40 ans quasiment après sa naissance, Apple est devenu avant tout un fabricant de téléphones. Pour filer l'analogie de ce changement de statut, imaginons que des voitures Boeing roulent dans toutes les rues du monde ou que des avions Renault décollent quotidiennement des aéroports. Ce téléphone est devenu d'une telle importance que l'économie d'Apple repose désormais presque toute entière sur lui.
Pendant ses trois premières décennies, Apple et son logo ont été uniquement associés à des ordinateurs. Cela continue mais ce n'est plus représentatif d'une réalité économique. Le Mac se porte mieux que les PC, cependant il a pesé moins de 10% dans le CA au dernier trimestre, c'est sept fois moins que l'iPhone.
Apple a donné un premier coup de volant en abordant le virage de la musique numérique avec l'iPod, sous la pression du MP3 dont elle avait mal évalué la popularité. Essai plus que transformé et défi renouvelé en ce moment avec Apple Music. Puis un second coup de volant, plus franc encore, a été donné avec l'iPhone quand il est devenu clair que l'iPod n'était pas une fin en soi. Il y a bien eu d'autres tentatives similaires et antérieures — le Newton par exemple ou les appareils photo QuickTake. Mais aucune n'a rencontré le succès escompté ni remodelé l'entreprise et, par ricochet, des pans industriels entiers.
Une route faite de virages
Il est rare qu'un groupe de taille mondiale, engagé sur le marché compliqué — car très mouvant — des produits grands public, réussisse à faire non pas un, mais plusieurs gros coups. Et qu'à l'issue de ces remises en question successives (et potentiellement autodestructrices), il soit encore au sommet de sa forme.
Il n'y a pas eu qu'Apple, on peut citer le baladeur et la console de jeux chez Sony. Mais la Pomme y est parvenu à six reprises au moins : le Mac, l'iPod, l'iTunes Music Store, l'iPhone, l'App Store et l'iPad. L'Apple Watch et Apple Music ? Il est encore trop tôt pour le savoir.
Mardi prochain, la Pomme va annoncer les résultats de son troisième trimestre fiscal 2015. Une période de l'année habituellement molle. Les ventes de Noël sont loin derrière et les nouveaux produits de la rentrée encore sur les chaînes d'assemblage. Pour autant, les estimations données par le directeur financier il y a trois mois pointaient à nouveau vers un record comparé à l'année précédente.
Comme à chaque fois depuis plusieurs années, les résultats des ventes de l'iPhone seront scrutées à la loupe. On pourrait y être habitué mais il est stupéfiant de voir à quel point l'iPhone n'est plus seulement un produit d'Apple mais qu'il est devenu un synonyme de la marque.
L'iPhone plus fort que Microsoft
Les résultats trimestriels d'avril ont montré que les smartphones avaient représenté 69,4% du chiffre d'affaires sur cette période (40,28 milliards de dollars sur un total de 58 milliards). C'était 68,6% au trimestre précédent (qui comprenait les ventes de Noël) et 69% sur toute l'année fiscale 2014. Cette bascule vers un téléphone qui réalise plus de la moitié du CA s'est produite à partir des exercices 2011 (42,5% du CA total) et 2012 (50,2%) au moment des modèles 4s et 5.
Si 70% du chiffre d'affaires d'Apple provient d'une petite poignée de téléphones, une étude lui accordait récemment 92% des bénéfices dans le secteur global du smartphone, contre 65% l'an dernier. Une domination financière écrasante pour une part de marché de seulement 20%.
Une autre comparaison aide à se représenter l'énormité de la chose. Lorsqu'en avril Apple a annoncé 40,28 milliards de dollars de CA pour sa branche téléphones, Microsoft annonçait 21,7 milliards pour la somme de toutes les activités du groupe : de Windows en passant par Office et la Xbox jusqu'aux claviers et souris…
Cette dépendance à l'iPhone explique peut-être aussi que l'entrée d'Apple dans le secteur des montres n'a pas été dictée seulement par une marotte de Jonathan Ive et son équipe. Ce n'est pas demain que les gens vont arrêter d'acheter des smartphones mais il faut toujours avoir un coup d'avance, préparer le long terme et ne pas se reposer trop, ni trop longtemps, sur une seule famille de produits, fut-elle excellente.
L'iPhone attend toujours son "killer"
Janvier prochain marquera le neuvième anniversaire de la sortie publique de l'iPhone. Sa première présentation avait été entourée de critiques bien senties. De la presse jusqu'aux analystes tout le monde avait promis le pire pour ce produit inattendu, mais il y avait eu quelques appréciations devenues goûteuses avec le recul.
