La deuxième saison des Chroniques numériques de Chine se poursuit. Entre anecdotes personnelles et analyses de faits de société, Mathieu Fouquet continue son exploration des pratiques technologiques chinoises décidément bien étrangères.
Il y a eu jadis les quatre grandes inventions de la Chine antique : la boussole, l’imprimerie, le papier et la poudre à canon. Il y a aujourd’hui celles de la Chine moderne : le train à grande vitesse, les vélos en libre partage, les paiements mobiles et le commerce en ligne — du moins selon Xinhua, l’une des agences de presse nationales (et donc parfaitement objectives) de l’empire du Milieu.
Ce parallèle un peu forcé peut prêter à sourire, puisque la majorité de ces inventions prennent leurs racines dans d’autres pays (il paraît qu’un petite société américaine faisait déjà du commerce sur internet quelques années avant Taobao, et la grande vitesse ferroviaire est née en Allemagne à la fin du XIXè siècle).
Mais aussi osé soit-il, ce parallèle met le doigt sur une force chinoise moderne : celle de savoir adopter des technologies avec un rare enthousiasme, les déployer à une échelle sans précédent et les adapter avec brio aux besoins locaux. Si toutes les technologies ne sont pas nées en Chine, elles savent généralement s’y épanouir et y mûrir.
C’est particulièrement le cas des technologies numériques, que nous avons largement eu l’occasion de disséquer tout au long de ces chroniques. Grandes inventions ou non, il est vrai qu’Alipay a universalisé les paiements mobiles, que Taobao bat des records commerciaux chaque année et que WeChat et QQ ont relégué le SMS aux livres d’histoire. Cette adoption inconditionnelle des dernières innovations peut parfois donner le vertige — en particulier à un Français.
Je n’ai jamais pu convaincre mes grands-parents d’épouser une technologie plus complexe que le téléphone fixe, mais il n’est pas rare de voir de vieux Chinois converser sur WeChat. On les imaginerait d’ailleurs volontiers envoyer des enveloppes rouges virtuelles à leurs petits-enfants en lieu et place du bon vieux chèque d’étrennes (d’un autre côté, personne en Chine n’a jamais entendu parler d’un moyen de paiement aussi primitif que le chèque).
Tout cela pour dire que même après deux ans passés dans le pays, la vitesse à laquelle les dernières modes (qu’elles soient des « inventions » ou non) se répandent parvient toujours à me fasciner. C’est notamment le cas des applications de divertissement, qui dominent de plus en plus le paysage numérique chinois. Pour simplifier les choses, divisons-les en trois catégories récréatives : les jeux, les services de streaming et les plateformes de diffusion de courtes vidéos.
Les jeux mobiles
Le saviez-vous ? Les cartes à jouer sont nées en Chine durant la dynastie Tang, et les dominos et le jeu de go trouvent également leurs origines dans le Céleste Empire. De vrais trésors nationaux, cela va sans dire, mais la Chine aurait pu en laisser un peu au reste du monde.
Certains jeux, comme le go, sont intemporels : nul doute que l’on y jouera toujours dans un millénaire (ou les intelligences artificielles y joueront, au moins).
D’autres divertissements sont un peu moins pérennes. Lors d’une précédente chronique, nous remarquions que certains mini-jeux WeChat pouvaient jouir d’une extrême popularité en un clin d’œil. Tiao Yi Tiao, le petit jeu qui consiste à sauter d’une plateforme à une autre, en était une parfaite illustration. Ce que nous aurions aussi pu préciser, c’est que cette popularité peut s’effondrer sans prévenir. Je croise aujourd’hui beaucoup moins de joueurs de Tiao Yi Tiao que d’accros à Huanle Qiuqiu et Huanle Liubianxing. Comment ça, cela ne vous dit rien ?
