclaré que l'iPad devait trouver sa place entre l'iPhone et le Mac. Et la tablette ne l'a pas totalement trouvée.

Lancé il y maintenant 4 ans, l'iPad a perdu de sa nouveauté, les utilisateurs ayant testé la tablette en long, en large et en travers pendant plusieurs mois, voire années. Ils ont pu, comme beaucoup d'entre nous, toucher du doigt les limites d'un appareil qui a le silicone entre deux chaises, coincé entre l'iPhone et le Mac. La tablette emprunte un peu des deux : la mobilité, la facilité d'usage, le tactile au smartphone ; de l'ordinateur, elle retire le confort d'utilisation, la puissance, la polyvalence.

Mais rien de tout cela ne semble suffisamment abouti. Si taper du texte (pas un courriel de trois lignes, mais un article pour un site web par exemple) est plus simple sur un iPad que sur un iPhone, rien n'égale le Mac. Si, en situation de mobilité, trier ses courriels est plus facile sur un iPad que sur un Mac, c'est encore plus efficace sur un iPhone. Dans le domaine de la productivité, et exception faite peut-être du dessin (mais il faut y ajouter un stylet), l'iPad ne se montre pas aussi bien outillé que les deux autres catégories reine d'Apple.

Pourtant, Apple ne se prive pas d'en appeler à la créativité des usages, comme on peut le voir actuellement dans la campagne « Votre rime ». Mais le seul domaine où l'iPad se montre vraiment performant, la catégorie d'utilisation dans laquelle la tablette est réellement plus adaptée qu'un iPhone ou qu'un Mac, c'est la consultation de contenus. Lire un magazine, consulter internet, apprécier une série TV… Tout cela est effectivement plus agréable sur l'iPad. Mais c'est le cas aussi sur n'importe quelle Galaxy Tab.

Si l'iPad se différencie du reste de la meute des ardoises Android, c'est grâce à la richesse des applications des développeurs tiers. On ne compte plus les logiciels innovants qui, de Paper à GarageBand, en passant par les innombrables applications de cuisine et bien évidemment, les jeux, permettent à la tablette d'Apple de caracoler en tête des ventes. Avec la campagne « Votre rime », Cupertino vend d'abord et avant tout un écosystème logiciel, le produit matériel passant au second plan.

Mais en dehors de cet écosystème qui finira un jour ou l'autre par s'exporter sur Android (via le moteur Cider, par exemple), beaucoup peuvent juger que l'iPad ne fait rien de plus qu'un iPod touch à grand écran — pire, il ne ferait rien différement. On en revient au final à un problème que seule Apple peut résoudre : celui du système d'exploitation.

Un autre iOS est possible

S'il n'y a pas grand chose à reprocher au matériel, c'est le logiciel qui dans le cas qui nous occupe ici, pose problème. La stagnation relative des ventes d'iPad n'est pas encore une crise de croissance, mais elle pourrait bien le devenir si Apple se contente comme actuellement d'adapter mollement sur 10" un système d'exploitation destinée à la base aux écrans de 4".

Si les précédentes versions d'iOS avaient pu donner le change, depuis le lancement d'iOS 7 on voit les coutures déborder sur iPad. Les espaces vides sont légion, l'absence d'optimisation est patente dans certains domaines, bref, à bien des égards iOS 7 sur iPad n'est qu'iOS 7 sur iPhone, étiré dans tous les sens pour faire illusion (lire : 8 souhaits pour iOS 8). Or, on n'utilise pas un iPad comme un smartphone.

Au contraire de Jean-Louis Gassée dont une récente chronique revenait sur la « passade » iPad, on ne demande pas de transformer l'iPad en Mac d'appoint. Le Modbook, cette tablette conçue à partir d'un MacBook fonctionnant sous OS X, est éminemment sympathique, mais si elle prouve quelque chose, c'est qu'OS X est définitivement un OS de bureau. Et les tablettes sous Windows 8 n'ont pas fait la preuve qu'il était possible d'effacer les frontières entre ardoises et PC avec un système d'exploitation commun — donc pas vraiment adapté ni à l'une ni à l'autre des situations.

En revanche, ce qu'Apple peut — et doit, si on peut se permettre — faire, c'est de véritablement adapter iOS à l'iPad. Cela passe par des fonctions exclusives pour la tablette comme des sessions multi-utilisateurs ou encore la possibilité d'utiliser deux applications en même temps. Ça tombe bien, ce dernier point serait en cours de développement sur iOS 8 (lire : iOS 8 : le multi-fenêtrage pour l'iPad ?).

C'est d'autant plus vrai si d'aventure, Apple devait lancer un iPad Pro dont l'ambition serait de mordre sur les MacBook Air. On voit mal une tablette de 13" se contenter d'afficher Flappy Bird ou Facebook en grand format : une telle tablette se doit d'être aussi (et surtout) productive. Comme on l'a vu, Apple n'aurait pas à concevoir une sorte d'OS X « light » ; il n'est pas utile de singer des fonctions comme un gestionnaire de fichiers, un Finder ou une barre de menus — l'iPad doit rester l'iPad et sa nature ne saurait changer. En revanche, il devient de plus en plus patent qu'iOS est sous-dimensionné. À force de la jouer petit bras, le système d'exploitation n'offre qu'une expérience minimale alors que la tablette est capable de tellement plus.

Ce qui n'était qu'un sentiment un peu diffus commence à se concrétiser dans les chiffres. Il est temps pour Apple de transformer l'essai.

Image d'ouverture : Robert Scoble/Flickr

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