Bob Burrough, l’invité du deuxième épisode du podcast The Menu Bar, n’est pas tendre avec la nouvelle direction d’Apple. Il a déjà eu l’occasion de le répéter à plusieurs reprises, il désapprouve les choix de Tim Cook, considère que ce dernier ne devrait pas être le CEO de l’entreprise et regrette, pour le dire simplement, l’ère Steve Jobs. Il n’est pas le seul dans cette situation, mais contrairement à la majorité des critiques, il a quelques arguments à faire valoir.
Après deux ans passés chez Palm, il arrive à Cupertino en mars 2007, juste après l’annonce de la création de l’iPhone par Steve Jobs. C’est précisément pour le téléphone d’Apple qu’il a été embauché : ce développeur doit écrire les tests unitaires chargés de dénicher les bugs du système ou du matériel. Pendant plus de sept ans, il a travaillé sur divers projets au sein de l’entreprise, dont la création du premier iPad en 2010. À ce titre, il a connu Steve Jobs, non pas personnellement, mais il a été régulièrement dans des réunions avec le créateur d’Apple et il a bien vu sa façon de gérer ses équipes.
C’est précisément sur ce point que ses griefs se portent. Quand il arrive chez Apple, c’est dans une équipe bien précise, avec une tâche spécifique. Mais au quotidien, surtout dans les mois qui précèdent la commercialisation du premier iPhone, il n’y a pas vraiment d’organisation fixe au sein d’Apple. Tous ceux qui travaillent sur le projet sont amenés à faire tout ce qui est nécessaire pour améliorer le produit. Au point de faire des semaines de cent heures, comme Bob Burrough le raconte en précisant d’emblée que personne ne l’a exigé et qu’il l’avait fait de son plein gré.
L’organisation reste très vague, au moins dans cette équipe consacrée à l’iPhone, mais on peut comprendre entre les lignes que toute l’entreprise est constituée ainsi. Un employé doit savoir sortir de son domaine de compétence et, par exemple, interroger un ingénieur ou un développeur dans une autre équipe pour résoudre un problème. Les tests unitaires que le développeur met en place permettent effectivement de trouver des bugs, parfois à un niveau très bas, dans le kernel par exemple. Pour les corriger, il faut interroger un spécialiste qui peut travailler dans l’équipe chargée des Mac, ou bien un autre qui vient de l’équipe de l’iPod.
Un employé peut en interroger un autre sur n’importe quel sujet, mais aussi intervenir sur n’importe quel sujet. En guise d’exemple, il glisse une autre anecdote : alors qu’il est en Chine dans l’usine Foxconn qui produit le tout premier iPhone, il découvre qu’une partie de la production est emballée alors que le téléphone est encore allumé. C’est un problème, parce que l’appareil est alors déchargé lors du déballage. Sans consulter personne chez Apple, il rencontre le responsable de Foxconn pour s’assurer que ce n’est jamais le cas et que les iPhone sont bien éteints après les derniers tests, au moment de leur emballage.
C’est cette liberté qu’appréciait particulièrement Bob Burrough et qui a disparu selon lui à la mort de Steve Jobs. L’ingénieur qualifie même son expérience de « Far West » : il n’y avait aucune règle, si ce n’est de travailler à améliorer le produit final. Un état d’esprit qui l’a même poussé, une fois, à se mettre dans une position délicate quand il a rapporté seul les douze premiers iPhone jamais produits aux États-Unis. Ces modèles, derniers prototypes avant la commercialisation, étaient destinés à Steve Jobs, Jonathan Ive, probablement Scott Forstall et quelques ingénieurs de Cupertino. Apple ne les a pas fait transporter par UPS, on s’en doute, deux employés devaient les ramener, six chacun.
Il raconte l’anecdote en détail dans le podcast, mais disons simplement qu’une série de problèmes l’ont amené à transporter seul les douze iPhone. En théorie, il ne pouvait pas passer la douane ainsi, mais il choisit de tenter le coup malgré tout, les contrôles étant aléatoires. À nouveau, Bob Burrough précise bien que le constructeur ne lui a jamais demandé de tromper la douane, pas plus qu’il ne lui avait demandé de sacrifier sa vie personnelle. On comprend toutefois en l’écoutant que c’était l’état d’esprit général à Cupertino à l’époque. Il fallait sortir le meilleur produit possible dans le temps imparti et tout le monde devait y mettre du sien.
