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Chroniques numériques de Chine (saison 2) : Taobao, la mine d'or d'Alibaba

Mathieu Fouquet

samedi 24 février 2018 à 10:00 • 25

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Après une période d'hibernation, les Chroniques numériques de Chine reviennent pour une nouvelle saison ! Entre anecdotes personnelles et analyses de faits de société, Mathieu Fouquet continue son exploration des pratiques technologiques chinoises décidément bien étrangères.

Vous souvenez-vous des fêtes de fin d’année ? C’était il n’y a pas si longtemps, comme en témoigne ce sapin en plastique poussiéreux qui aurait dû retourner au grenier il y a un mois (et que dire des guirlandes dans l’entrée ?). Reniflez soigneusement l’air et vous y détecterez encore le riche parfum des fêtes. Si riche, en fait, qu’une certaine société a trinqué il y a peu à la santé de résultats records. Y aurait-il eu quelques iPhone X sous le sapin, cet hiver ?

Bien entendu, les Chinois n’ont jamais eu besoin de sapin pour se ruer sur les nouveautés de Cupertino. Tout d’abord parce que Noël reste chez eux une fête mineure, à des années-lumière de l’événement qu’est le Nouvel An lunaire (avez-vous sorti pétards et enveloppes rouges, cette année ?).

Un sapin de Noël à Taikoo Li, centre commercial de Chengdu, en décembre 2016. Un bel arbre sans racines culturelles : les Chinois ne s’offrent généralement pas de cadeaux le 25 décembre.

Ensuite, parce qu’une autre « fête » a eu l’audace de dérober à Noël son statut de festin consumériste dans l’Empire du Milieu : le 11 novembre, aussi connu sous le nom de « 11.11 » ou 双十一 (« double onze »).

Si c’est la première fois que vous entendez parler de cette messe commerciale, félicitations : vous avez échappé à la tournée annuelle des gros titres. Des titres presque aussi gros que les profits puisque le titan Alibaba, propriétaire de la plateforme de commerce en ligne Taobao, a enregistré le 11 novembre dernier un chiffre d’affaires qui ferait sourciller même Apple : 21,7 milliards d’euros.

L’esprit de No... du 11 novembre : de jeunes consommateurs font la queue pour retirer leurs colis peu après les soldes.

Mais pourquoi le 11 novembre, exactement ? Que les poilus ne se retournent pas (trop) dans leur tombe : cette date correspond en Chine à une fête bien plus récente et légère que l’Armistice, celle des célibataires. Récupérée il y a quelques années par Alibaba, elle marque désormais le coup d’envoi d’un Black Friday à la chinoise qui pulvérise chaque année les records de la précédente. Une démonstration comme une autre du pouvoir d’achat croissant des célibataires... et des autres.

Notons au passage que, fort du succès du 11.11, Alibaba a tenté de populariser une autre période de soldes, celle du… 12.12. Des soldes centrées sur de plus petits vendeurs et qui vivent pour le moment dans l’ombre de leur grande sœur, mais qui demeurent incontournables pour les accros du shopping.

(Note : en dépit des efforts investis par Apple dans la création d’un treizième mois, Alibaba n’a pas encore osé le « 13.13 » . Gageons que cela ne devrait pas trop tarder.)

Tradition amusante des applications chinoises : leur icône change souvent au gré des événements. Ici, Taobao revêt les couleurs du 12 décembre.

Ces promotions annuelles ne manquent jamais d’être une impressionnante démonstration des ambitions croissantes de Taobao (et de ses rivaux comme JD, dont on parle un peu moins) et d’une sorcellerie logistique qui donnerait à Amazon quelques sueurs froides. Pour remettre les choses à l’échelle, après la dernière fête des célibataires, la machine Alibaba a expédié en quelques jours environ 700 millions de paquets (ou 800 millions, selon d’autres sources). Cela fait un paquet de paquets.

Pourtant, vu de l’extérieur (un champ de vision certes très limité), le processus ne paie pas de mine : de longues queues devant des points de retraits à l’allure parfois aléatoire, des véhicules de livraison oscillant entre camionnette et gros scooter… Rien qui ne hurle « machine logistique parfaitement huilée ». Et pourtant elle fonctionne, cette machine. Le bazar est organisé, le chaos efficace. Un paradoxe chinois qui me rappelle souvent l’adage qui veut qu'on ne juge pas un livre à sa couverture.

Contre-exemple : les points de retrait automatiques. Vous saisissez votre numéro de colis, une petite porte s’ouvre et vous prenez votre paquet. Simple et efficace.

Paradoxe ou non, le même constat demeure : Alibaba et ses concurrents sont passés maîtres dans leur art marchand, un art qui ne dépend pas seulement d’expéditions éclair à une échelle étourdissante, mais aussi d’une expérience d’achat millimétrée, fluide et dangereusement addictive. Et qui, sans surprise, s’appuie largement sur des applications mobiles.

Le Taobao chinois (il existe une plateforme internationale que je n’ai pas pu tester) est une sorte d’aspirateur pécuniaire qui nettoiera promptement votre compte bancaire ou votre solde Alipay si vous le laissez faire.

