« Si j'observe mon quotidien, je ne pourrai pas aller au bout d’un exercice physique sans la musique. Je ne vais pas à la salle de sport juste pour le plaisir. Vous avez besoin de quelque chose qui vous motive et pour moi, c’est la musique. C’est aussi ce qui m’accompagne le soir. Je pense que c’est la meilleure des médecines » déclarait Tim Cook dans une récente interview à Fast Company.
Un médicament qui peut coûter jusqu’à 3 milliards de dollars… soit le montant versé par Apple il y a quatre ans pour s’offrir la marque Beats, ses casques, ses enceintes et son service de streaming ouvert quelques mois plus tôt. « La musique est une part très importante de l'ADN d'Apple et elle le sera toujours » écrivait Eddy Cue pour enfoncer le clou sur le bien-fondé de cette acquisition qui en avait étonné plus d’un.
Au-delà des enthousiasmes de rigueur, on voit qu’Apple continue de placer ses pions sur cet échiquier de la musique. La récente rumeur de la sortie avant la fin de l’année d’un casque marqué d’une Pomme n’en est que le dernier exemple.
On aurait pu croire Apple rassasiée par la collection d’accessoires Beats mais les AirPods, le HomePod et probablement ce casque montrent qu’il n’en est rien. Apple est bien décidée à développer sa propre collection de périphériques et d’accessoires, en parallèle à ceux de sa filiale.
S’agissant du HomePod, dont les premières ébauches remontent à environ six ans, Amazon a pu servir d’aiguillon au vu du succès rencontré par ses Echo… sans pour autant que ce soit la seule raison à l’arrivée d’une enceinte contenant Siri. Ou, dit autrement, Beats avant-hier, les AirPods hier, le HomePod aujourd’hui et d’autres accessoires demain ne sont que le prolongement d’un long sillon qu’Apple creuse, depuis ses origines, dans le champ musical.
Dans la même interview, Tim Cook fait remonter à 1984-85 l’intérêt d’Apple pour ce domaine. En somme, à la sortie du Mac. Le retour de Steve Jobs a redonné de la voix à cette passion qui s’est d’abord traduite par le logiciel.
L’ère du MP3
Ce regain d’intérêt a toutefois démarré sur un malentendu. À l’automne 1999, les premiers iMac DV (pour Digital Video, leur prise FireWire) tablaient sur l’appétit du grand public pour la vidéo numérique. Ça ne manquait pas de logique puisque les caméscopes numériques devenaient abordables et iMovie allait accompagner ce mouvement. Seulement, un phénomène plus formidable encore bousculait tout : le MP3 popularisé par Napster (lire aussi Les coulisses de la naissance et de la disparition du FireWire). Ces nouveaux iMac n’avaient pas été préparés pour prendre cette vague. Ils étaient dépourvus d’application adéquate et incapables de graver quoi que ce soit.
On connait la suite : Apple a acheté dare-dare SoundJam au début 2000 pour créer iTunes. Un an plus tard, les iMac disposaient enfin de ce nouveau logiciel et d’un lecteur/graveur. Ce qui fut l’occasion du slogan « Rip. Mix. Burn. » (ripper, mixer, graver) 1 La phrase, percutante, martelait la facilité à créer des playlists et des CD MP3 à partir de CD-audio du commerce.
Un slogan ainsi qu’un clip astucieux réalisé avec la caution d’une belle brochette d’artistes qui firent sortir de leurs gonds quelques pontes de l’industrie musicale. Ils y voyaient une incitation à peine voilée au piratage. Début 2002, Michael Eisner, le patron de Disney, s’agaçait qu’elle suggère que les gens « pouvaient commettre un vol s’ils achetaient cet ordinateur ». Il faut dire qu’entre temps l’iPod était arrivé et il acceptait lui-aussi les contenus « ripés », Apple ne se privant pas de le rappeler (et ce n’était pas l’invitation à ne pas pirater, inscrite en tout petit au bas de ces pubs, qui allait changer grand chose).
Si l’on regarde l’Apple d’aujourd’hui et celle d’hier, ses grandes avancées dans la musique se sont toujours faites par l’addition de matériels, de logiciels et de services qui se sont nourris les uns les autres.