« L'iPhone ne modifiera pas de manière substantielle la structure fondamentale de l'industrie du mobile ni ne lui posera de challenge » estimait Charles Golvin chez Forrester Research. Matthew Lynn, chez Bloomberg, citait le commentaire précédent pour appuyer son point de vue : « L'iPhone n'est rien de plus qu'une babiole de luxe qui plaira à une poignée de cinglés de gadgets. En ce qui concerne son impact sur l'industrie, l'iPhone est bien moins pertinent ». On pourrait ici remplacer "iPhone" par "Apple Watch"…
Un analyste, Michael Eisenberg de Benchmark VC, le mois d'avant la commercialisation, mettait en doute la capacité d'Apple à tenir un prix élevé face à Motorola et Nokia capables de brader les prix de leurs nouveaux modèles. Depuis on peut avoir un iPhone pour moins cher mais aussi pour beaucoup plus !
Chez les concurrents il y eut moult railleries, comme celle restée culte de Steve Ballmer. Olli-Pekka Kallasvuo, patron de Nokia, déclarait crânement en avril 2008, à la veille de l'arrivée de l'iPhone 3G, que ce téléphone d'Apple était un « produit de niche ». Par conséquent il n'y avait pas lieu de se précipiter pour y répondre en lançant un modèle tout tactile comme l'enjoignaient des analystes inquiets pour le finlandais.
Michael Kanellos chez ZDNet, un mois avant la présentation de Steve Jobs, jugeait que le marché était déjà rempli de très bons téléphones, au design soigné et il citait Samsung, BlackBerry et Motorola comme champions des téléphones joliment dessinés. En revanche, son collègue Lance Ulanoff faisait le pari inverse six mois plus tard alors que le téléphone arrivait sur les étals. L'iPhone toucherait d'abord peu de monde puis « en très peu de temps, [il] va devenir le symbole ultime des téléphones portables, écartant le RAZR et le Sidekick. La demande va monter en flèche » (lire Rions un peu : l'iPhone va mourir ! & Il y a 4 ans, l'iPhone changeait tout).
Parier sur l'échec de ce produit quelques semaines avant sa démonstration et alors qu'il n'y avait que des rumeurs bancales pour le décrire (comme celle d'un clavier physique rétractable) était excusable. Personne (et l'auteur de ces lignes se compte volontiers dans le lot) n'imaginait quel concentré d'innovations allait être cet appareil.
Les fabricants à cette époque lançaient à tour de bras des modèles de formats, couleurs et design tous différents, parfois baroques. Hormis quelques modèles très haut de gamme, ils proposaient tous peu ou prou la même philosophie d'utilisation. Bonne pour l'époque mais, rétrospectivement, absolument exécrable. Peu d'utilisateurs imaginaient que l'on puisse faire diamétralement mieux. Après tout, les Nokia, Sony Ericsson, Motorola, Palm, Samsung connaissaient leur sujet. En réalité Apple s'y était attelée depuis deux ans.
La Pomme a rebattu les cartes avec un seul modèle dans lequel toute la valeur ajoutée a été placée dans l'écran, le logiciel… et le plaisir de l'utilisation : multitouch, animations vives et fluides, effets visuels, interface, ergonomie des applications. Un smartphone dessiné depuis une feuille blanche sans les contraintes d'un héritage chargé d'habitudes et de technologies dépassées. Lorsque Steve Jobs déclara « Aujourd'hui nous allons réinventer le téléphone » ce n'était pas qu'un slogan ou une promesse marketing, c'était simplement un fait.
Aujourd'hui, le terme "iPhone killer" renvoie 38,2 millions de résultats sur Google. Certaines occurrences sont toute fraîches, comme ce test du Guardian titré : "Samsung Galaxy S6 review: the iPhone killer".
Rendez-vous dans 10 ans
Les progrès apportés par l'iPhone se sont relativement banalisés, démocratisés, diffusés et un utilisateur lambda trouvera assez vaines les querelles de chapelles entre les pro-iOS et les pro-Android. Quant au carnaval de designs qui prévalait il y a dix ans sur les étagères des boutiques des opérateurs, tout cela s'est bien assagi avec une majorité de formes rectangulaires remplies d'un écran et sans clavier.
On verra la semaine prochaine dans quelles proportions l'iPhone demeure la clef de voute d'Apple. Il ne faut pas s'attendre à des changements brusques, ce cycle de prédominance dans le CA devrait être encore long. Mais long à quel point ?
Il était difficile d'imaginer il y a 10 ans la révolution que porterait ce téléphone. Ce qui rend d'autant plus compliqué d'imaginer quelle sera la prochaine grande étape pour Apple et pour l'industrie. L'Apple Watch est parfois vue comme un successeur dans ce rôle — Tim Cook a fait grand cas de son lancement — mais ce n'est pour l'heure qu'un satellite de l'iPhone. Au mieux, dans un premier temps, elle fera vendre plus de téléphones.
Contrairement aux iPod, iPhone et iPad elle ne peut encore s'émanciper pleinement et prétendre à devenir catégorie spécifique. La question dès lors est ouverte : quel sera dans 10 ans le produit d'Apple qui pèsera 70% de son chiffre d'affaires ?