Quatrième épisode de la deuxième saison des Chroniques numériques de Chine ! Entre anecdotes personnelles et analyses de faits de société, Mathieu Fouquet continue son exploration des pratiques technologiques chinoises décidément bien étrangères.
Écrire sur la Chine, c’est finir par épuiser tous les superlatifs. Une certaine fatigue s’installe lorsqu’il faut, pour la énième fois, préciser que la Chine est le champion mondial de telle ou telle catégorie. Comment diable ce pays, qui se développe à un rythme sans précédent dans l’histoire, pourrait-il ne pas l’être ?
« L’empire du Milieu » n’est pas qu’une jolie périphrase bien pratique : c’est surtout, en chinois, le nom du pays (« 中国 », littéralement « pays du milieu »). Le monarque, venu récupérer son trône, opère désormais à sa propre échelle et fixe — pour le meilleur et pour le pire — ses propres règles.
Aussi, il serait particulièrement mal inspiré d’entamer un article portant sur les jeux vidéo de l’autre côté de la Muraille en précisant que la Chine est récemment devenue le premier marché vidéoludique mondial. C’est une facilité que nous n’oserions pas nous permettre.
Premier marché mondial ou non, la relation entre la Chine et le 10e art est loin d’avoir toujours été aussi harmonieuse. En 2014, le pays ouvrait enfin ses portes à la vente de consoles de salon, levant ainsi une interdiction vieille d’une quinzaine d’années (une prohibition justifiée à l’origine par les effets prétendument néfastes des jeux vidéo sur la santé mentale des jeunes Chinois — preuve que même de l’autre côté de la Terre, les boucs émissaires demeurent les mêmes).
Certaines sociétés ont alors salivé à l’idée de mettre la main sur la poule aux œufs d’or qu’est le marché chinois. C’était surestimer le poids de cette interdiction, et par conséquent de sa disparition : les consoles étaient tout sauf inexistantes en Chine entre 2000 et 2014. Lorsque les constructeurs eux-mêmes ne trouvaient pas un moyen de pénétrer légalement le marché (Nintendo y commercialisait notamment du matériel sous la marque iQue), il existait de toute manière un marché gris de consoles et de jeux en tous genres.
Mais plus fondamentalement, c’était surestimer l’importance des consoles en Chine. Fortement régulées, peu abordables (surtout pour les consommateurs chinois au début des années 2000) et par conséquent peu familières, les consoles n’ont jamais su s’implanter profondément dans le paysage vidéoludique chinois. Et comme la nature a horreur du vide, les joueurs chinois se sont tournés vers des alternatives qui leur correspondaient mieux : le PC et les appareils mobiles.
Il faut croire que la poule ne se laisse pas si facilement attraper : environ un an après leur arrivée officielle sur le marché chinois, la PlayStation 4 et la Xbox One n’avaient été écoulées qu'à 500 000 exemplaires au total, à peine une goutte d’eau dans leurs millions de ventes mondiales.
Pendant ce temps, nul doute que Tencent Games se frottait les mains en laissant échapper un petit rire maléfique.
Tencent et NetEase, rois des jeux
Il y a quelque chose de démocratique dans le jeu mobile, en particulier en Chine, pays numérique par excellence : si seuls les plus aisés ou les plus passionnés investissent dans une machine de jeu dédiée, tout le monde a un téléphone dans sa poche. Et lorsque tout le monde a un téléphone dans sa poche dans le plus grand marché du monde, certains phénomènes et certaines opportunités émergent.
Tencent, le géant chinois dont la capitalisation boursière dépasse désormais celle de Facebook, en est parfaitement conscient. Lors de son dernier trimestre fiscal, la société de Shenzhen enregistrait un bénéfice multiplié par deux par rapport au précédent, un résultat notamment propulsé par ses multiples jeux mobiles à succès.
La star la plus jeune du catalogue de Tencent, c’est bien sûr le jeu de survie PlayerUnknown’s Battlegrounds (appelons-le PUBG…), qui s'était déjà vendu à 30 millions d'exemplaires avant de débarquer sur mobile en Chine en février puis dans le monde entier le mois suivant. Un phénomène qu’il est impossible de ne pas remarquer : encore aujourd’hui, virtuellement toutes mes connaissances chinoises jouent régulièrement à ce jeu, y compris en classe, dans la rue et — je n’en ai pas le moindre doute — aux toilettes. Ce n’est pas exactement la frénésie qu’était Pokémon Go à ses débuts, mais ce n’est pas loin.
