Au printemps, Apple a augmenté le prix de ses produits en Europe, reflétant ainsi l’évolution à la baisse de l’euro face au dollar. Une pratique somme toute assez normale pour une multinationale américaine, mais à cette occasion il s’est opéré une bascule assez nette parmi les commentateurs de la chose Apple : pour beaucoup, les prix du constructeur sont devenus bien trop élevés.
Et cette perception ne s’est pas arrangée : à chaque lancement de nouveaux produits, les réactions de rejet liées aux prix pratiqués par Apple sont nombreuses et parfois véhémentes. Et cela concerne aussi bien le matériel que les accessoires (récemment encore, le dock pour Apple Watch a eu droit à une belle bordée de lazzis concernant son prix).
Cette sensibilité aux tarifs d’Apple n’est d’ailleurs pas l’apanage des consommateurs européens : aux États-Unis, on entend de plus en plus râler à ce propos, dans des termes tout aussi énergiques. Cette aigreur envers la politique tarifaire du constructeur s’appuie sur des éléments objectifs (Apple tient mordicus à sa marge grasse, par exemple), mais aussi sur des causes plus subjectives qui tiennent au glissement du positionnement de l’entreprise.
Apple évite la crise, pas ses clients
Il y a des raisons « logiques » qui expliquent cette mauvaise perception des tarifs pratiqués par Apple. La crise financière de 2008 suivie par celle de la monnaie unique, ont frappé tout autant les esprits que les portefeuilles. La situation économique en Europe n’a commencé à se redresser que récemment, et pour ce qui concerne la France, le paysage n’est guère reluisant.
L’argent que l’on gagne et celui que l’on possède ont pris plus d’importance : pas question de le dépenser n’importe comment. Les consommateurs sont à la recherche frénétique des bonnes affaires, encore plus qu’avant. Et les acteurs de certains marchés n’hésitent pas à en jouer : on l’a encore vu ces dernières semaines avec les promotions de Free Mobile et SFR, chacun rivalisant de rabais tous plus alléchants les uns que les autres.
Du côté d’Apple, il n’est pas question de faire des promotions, à l’exception du refurb, mais ce ne sont pas des appareils neufs à proprement parler. Apple a même mis fin au Black Friday l’an dernier, et le constructeur n’est pas prêt de revenir sur cette décision comme il l’a démontré en novembre — à la place, on a eu droit à la mise en ligne du guide d’achat de Noël.
Autre élément conjoncturel qu’Apple n’a pas manqué de prendre en compte : la baisse de l’euro par rapport au dollar. La monnaie unique a littéralement dévissé face à la devise américaine : début 2014, il fallait 1,4 $ pour 1 € ; deux ans plus tard, on est plus près que jamais de la parité entre les deux monnaies.
Les prix d’Apple reflètent cette variation, d’autant plus visiblement que l’euro a rapidement baissé face au dollar. En mars tout d’abord : les MacBook ont vu leurs tarifs grimper de 100 à 300 €, certains accessoires ont flambé, même la facture du vénérable écran Thunderbolt s’est alourdie de 150 €…
Le coup a été rude pour les portefeuilles, mais ce n’était pas terminé. Une deuxième salve est arrivée en mai, qui a concerné les Mac (jusqu’à 600 € d’augmentation pour les Mac Pro !), les options en BTO et de nombreux accessoires.
Comme à son habitude, Apple n’a pas fait dans la dentelle, même s’il faut reconnaitre que si on prend en compte la TVA dans les prix (les prix américains sont présentés hors taxe, ce que l’on omet parfois), les tarifs en euros sont assez proches de ceux en dollars. Et la « taxe Apple » que les Européens ainsi que le reste du monde (hors États-Unis) paient sur les produits du constructeur peut, si l’on est de bonne composition, être interprétée comme la couverture du risque de change…
Toutefois, ces hausses brutales ont renforcé l’impression qu’Apple se « gavait » sur le dos de ces cochons de payeurs européens. C’est d’autant plus vrai que le pouvoir d’achat des consommateurs du vieux continent n’a guère évolué. Il est néanmoins indéniable qu’il coûte beaucoup plus cher de s’équiper en produits Apple aujourd’hui qu’hier.
Une concurrence plus affûtée et moins chère
À ces problèmes sur lesquels Apple a finalement peu de prises (le destin de la monnaie unique ne se décide pas à Cupertino, et la crise n’est pas née au 1, Infinite Loop), s’ajoute une variable sur laquelle la Pomme a plus son mot à dire : le rapport à la concurrence. Il est de plus en plus difficile de justifier l’achat d’un smartphone dont le premier prix — 749 € — sera source de frustrations pour tous ceux qui voudront en utiliser toutes les capacités. 16 Go pour un mobile capable de filmer en 4K, c’est ridicule.