C’est que les facteurs addictifs sont multiples : Le catalogue est vaste, les livraisons rapides et (souvent) gratuites et les produits plus abordables qu’ailleurs. Et s’il est raisonnable de craindre les contrefaçons, il faut savoir qu’Alibaba possède deux plateformes : Taobao lui-même et Tmall (aussi appelé Tianmao). Le premier autorise des ventes de particulier à particulier (on y trouve aussi de petites entreprises) tandis que le second, plus sélectif, se concentre sur les grandes marques. Parmi les poids lourds présents sur cette plateforme, on trouve notamment Nike, Philips et… Apple.

À gauche, la page d’accueil de Taobao sur iPhone, tout en subtilité et aux couleurs du Nouvel An. Les icônes d’applications ne sont pas les seules à être saisonnières. À droite, s’il fallait encore une preuve qu’Apple prend le marché chinois au sérieux, la voici.

Ces deux plateformes — Taobao et Tmall — sont réunies dans une seule app : Taobao (même si Tmall dispose aussi de sa propre application). Il est utile de garder cette distinction en tête lorsque l’on fait des emplettes : si la page d’un iPhone X affiche le petit logo Tmall, on sait immédiatement que c’est Apple qui l’expédie. Sinon, c’est un vendeur tiers dont il vaut mieux vérifier la réputation au préalable (à l’instar d’Amazon, Taobao permet à ses clients de noter ses vendeurs).

Les clients accompagnent fréquemment leurs commentaires d’images qui, dit-on, valent mille mots.

Cette distinction de plateforme ne se sent presque pas à l’utilisation. L’expérience utilisateur reste virtuellement la même dans les deux cas, c’est-à-dire dénuée de friction depuis la recherche d’un produit jusqu’à son achat. Un glissement de doigt malheureux et cet iPhone X pourrait bien se retrouver dans votre panier… ou dans son colis.

Ce n’est pas que Taobao soit révolutionnaire dans son approche, ou qu’il ait besoin de l’être. Lancer une recherche, trouver un produit, l’ajouter au panier, valider, payer... Ce processus central est inhérent à tous les services de commerce en ligne.

Pour autant, Taobao n’est pas Amazon. Primo, la présence d’un processus ne dit rien sur la qualité de son implémentation (excellente sur Taobao). Secundo (et c’est le point le plus important), Taobao est purement chinois dans son approche de la vente, une condition essentielle de son succès. Appliquer une recette universelle au marché chinois, c’est prendre le risque de se casser les dents. Le diable est dans les détails.

Avant d’ajouter un produit au panier, il faut souvent sélectionner des options. Ou, si la page répertorie plusieurs produits, un produit. À gauche, un iPhone X configuré sur mesure. À droite, le choix d’un coloris de dés.

Ces détails, parlons-en. Je suis souvent frappé, lorsque j’utilise l’application, de la profondeur de l’intégration de ses fonctionnalités sociales. La plus visible d’entre elles est un système de chat qui permet à la fois de contacter les vendeurs et de discuter avec ses contacts personnels. À l’instar d’Alipay (ce qui est logique, les deux services appartenant à la même société), Taobao ne fait pas dans la demi-mesure lorsqu’il s’agit d’implémenter ce système de discussion. Emojis, stickers, messages vocaux, envoi de photos ou même d’enveloppes rouges… Retirez à Taobao toutes ses fonctionnalités marchandes et il demeurera une messagerie instantanée plus que respectable.

À gauche, l’historique de discussion de Taobao. Ici, pas de hiérarchie : les vendeurs (ceux que vous avez contactés ou qui vous ont contacté) et vos ami(e)s s’affichent dans la même liste. À droite, WeChat ou Taobao ? Il faut y regarder de près.

Une telle intégration a le mérite de fluidifier les échanges. Tout d’abord, contacter un vendeur pour lui poser des questions ou lui faire une réclamation est virtuellement instantané (les vendeurs répondent souvent immédiatement).

Ensuite, discuter avec vos ami(e)s de vos emplettes potentielles ne demande aucun aller-retour entre Taobao et une autre messagerie, surtout que le service d’Alibaba dispose d’un système de partage de liens très confortable. En effet, la feuille de partage de Taobao ne se contente pas de proposer des services externes tels que WeChat ou iMessage : elle permet aussi d’envoyer directement le lien d’un article vers la messagerie Taobao. Ce qui est doublement avantageux : la navigation s’en trouve accélérée et l’article partagé profite d’un bel aperçu natif.

Le HomePod n’est pas encore sorti en Chine, mais partageons tout de même la page produit d'un vendeur tiers. iMessage et WeChat doivent se contenter d’un simple lien textuel alors que Taobao affiche un aperçu et le prix de l’objet. Il n’y a pas que le partage interne : l’application vous proposera spontanément de visiter une page produit si elle détecte une URL Taobao dans votre presse-papier.