À la mort de Steve Jobs, cet état d’esprit est resté en vigueur quelques mois, mais tout a changé d’après lui avec le départ de Scott Forstall et la mise en place d’une nouvelle organisation, dans le courant de l’année 2012. Tim Cook a alors pris sa première grosse décision en choisissant entre deux voies possibles, si on résume la pensée de cet ingénieur. Il aurait pu maintenir le Far West de Steve Jobs, une voie représentée par Scott Forstall, ou bien opter pour une nouvelle organisation menée par Jonathan Ive.
C’est cette dernière tendance qui l’a emporté, comme on le sait. Pour Bob Burrough, elle s’est accompagnée d’une réorganisation en silos fermés : il ne pouvait plus interroger n’importe quel développeur ou designer sur n’importe quel problème concernant l’iPhone ou l’iPad, chaque groupe était désormais cloisonné. Il donne un exemple très concret, au sujet d’iOS 7. Pendant le développement de cette nouvelle interface, il envoie plusieurs rapports de bugs, pour signaler notamment le manque de lisibilité de certains contrôles qui ne ressemblent pas à des boutons. Tous ses rapports sont instantanément fermés avec comme seule explication : l’interface dépend désormais de l’équipe en charge du design et elle n’attend pas d’avis externes.
https://www.youtube.com/watch?v=4xzLr7xSr-gD’autres ex-employés Apple ont apporté des témoignages similaires depuis la publication du podcast. C’est le cas, par exemple, de ce développeur qui explique qu’il avait pris l’habitude de remplir de nombreux rapports de bugs, pas nécessairement sur les thématiques qui le concernaient directement. À la fin de sa carrière chez Apple, il ne le faisait plus du tout, car il savait qu’ils n’étaient plus pris en compte, alors que c’était le cas au début.
Bob Burrough évoque une interview de Steve Jobs réalisée en 1995 (lire : "Steve Jobs : The Lost Interview", un DVD à voir), dans laquelle le fondateur d’Apple expliquait sa vision, notamment en termes de recrutement. En particulier, le fait qu’il embauchait des gens compétents, non pas pour leur dire ce qu’ils devaient faire, mais pour qu’ils lui disent ce qu’il fallait faire. Ou encore le principe que les conflits entre employés étaient souvent une bonne chose pour améliorer une idée ou un produit.
Tout ceci est vrai, mais il y a un prérequis que Bob Burrough oublie peut-être un peu vite : pour qu’une organisation souple puisse fonctionner sans tomber dans le chaos, il faut une personne capable de trancher les débats et de faire avancer l’entreprise. Steve Jobs remplissait ce rôle régulièrement, et l’ancien employé d’Apple donne deux exemples qu’il a connus directement. Lors de la création du premier iPad, les prototypes intégraient deux connecteurs dock, un pour le mode paysage et un pour le mode portrait. L’idée étant que l’on pouvait placer la tablette dans n’importe quelle orientation, par exemple sur le clavier associé commercialisé à l’époque par le constructeur.
C’était une bonne idée sur le papier, mais qui posait de nombreux problèmes sur le plan matériel. Que devait-il se passer si un utilisateur reliait deux appareils en même temps ? Bob Burrough s’occupait alors des tests de l’appareil et il a signalé à Steve Jobs que ces deux connecteurs posaient de nombreux problèmes. La décision a été prise immédiatement de ne garder qu’un seul connecteur dock et c’est la norme depuis pour chaque tablette conçue par Apple.
Son autre exemple concerne l’iPod Nano de sixième génération, un modèle étonnant qui optait pour le design matériel d’un iPod Shuffle et l’interface d’un iPhone, a été développé avec deux options en tête. Si l’utilisateur le voulait, un paramètre permettait de quitter l’interface moderne inspirée par iOS pour retrouver une interface classique, inspirée par l’iPod Classic. Là aussi, Steve Jobs n’a pas hésité et il a tranché pendant le développement en faveur d’une seule voie.
À sa mort, personne au sein d’Apple n’a repris cette place. Tim Cook n’a pas voulu ou pu le faire, pas plus que Jonathan Ive, Phil Schiller ou un autre. C’est pour cette raison que l’actuel CEO a réorganisé l’entreprise, il fallait bien une organisation différente, plus stricte, pour que les décisions puissent être prises au quotidien.