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Apple : le jour où les services s'éveilleront

Mickaël Bazoge

jeudi 11 février 2016 à 20:00 • 57

AAPL

Apple peut-elle continuer à déverser des millions de produits sur le monde ? Assurément oui. Mais il va falloir autre chose que de nouveaux bracelets ou quelques mégapixels supplémentaires dans l’appareil photo de l’iPhone pour pousser le consommateur à faire chauffer la carte de crédit.

Le constructeur a dénombré un milliard d’appareils (OS X comme iOS) connectés aux différents services web du constructeur durant le dernier trimestre 2015. Le premier milliard d’iPhone vendus devrait être atteint dans les prochaines semaines. Avec 216 milliards de dollars, le coffre du trésor de guerre de l’entreprise déborde…

Ces chiffres donnent le tournis. Mais dans le grand-huit du capitalisme, rien n’est définitivement acquis, les positions chèrement conquises peuvent disparaitre du jour au lendemain. Et Apple, une entreprise qui a frôlé la disparition dans les années 90, le sait plus qu’aucune autre.

Il n’est pas question ici d’annoncer la « fin de l’Histoire », ce qui serait ridicule, en particulier dans le secteur des technologies où une innovation peut totalement recomposer le paysage en quelques mois et relancer une industrie (le lancement de l’iPhone en 2007 est un cas d’école). Évidemment, Apple a les moyens de se réinventer : l’entreprise en a l’argent et le temps. Ce n’est pas demain la veille que l’iPhone ne se vendra plus, et Tim Cook a prévenu que le smartphone allait croître pendant des décennies.

Mais il faut reconnaître que les nuages pointent à l’horizon. Tim Cook le sait mieux que quiconque. Durant la conférence audio suivant les résultats du troisième trimestre, il a prévenu que le premier trimestre de 2016 allait être moins brillant qu’à l’accoutumée. La principale cause est la Chine.

La lassitude chinoise

La Chine, c’est l’alpha et l’omega pour Apple. Après les États-Unis, le pays est le second marché mondial pour le constructeur, qui multiplie les ouvertures de nouvelles boutiques. Tim Cook s’est voulu rassurant en se disant optimiste sur le long terme, mais la séquence qui s’est ouverte il y a quelques mois — l’atterrissage plus ou moins maîtrisé de l’économie du pays — va apporter quelques turbulences aux prochains résultats de la société.

L’Apple Store Nanjing, à Shanghai — ehpien, CC BY-NC-ND Cliquer pour agrandir

D’ailleurs, au dernier trimestre, la croissance des ventes d’iPhone en Chine a été de 18% : un bon chiffre assurément, mais la hausse avait été de 70% sur l’ensemble de l’année 2014. Il reste toutefois des satisfactions : durant le dernier trimestre 2015, près de la moitié des iPhone vendus en Chine était constituée de primo-acheteurs.

Cela pourrait ne pas durer toutefois : « Apple a gagné à peu près toutes les parts de marché qu'elle pouvait escompter en Chine », a déclaré un analyste de Cowen & Co, pour qui l’iPhone occupe les deux-tiers du segment haut de gamme du marché des smartphones. Il existe encore un bon tiers à conquérir, peut-on dire du point de vue du verre à moitié plein !

Au Genius Bar de l’Apple Store Sanlintum, à Pékin — chinnian,CC BY-SA Cliquer pour agrandir

Le pays reste encore un marché d’acquisition, porté par une classe moyenne qui ne cesse de progresser (50 millions de personnes en 2010, plus de 500 millions à l’horizon 2020 !). Gare cependant au phénomène de « fatigue » : souvent baptisé « street phone », l’iPhone est devenu un objet de tous les jours et on ne se retourne plus forcément dans la rue pour admirer le modèle d’un passant (lire : La Chine en vedette des prochains résultats d'Apple). « Ce n’est plus aussi cool qu’avant d’avoir un iPhone », résumait un vendeur d’un des clones d’Apple Store encore ouvert à Shenzhen…

La perspective indienne

En Europe et en Amérique du Nord, où la classe moyenne évolue peu, c’est de renouvellement dont on parle. En plus de la multiplication des campagnes marketing dans ces deux zones, Apple va devoir composer avec le ralentissement de l’économie chinoise. Et le pays qui pourra prendre le relais n’existe pas encore.

