Luc Julia a dirigé pendant un an l’équipe Siri, à partir de son lancement par Apple en 2011. Déçu par certaines décisions et agacé par Scott Forstall, il a quitté l’entreprise l’année suivante. Il est devenu dans la foulée Vice President of Innovation chez Samsung où il s’occupe de deux de ses marottes, les objets connectés et le cloud.
Interviewé dans la dernière émission d’On refait le Mac, il raconte quelques anecdotes sur sa brève période Apple. Il tacle sans ménagement son ancien patron Scott Forstall, il explique pourquoi Siri ne fonctionnait au début que sur l’iPhone 4s et il se montre très critique sur l’état de l’art aujourd’hui dans le domaine des assistants vocaux.
Le roi Jobs, le roitelet Forstall
L’arrivée de Siri chez Apple a été le résultat direct d’une volonté de Steve Jobs, explique-t-il, l’ancien CEO avait « flashé » sur cette technologie. Il avait cette vision de l’importance qu’allaient avoir les assistants de cette sorte. La validation de cette acquisition a été très rapide. Par un hasard du destin, Jobs s’éteindra le lendemain de la présentation de l’iPhone 4s dont la grande nouveauté fut Siri.
C’est précisément à ce moment charnière dans l’histoire d’Apple que Julia a pris ses fonctions de responsable de la toute nouvelle équipe Siri. Une petite dizaine de personnes avant qu’il ne quadruple cet effectif. Venu de chez HP où il occupait le titre de Chief Technologist dans la division Imaging and Printing, il a été entre 1994 et 2000 l'un des artisans de ce qui allait devenir Siri.
Chez Apple, le nouveau patron de Luc Julia était Scott Forstall. Et là, ça n’a pas collé, du tout. Il n’entre pas trop dans les détails de ce qui a achoppé entre eux, mais le Français ne fait pas mystère de sa profonde antipathie pour l’ancien responsable du développement d’iOS, se retenant même de lancer quelques grossièretés. Il regrette d’ailleurs que Siri n’ait pas rejoint la partie services d’Apple au lieu d'aller dans la division iOS de Forstall.
Forstall n'avait aucune aura [contrairement à Jobs], je n'ai aucun respect pour lui. C'est une personne qui voulait être le chef à la place du chef. Très politique, aucune vision.
Siri fut dévoilé à l’automne 2011, l’acquisition avait été faite en avril 2010. Evoluer d’une technologie développée au sein d’une startup à un produit qui allait être lancé par Apple avait d’énormes implications : « Il a fallu passer d’un produit utilisé par 150 000 personnes à quelque chose qui allait être utilisé par 100 millions, ce qui représentait la base installée d’iOS à l’époque ».
Cela signifiait, partir d’une feuille blanche ou presque, comme de construire un data center pour gérer le flot de requêtes qu’allait générer Siri depuis les iPhone. Cela voulait dire aussi ajouter des fonctions, trouver de nouveaux services pour en faire un assistant utile en toute occasion, ou presque. Sans oublier la pression supplémentaire que représentait l’arrivée programmée d’un nouvel iPhone pour l’utiliser.
Il y a eu un long travail en amont pour adapter au plus vite Siri à son futur environnement. C’est aussi pour cette raison que l’assistant n’a été proposé au début que sur l’iPhone 4s et pas sur son prédécesseur : « Nous n’étions pas prêts », pas assez costauds techniquement pour que ce service soit utilisé immédiatement à très grande échelle. En limitant Siri à ce seul iPhone, Apple ne faisait pas de l’obsolescence programmée, elle réduisait tout simplement la charge sur son infrastructure encore assez frêle.
La nécessité de perfectionner les services de Siri, de trouver de nouvelles fonctions s’est également heurtée au mode de fonctionnement d'Apple. Les équipes étaient très compartimentées, leurs activités respectives placées sous une chape de plomb. Pas évident dans ces conditions de solliciter ou recevoir les avis et suggestions de personnes extérieures dans le but d'améliorer son produit.
Apple est dans la Silicon Valley mais pas dans son écosystème, elle fait juste partie du paysage. C'est compliqué pour discuter et échanger avec d'autres gens.
Et « Ce n’est pas Forstall qui nous aidait » assène Luc Julia « Steve Jobs était un génie, respecté, respectable… infect aussi… un gars incroyable qui imposait le respect. Il avait des opinions, il les montrait et il pouvait les avoir ».