En forçant ainsi la main des utilisateurs à choisir un modèle moins chiche en stockage — les 48 Go supplémentaires sont facturés 110 € de plus —, Apple améliore certes sa marge, mais elle détériore une image patiemment bâtie au fil des ans et des innovations, selon laquelle elle serait aux petits soins pour ses clients. Mais comment l’être quand on bride autant le stockage ?
Apple conserve heureusement quelques arguments pouvant justifier la différence : iOS, l’écosystème applicatif ainsi que celui des accessoires, les services… Le constructeur sait aussi mieux que personne comment faire monter la sauce et maintenir le momentum autour de ses produits. Ça ne rate pas : l’iPhone continue de se vendre par palettes entières.
Mais le fossé qui séparait autrefois iOS d’Android se réduit. L’enregistrement 4K n’est depuis longtemps plus une nouveauté chez Samsung ou LG. Les Live Photos ont été étrennées par HTC dès… 2013. Les appareils photo de certains smartphones chinois sont capables de faire au moins aussi bien que l’iPhone.
Si la concurrence a toujours un train de retard sur des innovations comme 3D Touch ou le processeur A9, toujours aussi véloce, il faut reconnaître que plusieurs smartphones se montrent tout à fait capables en termes de performances, de possibilités, voire d’expérience utilisateur. Les Moto X de Motorola coûtent deux ou trois fois moins chers que l’iPhone, sans sacrifier les performances, la batterie, le stockage, tout en offrant une proposition singulière en personnalisation et design. On « reste » chez Apple pour l’attachement qu’on voue à la marque ou parce qu’on est fidèle à l’écosystème.
Mais Apple a tendance à fâcher ses fidèles les plus zélés en continuant de gratter trois francs six sous sur le stockage ou la capacité de la batterie, au profit d’une finesse qui n’est pas forcément tout en haut dans la pile des demandes récurrentes des utilisateurs d’iPhone.
Les consommateurs qui ne sont pas spécialement attachés à la marque trouveront des smartphones Android de qualité et performants à des prix plus proches de ce que leurs finances leur permettent en ces temps difficiles. Ils seront malheureusement assez mal aiguillés par ce genre d’article provenant pourtant d’une source respectable, qui présente des smartphones « haut de gamme » à 300 €, dont certains sont incapables de se connecter à un réseau 4G.
L’ensemble du marché tire inexorablement le haut de gamme vers le bas — si on ose dire—, ne laissant plus qu’Apple trôner au sommet. Tout cela renforce une image élitiste… qui n’est d’ailleurs pas sans déplaire au constructeur.
L’élite sied à Apple
Avec une marge qui tourne bon an mal an autour de 40 %, Apple fait deux fois mieux que les principaux leaders mondiaux du secteur du luxe : la marge de LVMH s’affiche à 20 % environ, Kering (ex PPR) est à 16 %. Choisir de comparer les performances financières d’Apple à ces deux géants du luxe n’est pas innocent, Apple multipliant les emprunts aux codes de ce marché. Quitte à s’aliéner des consommateurs qui n’ont pas forcément les moyens de leurs envies.
L’arrivée à la tête de l’Apple Store (le réseau physique et en ligne) d’Angela Ahrendts, transfuge de la marque de prestige Burberry’s, a contribué à transformer les boutiques du constructeur en temples du luxe — un luxe discret certes, mais qui vend des produits premium voire, pour certains d’entre eux, carrément inabordables.
Des Apple Store de plus en plus luxueux, avec une image qui véhicule celle que veut bien se donner l’entreprise : haut de gamme donc, et aussi éloignée que possible des échoppes pousse-cartons. Cela a d’ailleurs toujours été, mais Ahrendts pousse carrément au prestige.
La Phantom va être vue
L’exemple de l’enceinte Phantom, dont Apple s’est assuré l’exclusivité de la distribution aux États-Unis, est symptomatique. Cette enceinte autonome et sans-fil développée et construite par le français Devialet est exceptionnelle par bien des aspects, mais aussi, et surtout par son prix : elle coûte en effet 2 000 $.
Angela Ahrendts a découvert ce produit d’exception chez le patron de Salesforce, Marc Benioff. Après avoir rencontré Quentin Sannié, fondateur et directeur général de Devialet, elle est tombée sous le charme du produit. La Phantom sera donc présentée dans les Apple Store les plus prestigieux, ce qui ne manquera pas de contribuer à l’image grand luxe du réseau de boutiques… et par ricochet, sur celle d’Apple.