Isolés, ces choix d’interface ne seraient que des détails. Réunis, ils créent un rythme qui berce le consommateur et facilite ses emplettes. Le processus de paiement est d’ailleurs emblématique de cette expérience : inutile de s’embêter à saisir ses informations bancaires, une fenêtre Alipay s’affiche et il suffit de valider le paiement avec son doigt… ou son visage. Une démonstration (un brin effrayante) du confort de l’écosystème Alibaba.

Sans surprise, les incitations à la dépense ne s’arrêtent pas là. Pratique quasi universelle des applications marchandes chinoises, les coupons sont un autre élément vital de l’expérience Taobao. Si ce n’est pas toujours le cas (n’espérez rien de la part d’Apple), de nombreux vendeurs affichent sur leurs pages produit des coupons de réduction qui varient en fonction de vos achats. Comme les choses sont bien faites, les ristournes seront toujours proportionnelles aux dépenses effectuées.

Des coupons pour des ampoules Philips Hue. L’acheteur peut économiser 3 yuans (0,4 €) pour 100 yuans (13 €) d’achat, ou 10 pour 799, ou 20 pour 1399, etc. Grâce à Alibaba, je suis désormais officiellement un pirate.

Ce n’est pas tout. Taobao, grand connaisseur des recoins les plus sombres de la nature humaine, vous offre après chaque achat quelques pièces (d’or !) pouvant être converties en réductions lors de futures emplettes. Et pour ajouter à la perversité de la chose, notons qu’il est nécessaire d’appuyer sur un coffre au trésor pour obtenir les fameux doublons. Taobao a donc transformé la métaphore en réalité : il a fait des achats un jeu d’enfant.

Mais la folie des coupons ne s’arrête pas là. Pendant les jours qui précèdent un événement commercial, elle atteint même un pic fiévreux qui ne retombe qu’une fois les derniers colis expédiés. C’est le cas avant le 11 novembre, lorsque tout le monde tente de dénicher les bonnes affaires et remplit son panier bien avant la date fatidique (le 11 à minuit, la saturation du service est telle que pouvoir passer commande relève souvent de la chance).

Exemple plus récent, le Nouvel An lunaire a aussi eu le droit à sa frénésie marchande. À l’occasion de la fête chinoise la plus importante de l’année, Alipay proposait à ses utilisateurs (c’est-à-dire tout le monde) de collectionner cinq cartes virtuelles — des caractères chinois associés à la chance et au bonheur — en scannant de vrais caractères avec leur téléphone ou en effectuant des échanges avec d’autres utilisateurs. À la clé, des enveloppes rouges disponibles le jour du Nouvel An. Il était donc monnaie courante, en amont du 16 février, de voir les gens sortir leur iPhone un peu partout ou de comparer leur collection avec leurs amis et leur famille.

Cette année, « je » suis parvenu à réunir toutes les cartes et à débloquer une enveloppe rouge de 5 yuans (0,6 €), directement créditée sur mon solde Alipay. Champagne !

C’est tout ? Non. Peu avant le 16 février à minuit, Taobao proposait à ses utilisateurs d’ouvrir des enveloppes virtuelles pour tenter de gagner des coupons utilisables sur sa plateforme ou dans la galaxie de services Alibaba. Des enveloppes, car il était possible de continuer à en ouvrir de nouvelles jusqu’à ce que l’opération se termine. L’effet était hypnotique en plus d’être addictif, et peu importe si la plupart des enveloppes ne contenaient rien ou pas grand-chose, tout était dans l’acte lui-même.

À gauche, l’interface de l’enveloppe virtuelle, avec un gros bouton « ouvrir » en bas de l’écran. À droite, mes coupons du Nouvel An. Certains sont conditionnels et requièrent une dépense minimum pour être utilisés.

Cerise sur le gâteau, un ou une chanceuse avait la possibilité de recevoir un coupon de 40 000 yuans (5086 €) utilisable sur un panier Taobao rempli au préalable. Après un rapide calcul sur les probabilités d’être sélectionné dans le pays le plus peuplé du monde, j’ai bien sûr décidé de tenter ma chance.

J’ai perdu.

Mon panier optimiste du Nouvel An.

Répétons-le : Taobao, ce n’est pas Amazon. La preuve en est qu’Amazon existe dans l’Empire du Milieu mais doit se contenter d’une niche pendant que Taobao engrange des milliards en une journée. Alibaba, en plus de proposer une expérience d’achat extrêmement confortable, garde constamment le doigt sur le pouls collectif de son pays et sait ce qui fait battre son cœur culturel. Pour la société de Ma Yun, tout événement, quel qu’il soit, n’est qu’une opportunité commerciale supplémentaire. Risquons l’euphémisme de l’année (du chien) : cette stratégie pragmatique lui profite assez bien.

Merci à ma compagne pour ses explications sur les arcanes des plateformes de commerce chinoises en ligne et pour avoir collectionné avec enthousiasme toutes mes cartes Alipay du Nouvel An.

Les chroniques de la 1re saison

Ces chroniques sont aussi disponibles sous la forme d'un livre numérique en vente à 4,99 € qui comprend un chapitre exclusif.

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