Tout le contraire de Forstall, qui après un lancement boiteux de Siri a fait sa seconde grande erreur avec Plans : « Il avait cette volonté d’être le roi du monde, de vouloir remplacer Google Maps. Mais il n’avait pas compris que Google Maps c’était 12 ans de travail, lui il croyait qu’il allait pouvoir le faire correctement en 12 mois.
Julia raconte qu’il testait Plans en allant travailler, sur ce qui allait être le futur iPhone 5. Le service marchait très mal et les autres bêta-testeurs le constataient également au quotidien. À la question de savoir si Tim Cook n’a pas eu sa part de responsabilité en donnant son feu vert au lancement de Plans, l’ancien directeur de Siri tempère, la confiance de Cook a été abusée par l'un de ses barons imbu de lui-même :
Il ne savait pas. Lorsque vous accordez un pouvoir décisionnaire trop important à des roitelets, ils vous mentent. À ce moment là mon estime pour Forstall est passée de 0 à -10.
« J’espère que je suis celui qui a permis de virer Forstall » dit encore Julia. Juste avant de quitter Apple, car excédé par les ratés successifs des sorties de Siri et de Plans, et par ses relations exécrables avec son supérieur direct, Julia a vidé son sac auprès de Cook.
Scott Forstall, venu de NeXT avec Steve Jobs, fut finalement licencié en octobre 2012, dans la foulée du fiasco de Plans. Avec comme corollaire, une réorganisation d’Apple qui vit Cook répartir les anciennes prérogatives de Forstall entre Ive (l’interface) et Federighi (le volet technique des OS).
Les assistant vocaux ne marchent pas
Dans la seconde partie de l’émission d’ORLM, Luc Julia se montre assez critique aussi sur les assistants vocaux personnels, d’où qu’ils viennent. De son point de vue, même les derniers arrivés sur le marché, comme Alexa d’Amazon, ne sont finalement pas différents de leurs devanciers.
Il n’y a que la forme qui change, sur le fond c’est la même chose et le poids des années se fait sentir sur les mécanismes utilisés.
La technologie aujourd'hui ne marche pas, on utilise quelque chose qui a été inventé il y a 30 ans. Comment passer de 95% de succès dans la compréhension à… 99,7% ? Tous sont basés sur les mêmes technologies.
Siri lui-même n’était pas foncièrement novateur : « La philosophie était identique à celle des autres. Mais on a voulu lui donner une personnalité, qui aide à masquer ses lacunes ». De la même manière qu’un être humain va réagir un peu maladroitement, ou avec de l’humour lorsqu’il ne sait pas quoi répondre à une question.
Il pointe aussi un autre problème en prenant l’exemple d’Alexa. Au début, dit-il, elle marchait mieux. Parce qu’au fil du temps on ajoute des services, des possibilités, ce qui induit chez l’utilisateur des interrogations sur la manière de s’adresser à l’assistant : « Aujourd’hui se pose le problème de l’ambiguïté, lorsqu’on a plein de services, on ne sait plus comment formuler sa requête et les machines vous comprennent moins ».
À propos de Viv, créé par l’équipe initiale de Siri quasiment reconstituée, Julia n’est pas beaucoup plus optimiste (lire Viv a présenté un assistant intelligent très porté sur les services). La première démo publique de Viv réalisée cette semaine a vu l’assistant capable de répondre à une question comme « Est-ce qu’il fera plus chaud à côté du Golden Gate Bridge après 17 h le jour d’après ? ».
Sauf que personne ne pose de telles questions, remarque Julia « “Quelle est la date anniversaire du père du président des États-unis ?”, est-ce que les gens vont produire des phrases aussi compliquées ? »
Il espère donc une révolution dans ce secteur pour repartir sur de nouvelles fondations. Parmi les entreprises qui semblent justement apporter une valeur ajoutée, il cite le cas de SoundHound. Éditeur du concurrent de Shazam, il a lancé le mois dernier Hound (sur l’App Store américain uniquement).
Pour en apprendre plus, on renvoie vers l’interview complète de Luc Julia chez ORLM. Elle est particulièrement intéressante, on y parle également montres connectées. Luc Julia n’est pas tendre avec Apple dont il déplore le manque de vision ces dernières années. Il est dubitatif aussi sur l'une des initiatives de son employeur, Samsung, l’un des grands sujets du moment : la réalité virtuelle.