Pour débuter ce dossier, il nous faut revenir quelques instants sur l’histoire de l’architecture ARM, dont les origines remontent aux années 80. Une histoire passionnante, débutée en catimini…
À l’origine, l’Acorn RISC Machine
Dans le monde des processeurs, l’architecture ARM fait maintenant partie des meubles. C’est pourtant dans la plus grande intimité qu’elle est portée sur les fonds baptismaux par un tout petit groupe d’ingénieurs du britannique Acorn, qui étaient à la recherche d’un processeur idéal, rapide et peu coûteux, et qui avaient finalement décidé… de l’inventer !
En 1985, pour la première fois, le nom de Acorn RISC Machines apparait publiquement dans le magazine Byte, sous forme d’une simple ligne au format télégraphique dans les brèves du mois. Seule précision accompagnant cette annonce : ce processeur serait plus rapide qu’un VAX-11/780, un système haut de gamme certes un peu âgé, mais occupant le volume d’un réfrigérateur américain…
Dès janvier 1986, le même Byte consacre un long dossier à l’Acorn RISC Machine, rappelant l’expertise d’Acorn dans l’utilisation du processeur 6502, le même que dans l’Apple II, et son succès après la réponse à un appel d’offres de la BBC pour créer un ordinateur destiné aux écoles britanniques. C’est en réfléchissant à son successeur que le constructeur, peu impressionné par les processeurs de Motorola et Intel, charge une équipe interne de créer son propre processeur. Pour cela, ses ingénieurs s’inspirent du concept à la mode depuis quelques années, le processeur à jeu d’instructions réduit, ou RISC, théorisé à l’université de Berkeley.
Acorn parvient à maintenir le secret autour du développement de son processeur, malgré l’aide qu’elle va chercher auprès du spécialiste américain VLSI, qui lui fournit notamment les outils permettant de simuler informatiquement le fonctionnement du processeur pour valider son design, et qui dispose de la fonderie nécessaire à la réalisation des puces. En dix-huit mois, sous la houlette de Roger Wilson et Steve Furber, l’entreprise parvient à fabriquer des prototypes fonctionnels du processeur, preuve aussi de la simplicité du design RISC, bien moins complexe que ses concurrents de l’époque comme le Motorola 68020 utilisé par Apple.
Quitte à se lancer dans la création d’un nouveau processeur, l’équipe d’Acorn a directement opté pour les meilleures caractéristiques, notamment l’architecture 32 bits intégrale. Ce n’était pas une révolution en soi, mais le Macintosh de l’époque utilisait encore un processeur 16-32 bits, et le best-seller de la gamme, l’Apple IIc, était même carrément encore un simple 8 bits. Ce choix n’était pourtant pas évident, car il impliquait de renoncer à la possibilité d’utiliser le processeur sur des ordinateurs dotés de peu de mémoire vive. Acorn avait simplement anticipé que cette question ne serait bientôt plus un obstacle, alors qu’elle était encore prioritaire dans les développements de l’époque, comme pour le Macintosh bridé par ses 128 Ko de RAM.
Le processeur ARM fait aussi un usage intensif du concept de pipeline, ou chaine de traitement. Suivant là encore les préconisations à la mode à l’époque, Acorn permet à son processeur de lancer de nouvelles instructions sans attendre que les précédentes aient été terminées. Et surtout, elle développe les possibilités offertes par chaque instruction, pour autoriser autant de manipulations que les gros processeurs concurrents. Ainsi, plutôt que d’offrir une instruction de multiplication (très complexe et répétitive par nature), elle permet de manipuler les nombres binaires de plusieurs manières en un seul cycle. Pour multiplier un nombre par 17, il suffit d’utiliser une unique fonction de décalage-addition. On décale le nombre de quatre pas à gauche (ce qui équivaut à une multiplication par seize en binaire) et on ajoute le nombre d’origine au résultat.
Ajoutez là-dessus une interface très rapide pour l’accès à la mémoire vive et une gestion particulièrement efficace des interruptions, ces modifications de l’état du processeur rendues nécessaires par les échanges entre les différents périphériques, et vous obtenez un processeur d’une grande puissance malgré sa toute petite taille, sa consommation rikiki et la simplicité de sa conception.
En 1986, le premier processeur ARM en remontre donc au puissant Motorola 68020 qui équipera bientôt le gros Macintosh II, le premier atteignant les 3 millions d’instructions par secondes contre 2,5 pour le second. Il ridiculise le PC-AT d’IBM, sorti en 1984, en exécutant les programmes en BASIC dix fois plus rapidement. Et tenez-vous bien : en espérant pouvoir atteindre rapidement une finesse de gravure de 2,4 microns (soit 2400 nanomètres), Acorn espère bien s’ouvrir les portes du secteur des supercalculateurs spécialisés… dans l’intelligence artificielle !
ARM, le processeur qui a failli partir avec l’eau du bain
Et pourtant, toute cette aventure a bien failli finir dans le mur, car durant tout ce temps, Acorn fait face à des difficultés financières quasiment insurmontables. C’est le groupe informatique italien Olivetti qui vient à sa rescousse en prenant un contrôle majoritaire de l’entreprise, apurant les comptes et licenciant près de la moitié des 500 salariés du Britannique. Il s’était dit à l’époque que pour préserver le secret, l’Italien n’avait été informé de l’existence du projet de processeur ARM qu’après la signature de l’accord définitif de rachat.
Interrogé par le Huffington Post, le cofondateur d’Acorn Chris Curry se souvient de cette période particulièrement troublée. Malgré ses engagements, Olivetti renonce à poursuivre la commercialisation des anciens ordinateurs Acorn, et ne conserve finalement que l’équipe en charge du processeur ARM, sans trop savoir qu’en faire.
Alors même qu’ils ont dans leurs mains le premier processeur RISC prêt à l’emploi au monde, les cadres d’Olivetti ne comprennent pas qu’ils peuvent révolutionner l’informatique. Durant les premières années qui suivent la présentation du processeur ARM, malgré une médiatisation importante, malgré le modèle économique permettant aux autres constructeurs d’utiliser le processeur, et malgré des comparatifs de puissance très favorables, le processeur ARM ne trouve pas son public.
Acorn fait pourtant tout ce qu’il faut pour tenter de s’imposer dans le paysage informatique. Persuadée — comme tout le monde à l’époque — qu’un processeur ne peut exister qu’en tant que cerveau d’un ordinateur personnel, et qu’il lui revient de développer celui-ci, elle conçoit toutes les puces nécessaires et commercialise son propre ordinateur, l’Archimedes, dans ses versions A300 (en entrée de gamme) et A400 (pour le public professionnel). Acorn développe son propre système d’exploitation, Arthur OS, offre à son PC la stéréo et les 256 couleurs, mais malgré plusieurs évolutions successives et des prix plutôt abordables, la mayonnaise ne prend pas.
Les progrès du Macintosh d’Apple et du logiciel Windows de Microsoft font relativiser l’avancée majeure que représente le processeur ARM lui-même. En voulant à tout prix intégrer son processeur dans un ordinateur personnel, ARM en fait une sorte d’Amiga, d’Amstrad, d’Atari ou de Sinclair, des machines parmi d’autres, dont on ne compare que la quantité de mémoire ou le prix des options… Le processeur ARM aurait donc pu retomber dans l’anonymat et devenir une tentative ratée de démocratiser le processeur RISC, mais c’était compter sans Apple et son besoin impérieux de trouver un processeur capable de satisfaire son rêve d’informatique de poche…