Patrick Drahi, le patron d’Altice, a mis la main il y a quelques jours, sur un câblo-opérateur américain. Cette boulimie d’investissements interroge et inquiète, y compris en haut lieu. Ce mercredi matin, il était invité — pour la première fois — à s’exprimer devant la Commission des affaires économiques de l’Assemblée nationale. L’homme est devenu en quelques mois un véritable tycoon des télécoms et des médias, avalant à grand coup de dettes SFR et Portugal Telecom, deux opérateurs de premier plan sur leurs marchés respectifs. En tout et pour tout, la holding de Drahi emploie plus de 30 000 personnes dans le monde, elle représente un chiffre d’affaires de 14 milliards d’euros… et une dette nette de 33 milliards.
Une histoire de dette
Cette culture de la dette, Drahi l’a intégrée très jeune dans son parcours d’entrepreneur, puisque la deuxième société qu’il a créée en 1994, Sud Cap Services, a été fondée avec un capital… emprunté. Il s’agissait d’un prêt étudiant, de 50 000 francs à l’époque. « Aujourd’hui, ça s’est amélioré : j’ai 32 milliards de capital pour 33 milliards de dettes », plaisante-t-il à moitié. Cette petite société a évolué pour devenir un poids lourd dans le secteur du câble, de l’accès internet et de la téléphonie. Patrick Drahi en détient toujours 63% du capital et des droits de vote.
Patrick Drahi n’a pas voulu donner suite aux rumeurs parues dans la presse sur sa volonté d’acquérir Time Warner Cable (depuis, Charter a déposé une offre à 55 milliards de dollars). « Nous n’étions pas prêts ». « Je ne veux pas faire une croissance boulimique, au risque d’hypothéquer l’avenir de l’entreprise et donc, celle de ma famille ». Mais « quand j’achète Suddenlink aux États-Unis, je sais ce que je fais ». Pas question pour lui de ralentir la croissance de sa holding, car elle a besoin d’investir de nouveaux marchés pour rembourser sa dette ; Altice bénéficie néanmoins des mêmes taux d’intérêts très bas sur des obligations à long terme : « comme la France », le groupe se contente de rembourser pendant dix ans des intérêts très faibles. Cet atout est une partie capitale de la stratégie de croissance d’Altice.
La princesse SFR
Patrick Drahi file la métaphore footballistique pour décrire l’état dans lequel il a trouvé SFR et les employés de l’opérateur au carré rouge au moment de l’acquisition effective de l’entreprise : après le tsunami Free Mobile de 2012, SFR est passé du statut de challenger d’Orange (« c’était OM-PSG »), à la relégation en troisième division. L’opérateur, qui a vu des bénéfices fondre rapidement, a réduit ses investissements et la qualité technique du réseau s’en est ressenti. « Ça me fait mal de voir ça, tous les matins quand je vais au bureau ». Pour redynamiser une équipe mal en point, « il faut changer l’entraîneur ». « On ne gagne pas avec des gens qui ne gagnent pas depuis trois ans » : ce changement de « chef » a eu des répercussions sur l’ensemble de l’entreprise.
« Les salariés, ils ne sont pas heureux, mais ça s’améliore », estime-t-il. Cette amélioration du moral passe par de meilleures infrastructures : « à Paris, le réseau fonctionne beaucoup mieux ». En revanche, il admet qu’il existe des problèmes dans certaines villes de province ; « on ne peut pas régler en trois mois ce qui n’a pas été fait en trois ans ». Les décisions sont prises vite au sein du groupe. « Ça ne sert à rien de faire des réunions à l’issue desquelles la seule décision est de faire une autre réunion pour savoir ce qu’on va décider à la première réunion. Moi, je décide tout de suite », ce qui peut provoquer des frictions ou des erreurs de management. Mais Drahi et ses équipes veulent maintenir une bonne ambiance, ainsi que l’emploi comme il s’y était engagé.
SFR, c’était la fille à papa. Elle dépensait, elle achetait des choses, elle dépensait de l’argent, mais c’était pas elle qui payait les factures ! Parce que le cash était absorbé au quotidien par ce grand groupe, par la maison mère.
C’est la maison mère qui, à chaque fin de mois, réglait « rubis sur l’ongle » les dépenses de « la princesse ». Mais le « papa » a changé et « moi, ma fille, elle fait pas comme ça ». Avant de sortir l’argent, Patrick Drahi veut vérifier les dépenses de ce qui était devenu un « bateau ivre ». Il existe des tensions avec les fournisseurs car Altice veut remettre les choses au carré. Et cela prend du temps. « Il n’y a aucun impayé ».
En ce qui concerne les fournisseurs, avec qui les relations se sont singulièrement dégradées depuis que Numericable-SFR réclame des baisses substantielles sur des contrats déjà signés (lire : Patrick Drahi impose une cure d'austérité à SFR-Numericable). « Ceux qui nous suivent, ce sont les vrais bons », assure Drahi. « Ce qui ne veut pas dire que les autres soient les vrais mauvais, mais ce ne sont pas forcément les meilleurs ». Les sous-traitants qui suivent Altice sont emmenés dans les valises de l’entreprise à l’étranger et « ils font plus de business », même s’ils ont dû accepter des compromis avec la holding.