Il y a évidemment l’Inde, qui est l’objet de toutes les attentions de Tim Cook. Les ventes d’iPhone là-bas ont progressé de 76% au dernier trimestre 2015, et la perspective d’ouvrir les premiers vrais Apple Store n’aura jamais été aussi proche.

Aasif Iqbal J, CC BY-NC-ND — Cliquer pour agrandir

Mais voilà : les quelques 800 000 unités livrées en Inde entre octobre et fin décembre ne représentent encore qu’une goutte d’eau dans l’océan des 75 millions vendus durant la même période. Il faudra de nombreux trimestres avant de voir l’Inde atteindre les mêmes niveaux de vente que la Chine, même si les choses vont plus vite qu’on veut bien le croire : sur une population de 1,2 milliard de personnes, 250 millions possèdent déjà un smartphone. Une clientèle qui bientôt, aura les moyens de s’acheter un iPhone.

L’Inde est donc un marché extrêmement prometteur, mais qui va demander de la patience avant d’en recueillir tous les fruits attendus. Ne serait-ce que pour assouplir une législation encore très fermée aux investissements internationaux.

L’enfer, c’est les autres

En attendant, il faudra faire le dos rond. Et trouver des raisons qui tiennent la route pour expliquer la baisse des ventes attendue pour ce premier trimestre. Tim Cook en a pointé deux principales : la force du dollar, qui pèse effectivement sur les résultats d’une entreprise dont les deux-tiers du chiffre d’affaires proviennent de l’extérieur des États-Unis ; ainsi que la faiblesse globale de l’économie mondiale, Chine en tête.

« Nos résultats [du quatrième trimestre] sont particulièrement impressionnants », s’est réjoui le CEO, « étant donné l’environnement macroéconomique difficile ». « Nous observons des conditions extrêmes, comme nous n’en avons jamais vu auparavant ». On pourrait penser que ce n’est que justice : Apple est largement passée sous le radar des crises de 2008 et 2009 alors que la concurrence accusait le coup. Les plus cyniques estimeront que le constructeur doit passer lui aussi à la caisse.

Sauf que d’autres entreprises du secteur n’ont pas émis de plaintes concernant l’environnement économique mondial. Google a présenté des résultats exceptionnels, en se payant le luxe de dépasser la capitalisation boursière d’Apple, même si cela n’a pas duré. Et le moteur de recherche n’est que très faiblement exposé en Chine (lire : Alphabet : de très bons résultats en 2015, toujours grâce à Google).

Amazon n’a fait aucun commentaire sur la question macroéconomique durant ses résultats, manière de signifier qu’il n’y a rien à en dire. Le distributeur en ligne a augmenté ses ventes à l’international de 2 milliards de dollars en 2015, dont 1,3 milliard durant le seul dernier trimestre. Les abonnements à l’offre Prime ont augmenté de 51% hors États-Unis. L’entreprise se dit tout de même « très contente de la croissance internationale ».

Facebook a indiqué en substance que le ralentissement économique global n’avait pas eu d’impact sur ses activités. « Nous sommes heureux de notre croissance sur les marchés émergents et dans des pays comme la Chine où les entreprises locales font de la publicité sur Facebook et Instagram pour toucher une clientèle internationale », a précisé Sheryl Sandberg, la directrice de l’exploitation du réseau social. Même si c’est parfois difficile, comme en Inde (lire : Facebook : l'accès gratuit à un petit bout d'internet interdit en Inde).

Apple n’a aucune prise sur le niveau du dollar et le ralentissement de l’économie mondiale. Mais ces raisons ressemblent plus à des jokers qu’on abat sur la table de poker en espérant bluffer son monde ! Ces cache-misère bien pratiques permettent surtout de ne pas remettre en cause certains dogmes tout cupertiniens.

L’iPhone 6 en pièces détachées chez iFixitCliquer pour agrandir

Apple est actuellement arc-boutée sur des principes intangibles. Il y a l’obsession de la marge : plus de 40% au dernier trimestre, deux fois plus que dans l’industrie du luxe. Il y a aussi ces prix élevés, qui pourraient s’entendre si certains produits n’étaient pas aussi bridés (les 16 Go de l’iPhone, les disques durs anémiques des iMac).