Bien souvent aussi, chaque étape a été franchie grâce à l’achat d’une entreprise qui a apporté les ingrédients indispensables pour créer de nouveaux produits. Il y a eu Casady & Greene pour iTunes, Lala pour iTunes Match et Beats pour Apple Music (sans oublier Emagic pour Logic Pro X). En décembre dernier ce fut le tour de Shazam, qui était déjà utilisé par Siri et qui pourrait jouer un plus grand rôle si Bruxelles ne lui met pas des bâtons entre les roues.
C’est une caractéristique d’Apple : elle peut être lente au démarrage mais sitôt le moteur allumé, elle accélère fort et n’hésite pas à tracer sa propre route. Au début des années 2000, en l’espace de seulement trois ans, Apple est passée d’un stade où elle regardait passer le train du MP3 à celui où elle avait des iMac sachant graver, iTunes comme jukebox, l’iPod en successeur du Walkman et l’iTunes Music Store pour réhabiliter la vente de musique sur internet. Elle pouvait simultanément plaire aux pirates et aux maisons de disques.
Chacun de ces produits a ensuite mis cul par dessus tête son secteur et personne n’a pu leur livrer de véritable concurrence : Sony, Microsoft, RealNetworks, Winamp… tous s’y sont cassés les dents.
L’ère du streaming
Le même scénario s’est présenté 15 ans plus tard, il suffit de remplacer « MP3 » par « streaming ». Pendant que Spotify construisait patiemment une nouvelle relation avec la musique, basée sur la notion de location, Apple restait cramponnée au téléchargement payant et ne s’en écartait que timidement avec iTunes Match.
En 2014, Beats Music n’était pas un concurrent sérieux pour Spotify. Le service de streaming, lancé en janvier de cette année et acheté en mai par Apple, était confiné aux États-Unis et l’on estimait sa clientèle à 250 000 abonnés payants quand le suédois annonçait 10 millions.
En achetant Beats pour la somme record de 3 milliards de dollars (pour NeXT qui a contribué à la sauver de la déroute, Apple avait payé 400 millions), la Pomme remonte son retard sur Spotify et elle est entrée par la même occasion sur le marché lucratif des casques audio. Coup double ! Au moment de l’opération The NDP Group attribuait à Beats Electronis quelques 57 % du marché des casques coûtant plus de 99 dollars (ceux avec lesquels on gagne de l’argent, pour dire les choses autrement).
Quatre ans plus tard l’investissement ne provoque plus l’étonnement. Partie de rien dans le streaming audio, Apple s’est installée en deuxième position derrière Spotify. La distance qui les sépare est encore grande puisque le suédois a 159 millions de clients actif par mois dont 71 millions qui payent, alors qu’Apple en a un peu plus de 36 millions (facturés eux-aussi). Un rapport qui va du simple au double mais les plus optimistes affirment qu’au vu de la croissance de chacun, Apple Music pourrait détrôner cet été son adversaire aux États-Unis. Le climat est propice à cette inversion des courbes, il y a un an, le streaming a pour la première fois dépassé le téléchargement payant sur le sol américain. Les États-Unis demeure en outre le premier marché d’Apple pour ses iPhone.
Le piratage est loin d’avoir disparu mais le streaming a partout le vent dans le dos. Dans son rapport 2017 (sur l’activité 2016), la Fédération internationale de l'industrie phonographique (IFPI) mesurait une croissance annuelle de 60 % du chiffre d’affaires du streaming dans le monde et une baisse de 20,5 % du téléchargement [pdf]. Le streaming compte maintenant pour la moitié du chiffre d’affaires de la musique numérique. Une tendance qui peut donner corps à l’idée qu’Apple ne va peut-être pas éternellement proposer du contenu en téléchargement sur iTunes.
Très bonne lorsqu’il s’agit d’actionner des synergies entre ses produits, Apple peut inclure son service sur les quelques millions d’appareils iOS vendus chaque mois. Chacun de leurs utilisateurs peut alors, au minimum, tester gratuitement Apple Music pendant trois mois. Un atout dont est privé Spotify qui ne peut s’appuyer sur son propre matériel (même si cela pourrait évoluer). Pas moyen non plus de crier à la concurrence déloyale puisqu’il est premier du secteur. Sa carotte à lui c’est sa formule gratuite, proposée en échange de publicité. Elle marchera tant que les maisons de disque l’accepteront.