D’ailleurs, le succès de PUBG sur mobile a commencé même avant que Tencent Games ne publie ses versions officielles, puisque la société NetEase, un autre poids lourd du marché chinois, proposait déjà depuis plusieurs mois quelques jeux « inspirés » du célèbre titre [PUBG Corporation vient d'ailleurs de poursuivre en justice NetEase aux États-Unis pour atteinte au droit d'auteur, ndr]. Non, rien à voir avec PUBG : ils répondaient aux doux noms de « Terminator 2 : Le Jugement dernier » ( ! ) et « Knives Out ». S’agissant des titres, pas besoin de chercher plus loin pour les jeux de l’année.
À eux deux, Tencent Games et NetEase monopolisent une bonne partie de l’attention des jeunes (et des moins jeunes) joueurs et joueuses chinois. Entre la myriade de PUBG et d’autres titres comme Arena of Valor (qui est d’ores et déjà prévu sur Nintendo Switch), la poule aux œufs d’or n’a pas fini de pondre.
Les mini-jeux, intégrés et addictifs
Au-delà de ses grosses licences lucratives, Tencent Games s’est aussi mis à proposer des mini-jeux dans son inévitable WeChat. L’exemple le plus emblématique en est sans aucun doute Tiao Yi Tiao, que l’on pourrait maladroitement traduire par « Saut à saut ».
Le principe de Tiao Yi Tiao est aussi bête que prenant : vous contrôlez un petit personnage qui saute de bloc en bloc. Pour le faire sauter, il vous faut doser votre pression sur l’écran : appuyez trop — ou pas assez — longtemps, et votre personnage manquera sa cible. Certains blocs débloquent par ailleurs des points supplémentaires si vous restez dessus quelques secondes (parmi ces blocs bonus, on trouve par exemple un Rubik’s Cube, une enveloppe rouge et quelques placements produits éhontés comme des blocs aux couleurs de Nike, McDonald’s ou…WeChat).
Bien entendu, plus la partie avance et plus les blocs rétrécissent : si vous sautez en début de partie sur de gros cartons, vous devrez, quelques centaines de points plus tard, viser de minuscules bouteilles ou d’étroits rouleaux de papier toilette. Et comme l’actionnaire principal de Tencent est Lucifer, votre record est réinitialisé chaque lundi. Histoire que vous prouviez encore à vos amis que vous êtes meilleur qu’eux…
Si le soufflé est maintenant légèrement retombé, ce jeu était un phénomène ahurissant au sommet de sa popularité. Tout le monde y jouait : les enfants, les parents et certains grands-parents branchés. Il n’était pas rare de croiser des joueurs dans le bus, ou d’entendre (las !) les bruitages du jeu à table. En passant devant un restaurant, je suis même tombé sur une promotion qui s’adressait exclusivement aux détenteurs d’un score de 1000 points dans Tiao Yi Tiao. Lorsqu’un jeu s’infiltre dans la culture chinoise, il ne fait pas semblant.
La grenouille aux œufs d’or
Mais comment s’y infiltre-t-il, exactement ? Sur ce point bien mystérieux, nul doute que Tencent Games était aussi surpris que tout le monde lorsque le nouveau hit mobile dans l’empire du Milieu s’est avéré être… une petite grenouille japonaise.
En début d’année, le pays tout entier tombait sous le charme de Tabi Kaeru (« Grenouille Voyageuse »), un jeu mobile japonais à l’atmosphère sereine développé par Hit-Point, le studio à qui l’on devait aussi Neko Atsume (que les amateurs de chats préféreront). L’application met en scène une grenouille qui quitte régulièrement sa maison pour faire le tour du monde, et revient avec des souvenirs et des photos de ses voyages. Un principe zen qui a touché le cœur des joueuses et joueurs chinois, si l’on en juge par les millions de téléchargements d’une application pourtant exclusivement disponible en japonais.
Pas sûr que ce statu quo puisse durer bien longtemps, toutefois. Alibaba, qui a flairé la bonne affaire et compris que ce jeu ne pourrait révéler son vrai potentiel qu’en étant repensé pour le marché local, a récemment annoncé un partenariat avec Hit-Point afin d’adapter le jeu pour la Chine. Au programme : le support du mandarin, des fonctionnalités supplémentaires et de mystérieuses « collaborations multiplateformes ». Aussi paisible soit-elle, cette grenouille est porteuse d’un message clair : la guerre contre Tencent Games est déclarée.