Ces deux petits jeux, dont le préfixe suggère qu’ils appartiennent à un seul et même développeur (Huanle, que l’on peut traduire par « plaisir », « joie »), partagent un point commun avec Tiao Yi Tiao : ils sont aussi basiques qu’addictifs, et se prêtent parfaitement à des sessions de jeu de quelques minutes maximum (la distraction parfaite dans le métro ou en faisant la queue au supermarché).
Dans Qiuqiu (« baballe »), vous contrôlez des plateformes et devez faire en sorte qu’une balle bleue tombe le plus bas possible, sans toucher les obstacles oranges sur son chemin. Dans Liubianxing (« hexagones »), il s’agit de constituer des lignes d’hexagones en assemblant différentes pièces (elles aussi composées de polygones à six côtés). Le gameplay de chaque jeu tient en une seule phrase ? C’est à la fois leur point fort et leur grande faiblesse : les joueurs relanceront volontiers une partie (ou dix) pour passer le temps, mais ils seront aussi susceptibles d’être séduits par le prochain jeu WeChat à la mode.
Pour autant, nous savons que la popularité d’un jeu en Chine ne rime pas automatiquement avec légèreté. La preuve, des titres plus complexes tels que PlayerUnknown’s Battlegrounds et tous ses dérivés continuent à faire mouche auprès du public. Mais ce qui est remarquable, c’est que le support à travers lequel ces grosses licences atteignent leur cible est exactement le même que celui que les petits jeux mignonnets emploient : les petits écrans que les joueuses et joueurs chinois emportent partout avec eux. Les jeux de champ de bataille sont à la mode ? Il existe un autre champ de bataille autrement plus réel : le smartphone.
Et puis il y a les myriades de jeux de mah-jong en ligne… Mais ça, c’est une institution chinoise qui mériterait une thèse à elle toute seule.
Le streaming
Si s’adonner aux jeux mobiles est une activité chinoise incroyablement populaire (dans tous les sens du terme), il en existe une seconde qui lui est souvent subordonnée mais passe par les mêmes écrans : la consommation de vidéos diffusées en continu. Ou, pour s’autoriser un honteux anglicisme, le streaming.
À l’instar des jeux mobiles, la consommation chinoise de flux vidéo diffusés en direct connaît actuellement une véritable explosion. Des applications comme Douyu (qui, comme bien d’autres, a récemment reçu un soutien financier conséquent de la part de Tencent) permettent aux joueurs (professionnels ou non) de diffuser leurs prouesses en direct, au grand plaisir de spectateurs avides de vivre par procuration diverses aventures vidéoludiques.
Et si Douyu se spécialise avant tout dans la diffusion de tels contenus (à l’instar de la plateforme occidentale Twitch, qui semble hélas bloquée par le grand Firewall), il existe d’autres services et d’autres types de flux dont le public chinois raffole. Par exemple… des utilisateurs (plus souvent des utilisatrices) en train de savourer des plats délicieux en direct.
Après tout, c’est moins cher que le restaurant.
Les courtes vidéos
Dernier membre de la Sainte Trinité des services de divertissement mobiles : les plateformes de courtes vidéos. Vine est mort, vive les vines !
Comme tout service chinois réussi, Douyin (l’application phare de cette catégorie) obéit à un principe aussi simple qu’accrocheur : au lancement de l’application, vous êtes directement accueilli par une courte vidéo aléatoire. Vous pouvez alors effectuer un glissement vers la gauche, auquel cas vous tombez sur la page du propriétaire de la vidéo, ou vers le haut, auquel cas vous arrivez sur la vidéo suivante.
Prenez cette anecdote comme telle, mais une amie m’a confié que ses parents pouvaient parfois passer une heure entière sur cette application diabolique (mais l’essayer pendant dix secondes suffit à comprendre pourquoi). Dans la guerre pour l’attention des internautes chinois, tous les coups sont permis.
image de une : Keep in touch — Gauthier Delecroix - 郭天 (CC BY 2.0)