Remise en selle grâce à Beats Music, Apple continue de suivre de près les tendances dans l’écoute de la musique. Lorsqu’elle annonce qu’avec le prochain iOS 11.3 son app Apple Music va permettre de consommer à volonté des clips vidéos en streaming, sans être importuné par la pub, c’est une allusion tout sauf discrète à YouTube.
Contrairement à une croyance solidement établie, YouTube ne sert pas qu’à regarder des chats faire les pitres. D’après l’IFPI, 55 % du temps consacré à écouter de la musique en streaming se fait depuis une plate-forme de vidéo, YouTube pesant pour 46 % de ce total.
Sur un seul mois, ajoute l’IFPI, « 85 % des utilisateurs de YouTube s’en sont servis pour écouter de la musique, soit environ 1,3 milliard d’internautes ». Les 22 et 23 % restants sont respectivement du streaming uniquement audio financé par la pub et de l’audio payant (ces chiffres couvrent les marchés nord-américain, l’Australie, l’Europe de l’ouest, le Japon, la Corée du Sud, le Brésil et le Mexique, soit 85 % du CA mondial de la musique enregistrée).
Le poids énorme de YouTube dans l’écoute de musique en streaming s’avère une opportunité pour Apple, puisque les maisons de disques estiment que Google ne les « rémunèrent pas loyalement ». Un producteur gagnerait moins de 1 dollar par an pour chaque utilisateur de YouTube contre 20 fois plus chez Spotify, toujours selon l’IFPI (pdf).
L’histoire peut alors se répéter et après l’iTunes Store contre les MP3 piratés, c’est Apple Music qui peut offrir aux labels une distribution mieux contrôlée et plus rémunératrice de leurs clips.
L’ère de l’intelligence artificielle
A l’instar d’iTunes et de l’iPod, les efforts développés pour contrôler l’accès au contenu via Apple Music se doublent de ceux engagés pour créer du matériel. Le smartphone ayant remplacé le baladeur MP3 c’est ailleurs qu’il faut élargir la gamme, par les accessoires.
L’identité de Beats est à ce point forte qu’Apple peut se permettre de créer sa propre collection d’écouteurs et de casques sans marcher sur les pieds de sa filiale (au bout du compte, que l’on préfère les écouteurs Beats à ceux d’Apple ou vice-versa c’est toujours le directeur financier d’Apple qui se frotte les mains).
Il suffit de regarder les AirPods, les BeatsX ou les PowerBeat3 pour voir que tout les séparent… à l’exception de leur puce Bluetooth W1. C’est là que se révèle une autre force d’Apple : plutôt que de faire du Bluetooth dans le même pot que tout le monde, elle s’ingénie à créer son propre processeur qui rend plus intuitive et robuste la connexion entre l’iPhone et les AirPods.
Autre critère différenciateur : Siri. Ce n’est pas toujours pratique de l’utiliser avec des écouteurs (lorsqu’on est en public et a fortiori quand on n’a plus de réseau) mais cela devient un élément important dans la fiche technique des produits audio. Siri est partout, sur le Mac, l’iPhone, le HomePod et jusque dans vos écouteurs.
On peut moquer son « intelligence » et ses insuffisances, on n’en est qu’aux premiers pas de ces assistants. Siri n’a que 7 ans, chez Apple du moins. On peut juger qu’au vu d’autres évolutions techniques (le premier iPhone comparé à l’iPhone X, Touch ID et Face ID) Siri n’a pas fait de bonds spectaculaires mais c’est aussi une technologies où les prouesses sont les plus compliquées à réaliser, surtout lorsqu’Apple s’attache une main dans le dos en limitant l’utilisation des données personnelles. Ainsi que l’observait le patron de Sonos devant l’arrivée du HomePod, ses concurrents il y a dix ans s’appelaient Sony et Bose. Aujourd’hui ce sont Apple, Amazon et Google.
Ces trois là ont comme point commun de ne pas venir de l’audio mais de l’informatique. Depuis la sortie des Echos d’Amazon on assiste à l’irruption d’enceintes qui sont de petits ordinateurs. Le HomePod a son système d’exploitation et il utilise le processeur d’un iPhone 6, l’A8. Apple et Google ont développé leurs propres systèmes pour analyser automatiquement l’acoustique de la pièce qui accueille leurs enceintes alors que Sonos mobilise l’assistance de l’utilisateur pour faire la même chose.
