Ne comptez pas sur nous pour juger sur le fond en deux coups de cuillère à pot la décision de la Commission européenne qui a demandé au gouvernement irlandais de réclamer à Apple 13 milliards d'euros d'avantages fiscaux indus. Il s'agit d'un dossier éminemment complexe qui a souvent été traité de manière assez simpliste par les médias traditionnels. Le sujet méritera de toutes manières qu'on s'y plonge de nouveau à plusieurs reprises pour démêler la réalité du fantasme.
Cette affaire risque sans doute de connaitre plus d'un rebondissement dans les mois et années à venir. Lors d'un récent sondage, nous vous demandions si vous approuviez la décision de Bruxelles. Vous avez répondu oui à 61 %, non à 32 % et 7 % n'ont pas d'avis sur le sujet. Il est fort probable d'ailleurs que de l'autre côté de l'Atlantique, les résultats seraient bien différents : les mécanismes à l'œuvre au sein de l'Union européenne sont — et c'est bien normal — plus naturels pour nous Européens, même s'ils restent ardus et parfois arides. Alors imaginez un Américain !
Si l'on se concentre uniquement sur la forme, le moins que l'on puisse dire, c'est qu'Apple est dans une position délicate. Dans l'esprit de monsieur tout le monde, la firme de Cupertino va passer pour le grand méchant capitaliste, qui met en œuvre des moyens considérables pour ne pas payer d'impôts. Pour beaucoup, Apple, ce sera la société de l'iPhone ou du Mac, mais également (et peut-être surtout) la société reine de l'évasion fiscale. Voilà l'image qui risque de coller longtemps au Californien.
Il suffit d'ailleurs de lire les commentaires acides de ces derniers mois sur les actualités en lien avec l'optimisation fiscale d'Apple (mais aussi de Google et d'autres multinationales) pour s'apercevoir que cette idée a déjà largement infusé parmi vous. Pour le grand public, c'est en cours, et il est vrai que le montant du redressement fiscal frappe l'imaginaire de tout un chacun.
Pour Apple, cela pourrait nuire longtemps à son image de marque, que l'entreprise tente de parer de toutes les vertus (environnementale et responsable). Sa réaction à la condamnation est d'ailleurs assez « exceptionnelle » dans un sens. Elle a publié très peu de temps après sa condamnation un message à la communauté Apple en Europe, dans laquelle elle raconte son histoire en Europe, et ce dans plusieurs langues. Si l'on devait donner une quelconque valeur représentative à notre sondage, on dirait que le message n'a pas été reçu cinq sur cinq. Alors que dire des personnes pour qui Apple est une entreprise comme tant d'autres !
Depuis sa prise de fonction, Tim Cook a toujours été très préoccupé par l'image reflétée dans l'opinion publique par son groupe, sans doute beaucoup plus que son prédécesseur. Et d'ailleurs, on ne serait pas étonné que cette affaire soit évoquée à l'occasion du special event de l'iPhone 7. Longtemps, Apple a eu le rôle de David contre Goliath. Son incroyable succès au cours des 15 dernières années a changé la donne.
Pour ne pas passer pour le grand méchant, Tim Cook a ouvert son groupe à des thématiques sociétales auxquelles elle n'accordait pas grande importance, publiquement en tout cas. Apple est devenue une société engagée qui lutte contre les discriminations, pour la diversité, pour la protection de la planète ou encore pour le respect des conditions de travail des travailleurs qu'elle emploie directement ou indirectement.
Pour défendre ses valeurs, Apple est allée particulièrement loin. Cette année, sur les questions de la vie privée, Tim Cook n'a pas hésité à défier le FBI. La position courageuse d'Apple tranchait alors avec celles d'autres grands groupes qui ont longtemps adopté des postures beaucoup plus mesurées ou qui se sont fait longtemps très discrets, alors qu'ils sont souvent prompts à donner leurs avis pour un oui ou pour un non.
Il y a non seulement ce différend avec l'Union européenne, mais il y a également cette déclaration de Tim Cook résumant cette affaire à de grosses conneries politiciennes. Du point de vue d'Apple, on peut éventuellement comprendre qu'elle ait l'impression d'être une victime collatérale d'enjeux qui la dépassent franchement. Elle peut aussi trouver de manière générale que le code des impôts, pensé au temps de l'ère industrielle, n'est plus du tout adapté à notre époque (Tim Cook ne se prive d'ailleurs jamais d'une occasion pour dire tout le mal qu'il pense des règles américaines pour le rapatriement de son trésor de guerre).
N'empêche : en agissant de la sorte, Apple va finir par réussir à rapprocher Bruxelles du peuple européen. Pas une mince affaire, tant l'Europe est une cible facile pour nos hommes politiques. Sans évoquer le fond encore une fois, la réaction de Jeroen Dijsselbloem, président de l'Eurogroupe, illustre peut-être le mieux le sentiment général. Il a récemment déclaré au WSJ qu'Apple, et plus généralement les grandes entreprises tech, n'avaient pas compris l'obligation morale qu'elles avaient de s'acquitter de l'impôt. Et d'ajouter qu'elles donnaient l'impression d'être déconnectées des réalités des pays dans lesquelles elles opèrent.
Il est probable que cette affaire n'aura pas une grande incidence sur les ventes d'Apple à court ou moyen terme, mais sur son image, c'est une autre histoire. Comme on le lit parfois ici ou là, cela risque chez beaucoup de confirmer l'intuition qu'Apple est également déconnectée de ses clients, et que plus grand-chose ne compte si ce n'est la satisfaction de ses actionnaires. Espérons que le keynote de ce mercredi donnera une impression différente !