Angela Ahrendts est responsable non seulement des Apple Store physiques, mais aussi de la vitrine en ligne. Début juin, Apple a fusionné les pages de son site classique avec celui de la boutique. Cette nouvelle présentation flatte l’œil avec ses grands visuels et des espaces qui permettent de respirer (lire : L’Apple Store en ligne ressemble à l'application iOS). On est bien loin des sites d’e-commerce traditionnels, et c’est tant mieux : Apple, ce n’est pas Dell ou Darty.
Cette présentation épurée partage des points communs avec les menus des grands restaurants, où il est vulgaire d’afficher le prix en regard des plats. Mais à un moment ou un autre, il faut bien bien payer et la douloureuse peut être salée…
Ne pas afficher tout de suite la couleur des prix, c’est le cas aussi dans les Apple Store physiques depuis le mois de septembre. Les cartons ont disparu des tables, tout comme les iPad « présentoirs » : pour connaître le prix et les caractéristiques des produits, il faut se renseigner en utilisant la nouvelle application Prix (lire : Apple Store : l'application Prix en vidéo).
La pratique qui consiste à ne pas montrer les prix des produits, c’est une constante que l’on retrouve aussi dans les bijouteries et les magasins de fringues les plus luxueux. Ce n’est pas un hasard : Angela Ahrendts était la directrice de Burberry’s, après tout.
Chez Apple, comme dans les enseignes de prestige, parler d’argent, c’est presque vulgaire, on vend d’abord du rêve avant des produits. Cela valorise certainement le consommateur qui a l’impression d’être un privilégié, mais après dissipation de la poudre de perlimpinpin, il découvrira sous les paillettes un trou dans son compte en banque.
Une avalanche de produits
2015 n’a pas été de tout repos pour Apple, qui a multiplié les lancements de produits. En plus des traditionnels rafraîchissements des familles de Mac, nous avons eu l’Apple Watch au printemps, le MacBook Retina en mai, de nouveaux iPhone en septembre, l’Apple TV et l’iMac 21 pouces 4K en octobre, et l’iPad Pro en novembre.
À l’exception notable de l’Apple TV, toutes ces nouveautés sont proposées à des prix assez salés : 399 € minimum pour la montre connectée, 1 449 € pour le MacBook, 749 € pour l’iPhone, 919 € la grande tablette, 1 699 € le tout-en-un 4K. Tous ces produits font, à des degrés divers, la preuve que l’innovation n’a pas disparu chez Apple ; mieux encore : qu’elle conserve sa place centrale dans la dynamique du constructeur.
L’écran 3D Touch des iPhone 6s/6s Plus a exigé des « années » de développement. La batterie étagée du MacBook, les capteurs de l’Apple Pencil qui communiquent avec l’écran de l’iPad Pro, le gamut P3 des iMac Retina… Tout cela nécessite du temps, beaucoup d’argent, et un gros effort marketing pour expliquer et rendre ces technologies indispensables.
L’innovation, c’est de l’investissement à long terme qui va demander du temps à être rentabilisé. Et Apple n’étant pas une entreprise caritative, elle repasse évidemment la facture à ses clients. Quoi de plus normal… Le hic, c’est que cet effet d’accumulation de nouveautés contribue à l’impression de cherté.
2016 devrait être à cet égard un peu plus sage sur le front des nouveaux produits. Nous devrions avoir surtout des rafraîchissements de gamme : Apple Watch 2, iPad Air 3, Apple TV 5e génération, MacBook plus puissants… Du matériel plus performant, mais dont les prix resteront sans doute dans la lignée de leurs prédécesseurs, voire un peu moins chers pour certains (on pense au MacBook).
En dehors de l’iPhone 7, la grosse nouveauté finalement, ce pourrait bien être cet iPhone 6c de 4 pouces dont la particularité pourrait être son prix… plus doux (lire : Apple annoncerait l'Apple Watch 2 et peut-être l'iPhone "6c" en mars). De quoi renverser la vapeur et donner d’Apple une image un peu plus « budget friendly » ?
Un problème haut de gamme sur l’entrée de gamme
L’entrée de gamme, ce n’est pas trop le truc d’Apple. Le constructeur a toujours attaqué un marché par le haut, en déclinant ensuite les innovations sur les produits intermédiaires puis sur les plus abordables. Cela a un peu évolué cette année.
Mac : une entrée de gamme insuffisante
Le constructeur a bien tenté cette année de « lisser » ses nouveautés Mac : l’iMac 21 pouces 4K débute ainsi à 1 699 €, un prix « plancher » si on ose dire, qui peut éventuellement se justifier par ce superbe écran.