Mais le constructeur et son PDG se gardent évidemment bien de le dire publiquement, ce qu’on peut comprendre. Malheureusement, rien n’indique qu’une inflexion ou même qu’une réflexion soit en cours à ce niveau — à moins que l’iPhone 5se, qui pourrait être lancé mi-mars, se rapproche d’un niveau de prix plus abordable : on a évoqué le seuil des 500 $…

Si les appareils d’Apple étaient meilleur marché, il s’en vendrait plus assurément. Mais le fond du problème est ailleurs, et là aussi on ne risque pas d’entendre Tim Cook l’évoquer en public : le surplace dans l’innovation. Apple innove sans cesse, que l’on songe aux écrans P3 des nouveaux iMac, de l’Apple Pencil et de ses capteurs, de Force Touch. Mais tout cela n’est pas de même nature qu’un nouveau produit qui redéfinit une catégorie.

Où est l’iPod, l’iPhone ou l’iPad qui, chacun à leur époque, ont permis à Apple de recomposer le marché ? Et aussi, au passage, d’afficher des résultats trimestriels plus record les uns que les autres. Apple a pu passer sans trop d’encombres les difficultés économiques liées à la crise de 2008 grâce à l’iPhone, lancé l’année précédente, et qui répondait à un besoin de nouveauté six ans après un iPod vieillissant. Le produit présentait aussi l’état de l’art dans le domaine des smartphones, avec des innovations tous azimuts au niveau matériel comme logiciel.

En 2010, Apple tente la passe de deux avec un nouveau produit innovant, qui lui aussi a complètement redéfinit une catégorie : l’iPad. On a cru un moment que la gamme de tablettes allait seconder l’iPhone et devenir le nouveau best-seller du constructeur. Il est vrai que les premiers trimestres ont démontré une sacrée santé en termes de ventes !

Mais Apple n’a pas su capitaliser sur le succès de cette gamme, qui s’est rapidement évaporé pour devenir une activité équivalente à celle du Mac, avec un rythme de renouvellement proche. C’est évidemment très honorable, mais il ne faudra pas y aller chercher le successeur de l’iPhone. On ne perd pas espoir : avec un sérieux effort sur le logiciel et tout particulièrement sur des fonctions iOS pensées pour les tablettes, ce produit a encore un bel avenir.

Si le constructeur ne donne aucun chiffre, l’Apple Watch représente sans doute plus de la moitié du marché des montres connectées. Mais pour le moment du moins, ce produit n’est pas perçu comme celui qui pourrait supplanter l’iPhone dans les chiffres de vente. Après tout, il ne s’agit pour le moment que d’un compagnon de l’iPhone et il est largement perfectible.

En un sens, la situation d’Apple ressemble à celle que l’on a connue en 2001. Après le succès initial de l’iMac, Apple lance avec l’iPod un produit aux caractéristiques jamais vues dans sa catégorie. Il avait fallu plusieurs itérations et l’ouverture d’iTunes à Windows pour que les ventes décollent franchement. Tim Cook a affirmé lors d’une réunion avec ses employés qu’Apple était ouverte à d’autres plateformes… La Watch compatible Android, comme Android Wear est compatible iOS ? Allez savoir.

Miser sur l’utilisateur

Si Apple n’opère pas un virage sur l’aile, sur quels leviers l’entreprise peut-elle appuyer pour continuer à engranger de l’argent tout en vendant moins d’iPhone, sa principale vache à lait ? Tim Cook a donné une piste durant les résultats du quatrième trimestre : miser sur l’utilisateur. « C’est un "actif" incroyable pour nous », a-t-il déclaré, en évoquant les quelques 800 millions de propriétaires d’appareils frappés d’une pomme.

Et ce pari, c’est celui des services. Mine de rien, ils ont représenté un total de 20 milliards de dollars de revenus durant l’année fiscale 2015, alors qu’Apple donne l’impression de les lancer sans vision globale. Quand on fait les comptes, les différents abonnements pèsent sérieusement, non seulement pour le constructeur, mais aussi… pour l’utilisateur. Jan Dawson, analyste pour Jackdwan Research, a conceptualisé ces différents abonnements sous le terme de "monthification" d’Apple.

