Il est un pays où les Google, Facebook et autre Twitter dont nous ne pouvons pas nous passer sont quasiment inexistants. Ce pays, c'est la Chine. Expatrié dans l'Empire du Milieu, Mathieu Fouquet nous raconte son périple technologique.
Un instant plus tard, Alice avait traversé le verre et avait sauté légèrement dans la pièce du Miroir.
— Lewis Carroll, De l’autre côté du miroir
Arriver dans un nouveau pays, cela a toujours quelque chose d’irréel. Pas parce que tout y est fondamentalement différent, mais justement parce que nos repères les plus familiers s’y réincarnent dans des formes étranges et surprenantes. Une boîte de camembert en langue étrangère, des toilettes sur lesquelles on ne peut pas s’asseoir, des scooters silencieux… Des différences tantôt profondes, tantôt anecdotiques, mais qui conditionnent l’esprit à ne rien considérer comme acquis : les choses ne sont pas toujours ce qu’elles paraissent — et en territoire inconnu, tout est possible.
Mais nos repères ne sont pas les seules choses qui se réincarnent : parfois, c’est un téléphone Oppo qui se transforme par magie en iPhone, ou un simple revendeur qui devient soudainement un Apple Store. C’est une transmutation fascinante, à la fois absurde, outrageante et drôle, qui sait immanquablement éclairer mon quotidien en Chine. Penchons-nous donc sur le kaléidoscope des copies chinoises et de leurs ramifications pour la firme de Cupertino.
« Les bons artistes copient, les grands artistes volent. »
J’en conviens, c’est un peu facile : après tout, les plaisanteries sur la Chine et la propriété intellectuelle ne sont pas exactement de première fraîcheur. Le souci, c’est qu’elles sont aussi incontournables : si je voulais ignorer les copies et autres contrefaçons au quotidien, il faudrait que je me résigne à porter des lunettes en contreplaqué.
Pas que je veuille les ignorer, cependant : il y a dans leur culot totalement décomplexé quelque chose qui suscite presque l’admiration. Et puis ne dit-on pas que l’imitation est la plus sincère des flatteries ? Si c’est le cas, Jony Ive peut se consoler en se disant qu’Apple n’a pas fini d’attirer les admirateurs secrets.
Faut-il le préciser, cette tendance à singer la firme de Cupertino dépasse largement le décalquage d’une icône ou deux. C’est même un problème potentiellement lourd de conséquences pour la Pomme : la Chine est un marché atypique où les utilisateurs font preuve de moins de fidélité qu’ailleurs. Dans son article Apple’s China problem (« Le problème chinois d’Apple »), l'analyste Ben Thompson remarquait au sujet des utilisateurs chinois :
Selon un rapport publié plus tôt dans l’année, seuls 50 % des utilisateurs d’iPhone ayant acheté un autre téléphone en 2016 sont restés chez Apple [...] C’est toujours mieux que chez la concurrence, mais comparé au taux de rétention de plus de 80 % dont profite Apple dans le reste du monde, c’est incroyablement bas, et cela a fait chuter l’iPhone dans le classement des ventes en Chine : les ventes d’iPhone ne représentaient que 9,6 % du marché l’année dernière, derrière des marques locales telles que Oppo, Huawei et Vivo.
Les causes de cette faible addiction aux produits cupertiniens, selon ce même article ? L’importance centrale de WeChat (« l’OS chinois c’est WeChat, pas iOS/Android ») et le rôle des téléphones comme symboles de statut social (si l’iPhone 6S et l’iPhone 7 n’ont pas battu de records, c’est peut-être parce qu’ils ressemblent extérieurement trop à leurs prédécesseurs). Double problème : si les systèmes mobiles sont interchangeables et les critères de choix superficiels, fidéliser la clientèle devient une tâche digne de Sisyphe. En particulier lorsque les compétiteurs se livrent à ce genre de pratiques :
Entre la forme du téléphone, le choix des noms et de la typographie, et l’apparence de l’application, cette photo est au-delà de tout commentaire. Et elle devrait inquiéter Apple : ce produit signé Oppo est peut-être une honteuse photocopie de l’iPhone, mais il n’est pas risqué de dire qu’il fait tourner WeChat sans problème.