Mais la configuration vendue à ce prix est loin d’être un cadeau. Pire, elle ressemble à une mauvaise blague, tant le stockage est cacochyme et ralentit toutes les opérations (un disque dur à plateaux 5 400 tour/minute : il n’y a plus qu’Apple pour proposer un tel composant à ce niveau de prix). Indigne d’une entreprise qui dit placer l’expérience utilisateur avant tout le reste…
La bonne nouvelle, c’est qu’il est possible de s’offrir un disque Fusion Drive 1 To pour la « modique » somme de 120 €… Sauf que là aussi, Apple ajoute l’insulte au ridicule en rognant sur l’espace dévolu à la partie SSD : il n’est plus que de 24 Go au lieu des 128 Go habituels. Il faudra dépenser 360 € pour un Fusion Drive de 2 To comprenant la dotation normale de SSD…
Ces économies bout-de-ficelle ne sont pas très sérieuses et elles renforcent une image de Picsou de l’informatique pas particulièrement glorieuse. Ce qui est encore plus vrai avec des machines dans lesquelles il est impossible de remplacer ou d’améliorer quoi que ce soit.
iOS plus ouvert aux petits budgets
Le raisonnement est un peu différent concernant iOS. Apple a fait des efforts cette année pour abaisser le coût d’entrée dans l’écosystème iOS, avec trois produits différents. L’iPod touch, avec son processeur A8 et un appareil photo de 8 mégapixels, est un produit qui ne manque pas d’intérêt : il est en effet capable de faire fonctionner sans aucun problème les applications et les jeux les plus gourmands, à partir de 239 € (lire : Test de l’iPod touch 2015).
L’iPad mini 4, avec son design affiné, un processeur A8 et toujours ce superbe écran de 7,9 pouces est également une très bonne affaire à 399 € (lire : Test de l'iPad mini 4). On ne pourra ici que regretter les 16 Go de base du baladeur et de la tablette, qui commencent à être franchement justes alors que des jeux 3D un peu costauds dépassent souvent le giga. La fonction d’App Slicing, qui permet de télécharger le contenu au fur et à mesure de ses besoins est loin d’avoir produit tous ses effets.
Hélas, Apple ne fait pas la promotion de ces deux produits qui présentent pourtant un très bon rapport qualité/prix (mais qui ne collent pas avec l’image de luxe que tente de construire l’entreprise). Cette absence de communication est en phase avec le peu d’attention marketing qu’a consacrée le constructeur à ces appareils. L’iPad mini 4 a eu droit à 15 secondes de présentation lors du keynote de septembre et l’iPod touch s’est contenté d’un communiqué de presse. Bon courage d’ailleurs pour trouver le chemin vers la page du baladeur depuis la page d’accueil du site d’Apple (astuce : un tout petit lien est présent en bas à gauche de chaque page).
Enfin, il y a le cas de l’Apple TV qui a inauguré cette année une nouvelle interface, une boutique d’applications et une télécommande à tout faire, aussi bien à jouer qu’à commander vocalement son contenu. À 179 €, difficile de ne pas être séduit par ce produit encore très jeune et dont le développement n’est, à bien des égards, pas tout à fait terminé.
Apple sur son nuage
Découvrir aujourd’hui qu’Apple pratique des prix élevés, c’est comme s’inquiéter que l’eau mouille ou que le feu brûle. Les produits du constructeur n’ont jamais été bon marché, mais ces tarifs peuvent généralement s’expliquer par une innovation technologique, un gain en productivité, un design original, ou un concept de rupture. Et si l’on est patient, toutes ces nouveautés excitantes finissent un jour ou l’autre par être intégrées au sein des gammes plus abordables.
La mesquinerie induite par la protection à tout crin des niveaux de marge, le lancement de plusieurs nouveaux produits à des prix d’introduction élevés, la conjonction de la crise économique et de la baisse de l’euro face au dollar, tout cela éloigne évidemment Apple des petits budgets. Sans oublier la nouvelle orientation « luxe » impulsée par la direction du groupe, Angela Ahrendts et Jony Ive en tête, dont l’Apple Watch Edition est sans doute le symbole le plus caricatural.
Apple se coupe-t-elle des utilisateurs aux budgets serrés, ou ceux qui ne veulent pas s’endetter sur trois générations pour acheter un nouveau Mac ? Si c’était le cas, le constructeur aurait complètement abandonné des produits comme l’iPod touch ou l’iPad mini. L’Apple TV est un peu à part : il défriche un marché prometteur, mais que personne n’a réellement réussi à moissonner pour le moment.
Il n’empêche : l’iMac, l’iPhone, le MacBook, l’Apple Watch, l’iPad Pro (et ses accessoires indispensables ou presque), tous ces produits sont indéniablement chers pour des prestations qui donnent parfois l’impression de faire du surplace, ou au contraire d’être surdimensionnées par rapport aux besoins réels des utilisateurs.
Image de une : montage MacGeneration, image de fond Nick Ares (CC BY-SA 2.0)