S’il y a une chose que la postérité retiendra du premier film inspiré par la vie de Steve Jobs, c’est qu’Ashton Kutcher, l’interprète du fondateur d’Apple, partageait une certaine ressemblance avec son modèle. Pour le reste, le long-métrage de Joshua Michael Stern sorti en 2013 ne valait pas tripette. Qu’en est-il du Steve Jobs de 2016 ?
Premier constat : Michael Fassbender n’a aucun trait commun avec le personnage qu’il est censé incarner. C’est un mal pour un bien. Car le film n’a, lui non plus, pas grand-chose à voir avec Steve Jobs.
Parfait sur le papier
Le film partait pourtant bien (malgré l’incroyable pataquès de sa genèse) : au script, Aaron Sorkin, scénariste réputé et respecté (The Social Network, À la Maison-Blanche, The Newsroom…) ; à la réalisation, Danny Boyle, formidable dynamiteur d’images (Trainspotting, 28 Jours plus tard, Sunshine…). Et un casting plaqué or : Michael Fassbender dans le rôle-titre, Kate Winslet, Seth Rogen, Jeff Daniels et une ribambelle de seconds rôles.
Aaron Sorkin, qui n’aime rien tant qu’imaginer des films-concept, a échafaudé une structure intellectuellement très excitante, basée sur la biographie officielle sur Steve Jobs écrite par Walter Isaacson. Le film se décompose en trois actes se déroulant juste avant le lancement de nouveaux produits — le Macintosh en 1984, le Cube de NeXT en 1988, et l’iMac en 1998. Chaque séquence est filmée « en temps réel », entrecoupée de flash-back et de rappels historiques.
Le scénariste et le réalisateur ont choisi ces moments de tension extrême pour dessiner à gros traits le portrait d’un « chef d’orchestre », d’un père de famille, d’un parfait salaud. Surtout le salaud, en fait : le film est un portrait à charge contre Steve Jobs, qui renie sa fille Lisa, humilie son ex, maltraite les personnes avec qui il est censé travailler, se fiche bien de l’opinion de ses rares amis… L’obsession de la « fermeture », du jardin fermé, est aussi très présente tout au long du film, et cela commence dès le garage familial avec une engueulade avec Wozniak qui infuse durant les trois séquences.
Le message est martelé durant les deux heures du film : si vous n’aviez pas une bonne image de Steve Jobs avant de voir le métrage, vous sortirez réconforté dans votre opinion. Certes, Steve Jobs n’était pas un ange, loin de là. Les exemples sont innombrables des mauvaises manières avec lesquelles il traitait ses collègues de travail et sa famille. Mais si la part d’ombre est bien représentée, la part lumineuse du personnage n’est à peu près jamais dévoilée, si ce n’est peut-être sur la fin, quand un Steve Jobs enfin assagi brise l’armure. Or, les deux sont indispensables pour expliquer les échecs, mais aussi les réussites du personnage.
La licence créative du film, revendiquée par les deux auteurs, s’exprime également au travers du récit des coulisses de ces trois keynotes. Pour respecter le matériau de base de Sorkin, il a fallu compacter un maximum d’éléments dans chacune des séquences, multipliant ainsi des péripéties qui se sont déroulées ailleurs, dans un autre temps, avec d’autres protagonistes.
Certes, on comprend qu’il fallait éviter l’écueil du biopic classique qui se contente de dérouler l’historique d’un personnage (une tarte à la crème dans laquelle est tombé le premier film), mais le résultat ici n’est pas plus réussi. L’espace est saturé d’informations, dans les conversations — un signe distinctif du travail de Sorkin — comme dans les décors (Danny Boyle signe à ce sujet quelques morceaux de bravoure intéressants, mais gare à la gueule de bois).
Fil rouge ou grosse ficelle ?
Ceux qui ne connaissent pas l’histoire d’Apple et de Steve Jobs risquent d’être largués. Des rappels historiques s’ajoutent aux séquences à proprement parler, qui tentent de résumer en quelques phrases le contexte de chaque époque, ce que devient l’entreprise et son fondateur. Des fils rouges sont tissés entre les trois parties, comme des points de repère afin de ne pas complètement perdre le spectateur, mais tout cela apparaît par moment bien artificiel.
Malheureusement, ceux qui connaissent l’histoire d’Apple et de Steve Jobs seront tout aussi déboussolés. Car comme on l’a dit, le film prend de grandes libertés avec les faits, les personnes, leurs relations. Joanna Hoffman, la « femme de travail » de Steve Jobs, faisait bien partie de l’équipe originale du Macintosh et partie intégrante de l’aventure NeXT. Elle prend sa retraite en 1995 : il est donc improbable qu’elle ait participé au lancement de l’iMac trois ans plus tard. Pourtant, elle est bien présente dans les trois séquences du film…
Cette bobine ne raconte pas l’histoire de Steve Jobs, ni d’Apple, ni d’aucun autre personnage qui y apparaît ; ou alors, à la marge. Il aurait tout aussi bien pu s’appeler "Bill Gates" ou "Gilles Tartempion" — pour tout dire, le film aurait même dû faire complètement abstraction de son inspiration, pour son propre bien. Le voir avec l’espoir d’en savoir un peu plus sur Steve Jobs ou Apple n’est pas une bonne idée.
C’est bien dommage, car Steve Jobs n’a pas que des défauts. Malgré les trois huis clos alignés les uns derrière les autres, on n’a jamais l’impression d’être au théâtre : la caméra virevolte, le montage est nerveux, le découpage est brillant — nonobstant le trop-plein d’informations, mais on ne pouvait pas s’attendre à moins venant du principal promoteur des « dialogues débit mitraillette » qu’est Aaron Sorkin.
La reconstitution des trois époques est particulièrement réussie, qu’il s’agisse des décors, des vêtements, des coupes de cheveux, et du matériel informatique bien sûr ! Danny Boyle se paie même la coquetterie de filmer les séquences dans trois formats différents, qui correspondent aux époques : 16 mm, 35 mm et en numérique.
Le casting reflète le soin dans les détails de la reconstitution. Michael Fassbender ne ressemble peut-être pas au personnage qu’il incarne, mais il est plus que convaincant dans son rôle. Hautain, cassant, tour à tour excité et froid comme un glaçon, c’est un acteur de grand talent qui porte le film sur ses épaules — il est de pratiquement tous les plans, une performance pour laquelle il mérite sa nomination aux Oscars.
Kate Winslet compose un personnage de Joanna Hoffman qui arrive à s’imposer face à l’ogre Jobs (en cela, le script respecte le matériau d’origine). Seth Rogen, loin de ses habituels rôles comiques, incarne un Steve Wozniak touchant et humble, à l’opposé du héros. Jeff Daniels joue la force tranquille dans le rôle de John Sculley ; la révélation du film est Michael Stuhlbarg, qui incarne Andy Hertzfeld avec non seulement beaucoup d’humour, mais aussi beaucoup d’humanité. Un vrai contrepoint au monstre qu’est le vrai/faux Steve Jobs dépeint dans ce film.
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Steve Jobs, un film de Danny Boyle. Sortie en France mercredi 3 février.