L’invasion des Apple Store
Revenons-en à notre faux Apple Store du début de l’article (ou en tout cas, au magasin qui ne craint pas d’utiliser le nom d’une chaîne de boutiques légèrement plus célèbre) : il s’agit — sans surprise — d’un phénomène très courant dans l’Empire du Milieu. Il suffit d’ailleurs d’effectuer une recherche du mot-clé « Apple Store » dans une application de cartographie locale pour s’en convaincre :
Sur cette capture d’écran, la plupart des résultats en chinois peuvent se traduire (plus ou moins) par « Apple Store ». Lorsque la boutique en question fait 10 m2, peu de risques de s’y tromper, mais c’est loin d’être toujours aussi évident : il m’est arrivé de passer devant des boutiques qui reprenaient tellement les codes d’architecture et de décoration cupertiniens que je me suis demandé l’espace d’un instant si je n’étais pas tombé sur un authentique Store…
Astuce : utiliser Apple Plans, qui ne donne aucun résultat pour la même requête dans la même ville. Ou — dans certaines apps chinoises — prêter attention aux petites icônes de pommes :
[ndr : début 2016, Reuters rapportait que le nombre de clones d'Apple Store en Chine était en baisse. Une partie des clones préfère désormais vendre, toujours sans autorisation, des smartphones locaux (Huawei, Xiaomi, Meizu, Oppo…). Il faut aussi dire qu'Apple a multiplié l'ouverture de boutiques dans le pays ces deux dernières années.]
Apple à la conquête de nouveaux marchés
Il est de notoriété publique qu’Apple n’a pas peur de se lancer dans l’inconnu, quitte à investir des milliards en recherche et développement. Il y a eu l’Apple Watch, l’une des premières expérimentations de la Pomme avec le marché des wearables. Il y aura peut-être l’Apple Car, si jamais ce projet dépasse un jour le stade de prototype (car pour chaque « oui », il y a mille « non »). Mais saviez-vous qu’il existait aujourd’hui même de nouvelles gammes de produits estampillés d’une pomme exclusives à l’Empire du Milieu ? Comme par exemple…
Il est frappant de constater à quel point l’obsession cupertinienne du design émane de ces objets d’ordinaire banals. Aucun doute : la qualité, ça a un prix (2 € pour la serviette Apple, durée limitée).
… Et puis tout le reste
Continuer à dresser une liste exhaustive de toutes les contrefaçons imaginables saturerait totalement le stockage des serveurs de MacGeneration, ce dont je m’abstiendrai pour des raisons évidentes. Toutefois, la déontologie du journalisme m’impose de publier une dernière photographie, sans doute la plus importante qu’il m’ait été donné de capturer :
Comme quoi, l’art véritable surgit parfois des lieux les plus improbables.
En conclusion
S’il est impossible de ne pas sourire devant certaines copies et autres contrefaçons éhontées, il faut souvent leur reconnaître une certaine ingéniosité : pourquoi ne pas appeler une boutique dédiée aux produits Apple… un Apple Store ? Si l’iPhone a clairement su séduire des centaines de millions d’utilisateurs, pourquoi ne pas s’inspirer de photocopier son design ?
Nos yeux occidentaux y décèleront bien vite une certaine malveillance, mais peut-être faut-il plutôt y voir un pragmatisme effronté. S’il y a bien un savoir-faire que la Chine maîtrise, c’est celui d’étudier ce qui existe ailleurs et de s’appuyer dessus pour bâtir des solutions maison (la contrefaçon n’est jamais que l’expression la plus basse et la moins inspirée de cette compétence). C’est sans nul doute un danger pour Apple, mais c’est aussi une opportunité : lorsque la concurrence essaie de vous singer et de diluer votre image de marque, il ne vous reste qu’une solution : redoubler d’effort pour créer des produits de qualité.