L’accro à Apple déboursera en effet un total annuel de 180,75 €, s’il souscrit à ces différents services :

  • Stockage iCloud : 2,99 € pour 200 Go par mois
  • Apple Music : 9,99 € par mois
  • iTunes Match : 24,99 € par an

Le prix aurait pu être de 324,75 € si cet utilisateur avait choisi l’offre familiale d’Apple Music (14,99 €) et 1 To de stockage iCloud (9,99 €). Aux États-Unis, cela peut être encore plus onéreux avec le financement de l’iPhone (à partir de 32 $ par mois), et qu’en sera-t-il du fameux bouquet d’émissions TV en streaming ? Ce nouveau forfait pourrait coûter de 20 à 40 $, et peut-être même plus. On ne serait alors plus très loin de la centaine de dollars à verser chaque mois à Apple pour profiter de la totalité de ses services en ligne.

On peut même imaginer qu’Apple se décide à proposer un pack « tout en un » qui, pour 99 $ par mois, donnerait un accès complet à la totale. La Pomme est encore très loin d’avoir fait ses preuves en matière de fiabilité pour ses services en ligne (on ne compte plus les pannes en tout genre, qu’Apple glisse parfois sous le tapis en espérant que personne ne remarquera rien), mais il se trouverait sans aucun doute quelques dizaines de millions d’utilisateurs pour souscrire à une telle offre unifiée. Après tout, Apple Music a bien dépassé les 10 millions d’abonnés alors que le service de streaming musical souffre d’une mauvaise image.

Tout Apple sur abonnement

Le chiffre d’affaires tiré des services en ligne d’Apple est encore loin de se transformer en principale source de revenus pour l’entreprise. Mais avec un (gros et sérieux) effort sur la fiabilité et une offre commerciale plus claire, qui sait ? Rappelons que l’iPhone a représenté 122 milliards de dollars durant l’année fiscale 2015.

Si le forfait unique permet effectivement de jouir de tous les services de la Pomme au travers d’un seul abonnement, le revers de la médaille est de faire d’Apple un fournisseur « comme un autre » : il n’est pas sûr que le constructeur veuille être comparé à un banal opérateur téléphonique ou une compagnie des eaux.

« Même si un paiement de plusieurs centaines de dollars peut être dur à avaler, une fois que c’est fait, le consommateur a la propriété du produit, et il oublie petit à petit le prix de ce produit », explique Dawson. « Avec un abonnement mensuel, on rappelle constamment au consommateur le montant qu’il paie pour avoir le privilège d’utiliser (et dans certains cas, ne pas posséder) des produits »

La transition du matériel vers les services sera longue, assurément. Ce d’autant qu’Apple se positionne en concurrent de plusieurs services très performants : Dropbox, Netflix, Spotify, YouTube Red, … De plus, la Pomme s’est toujours présentée, très logiquement, comme un vendeur de produits informatiques. Elle n’a jamais cessé de l’être et elle le sera toujours. Mais il faut maintenant à l’entreprise présenter aussi cette autre facette de son activité : fournisseur de services. C’est certes moins visible que des palettes d’iPhone en partance de Chine dans un Boeing, mais à terme cela peut se révéler fortement rémunérateur, et peut-être même plus.

Et le volume d’utilisateurs à qui vendre ces services est immense, même si tous ne seront pas intéressés par l’ajout de nouveaux abonnements à leur forfait téléphonique, à Netflix, au FAI… C’est, en tout cas, l’histoire que les dirigeants d’Apple ont commencé à servir aux investisseurs, afin de les convaincre du bien-fondé de cette démarche.

Cela n’a pas encore pris au vu du cours de l’action : les boursicoteurs ne sont pas tout à fait convaincus par cette nouvelle voie, mais elle paraît inéluctable. À moins évidemment qu’Apple se décide à créer et vendre des produits plus abordables pour toucher une plus grande clientèle… mais cela semble bien improbable.

Image bandeau : Warren R.M. Stuart, CC BY-NC-ND

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