La fibre qui passe mal
« Il n’y a pas la fibre 2G, 3G, 4G, 5G, 6G : il y a la fibre, point barre », a-t-il expliqué. Pourtant, Numericable fournit du FttH (fibre jusqu’à la maison), FttB (fibre jusqu’au bloc)… Le plus important pour Drahi, c’est le débit fourni au consommateur. S’il est nécessaire d’investir dans les infrastructures concernant la fibre (et dans l’esprit de Patrick Drahi, l’avenir est dans la FttH), le câble coaxial qui arrive chez le client est suffisant pour transporter les données « pour les 10, 15, 20 prochaines années ». Dans les zones denses où il y a déjà du réseau, Numericable tire la fibre FttH mais conserve le câble coaxial pour connecter les appartements. Les nouveaux réseaux sont eux complètement développés en FttH.
Ce discours est dénoncé par Orange, qui a mis en ligne mi avril une courte vidéo explicative sur le sujet, pour expliquer que le câble coaxial n’est pas la manière la plus efficace de raccorder les clients.
« 70% de nos usages se font à partir d’un lieu fixe, et le fixe, c’est la fibre », poursuit Drahi qui se dit prêt à en faire plus, mais il ne faut pas, selon lui, mettre en place un « plan fibre » comme il y a eu un « plan câble ». Il ne veut pas se faire interdire de muscler une infrastructure dans une zone sous prétexte que celle-ci a été « réservée » à un autre opérateur.
Patrick Drahi va participer aux enchères sur la bande de fréquence 700 Mhz, « parce que j’ai un devoir national de participer aux enchères ». Mais pour lui, ces enchères sont un peu comme son acquisition du quotidien Libération, « on en a besoin, vous en avez besoin » mais, du point de vue de l’ingénieur, il ne pense pas avoir besoin de la bande des 700 Mhz. « Ça sert à rien », assène-t-il. « Pour les dix ans qui viennent, je n’en ai pas besoin », SFR disposant des fréquences suffisantes pour assurer son expansion et son développement. Il accepte de faire l’effort, comme ceux qui voudront bien le faire. Altice a de toutes manières sécurisé les lignes de crédit pour participer.
France, Europe, monde : la concurrence selon Drahi
« Les Chinois, ils bossent 24 heures sur 24 », explique-t-il crûment pour expliquer la position actuelle de l’Europe dans la téléphonie, alors que le vieux continent donnait le la en la matière dans les années 90 (le GSM ou le DVB pour la télévision numérique sont « nés » en Europe). « Ils bossent 24/24 7 jours par semaine, vous voyez la différence, ça va vite le rattrapage. Donc là, ils nous sont passés devant. Il est là le problème. C’est pas qu’on est moins intelligents, on est beaucoup plus intelligents, on a de bien meilleures écoles ».
« Quand je vois un ingénieur américain, j’ai aucun complexe », assène-t-il, et idem devant un manager ou un banquier américain. « Sauf que le gars, il prend deux semaines de congés par an ». Drahi ne souhaite pas nécessairement que la France s’aligne sur le moins disant social. Mais en attendant de trouver des solutions, il est inévitable, d’après lui, que le pays se fasse dépasser par la concurrence internationale.
Autre problème de compétitivité soulevé par Patrick Drahi : aux États-Unis, la concurrence est bien moindre qu’en Europe. Le même service, « le nec plus ultra » proposé par Numericable à Paris à 46 euros par mois, revient à 120$ à New York. En substance, il explique qu’il existe un juste milieu entre ces deux prix.
C’est pas en cassant les prix qu’on va garder le client, ça c’est le cercle vicieux, infernal, où on descend tous à l’étage d’en dessous. La stratégie, c’est d’offrir plus et mieux au client — le très haut-débit fixe.
La consolidation en Europe, ce n’est pas la fin de la concurrence, assure-t-il. Mais il faut des acteurs nationaux et européens suffisamment puissants pour ne pas qu’ils soient contrôlés par des groupes chinois ou américains.
En creux, on comprend que Patrick Drahi demande du temps pour restructurer et stabiliser Numericable-SFR, aussi bien du point de vue des salariés que des clients, et des fournisseurs. Il montre aussi patte blanche aux autorités françaises en assurant de sa participation aux enchères pour les fréquences 700 Mhz, des investissements dans la fibre (même si la fibre de Numericable n’est pas forcément la même que celle de la concurrence…), et sur la solidité du modèle économique d’Altice, qui se base tout à la fois sur la dette et la croissance à l’international. Un cocktail tenté par d’autres par le passé (l’ombre de Jean-Marie Messier plane) et qui n’a pas toujours fait la preuve de sa réussite.