Une ligne de fracture se dessine entre les produits audio dit « intelligents » et les autres. Pour les premiers, une pièce que l’on a déjà vue et revue est maintenant rejouée. Apple a des produits (iPhone, Apple Watch, AirPods, HomePod) dont elle s’assure la maîtrise d’à peu près tous les organes vitaux.
En face, les autres marques appellent à l’aide Google (ce fut le cas avec Android, puis Android Wear et aujourd’hui avec Assistant) ou Amazon (Alexa) puisqu’elles ne peuvent lutter par leurs propre moyens. Deux exemples parmi (beaucoup) d’autres pour l’illustrer : Sonos a commencé à intégrer Alexa (et il glissera bientôt Google Assistant, il promet même Siri) dans sa One. Cabasse a annoncé que plusieurs de ses enceintes pouvaient être maintenant commandées à la voix au travers des enceintes de Google. « L’ancien monde » se raccroche au « nouveau monde » pour ne pas rester sur la touche.
Le HomePod pourrait être le premier membre d’une toute petite tribu. Apple n’ira pas chasser sur le terrain des enceintes d’entrée de gamme, pas assez qualitatives et rémunératrices. Mais pourquoi ne pas frayer avec du très haut de gamme, une collaboration par exemple avec Devialet dont elle vend déjà les enceintes en Apple Store ? Après tout, Hermès a bien posé sa griffe sur des Apple Watch.
Assise sur du bon matériel, la Pomme, comme ses concurrents, peut faire fonctionner son logiciel à plein régime. Alexa, Google Assistant et Siri sont en train de redéfinir la relation que l’on entretenait jusqu’à présent avec son équipement audio domestique. Ce dernier ne se borne plus à diffuser : il écoute, il est même aux aguets. Le HomePod est étonnant par sa capacité à vous entendre l’appeler dans un environnement pourtant bruyant ou sans que vous n’ayez à élever la voix.
On n’en est qu’aux balbutiements de ce dialogue entre l’utilisateur et ses enceintes. Il influence déjà la manière d’écouter la musique, ou faut-il parler de « consommation » avec ce que cela peut avoir de péjoratif ? C’est le règne des playlists, concoctées par les petites mains d’Apple Music ou de Spotify, quand ce ne sont pas leurs algorithmes qui mâchent vos historiques d’écoute et vos coups de cœur pour en créer sans cesse de nouvelles, sur-mesure.
On interpelle son enceinte pour lui demander de jouer tel album, tel morceau, tel artiste, tel genre… ou plus simplement, on lui demande de jouer de la musique et à elle de se débrouiller avec ce qu’elle sait de vous et de vos goûts. On lui demande même d’allumer la lumière et de baisser les stores.
Plutôt chez Google voire Amazon que chez Apple on pourrait imaginer l’enceinte décider de la musique qu’elle vous jouera après être allée regarder dans votre agenda. Pour voir si votre journée était chargée, donc éreintante et adapter le choix des morceaux en conséquence.
Maintenant que les enceintes deviennent des ordinateurs, qu’elles vous connaissent et qu’elles savent ce que vous faites, les possibilités sont vastes, du moins sur le papier. Les smartphones ont généré quantité de débats sur les notions de vie privée, voilà que ces discussions vont se déplacer vers les enceintes. Des accessoires que l’on se contentait auparavant de placer dans un coin de la pièce pour ne plus y prêter attention ensuite.
Amazon et Google font de leurs enceintes des objets qui ont réponse à tout et cherchent à en savoir le plus possible sur vous. Apple cristallise ses efforts sur l’écoute de la musique, avec un Siri plus spécialisé qu’il ne l’est sur ses autres produits, mâtiné de compétences en domotique.
La musique reste ce fil rouge au long duquel Apple a placé, depuis une quinzaine d’années, des produits et services majeurs qui ont souvent redéfini les usages. C’est maintenant au tour du HomePod de devoir imprimer sa marque et d'ouvrir un autre chapitre.
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Julie Gordon, « rédactrice » chez Apple entre 2001 et 2003 (elle écrivait les descriptifs des produits) a imaginé le slogan « Rip. Mix. Burn. ». Elle raconte qu’après d’inombrables itérations, l’avant-dernière version était « Rip. Spin. Mix. Burn » (spin pour tourner) mais Steve Jobs a voulu que ce soit plus incisif et a fait supprimer le « Spin ». ↩︎