Jonathan Ive fait l'objet d'un (très long) portrait de Ian Parker dans la dernière édition du New Yorker. Le journaliste a passé du temps en septembre dernier, avant et après le keynote iPhone 6/Apple Watch, avec le patron du design d'Apple et quelques uns de ses collègues. On recommande la lecture entière de l'article mais en voici quelques-uns (seulement) des éléments intéressants.
Apple Watch
À l'automne 2011, les discussions autour de l'idée de faire une montre se sont formalisées en projet, c'était peu après le décès de Steve Jobs. Les responsables d'Apple avaient précédemment défriché plusieurs pistes afin de s'engager vers la création d'une toute nouvelle plateforme — ce qui ne se décide pas à la légère — mais la plupart n'offraient pas de perspectives très intéressantes.
L'idée de faire une montre a toutefois rencontré de fortes résistances chez Apple, raconte Bob Mansfield. Notamment parce qu'il était acquis qu'il y aurait besoin de déclinaisons plus luxueuses. Ive a dû plaider sa cause avant de finalement l'emporter. D'aucuns craignaient que cette montre ne crée un déséquilibre entre des clients aisés et d'autres moins. Alors qu'Apple, même si elle ne pratique pas des tarifs spécialement bas, entend s'adresser quand même au plus grand nombre. D'autres s'interrogeaient sur la manière de présenter ce type d'objet dans les Apple Store.
On le sait depuis, pour résoudre ces problématiques, Apple a débauché des spécialistes du luxe, dont Angela Ahrendts. Celle-ci, explique l'article, travaille avec Jonathan Ive sur de nouveaux agencements pour les Apple Store qui n'ont pas été encore dévoilés. Le journaliste décrit simplement un prototype de table montré dans le studio design d'Apple, avec une vitrine sur le dessus et des montres posées sur un fond motorisé qui s'abaisse.
En 2011, les progrès réalisés dans la miniaturisation des composants permettaient d'imaginer de nouveaux produits pour "l'informatique vestimentaire" connectés à un téléphone.
Pour Jonathan Ive, l'endroit le plus « évident et le plus adapté » pour de telles choses était le poignet. Google, au même moment, lança ses lunettes, laissant les responsables d'Apple sceptiques dès le départ. En particulier parce que cette technologie interférait dans les relations entre les gens, contrairement à une montre, explique Tim Cook :
On s'est toujours dit que ça ferait un flop, et à ce jour c'est le cas. [Une montre] en revanche n'est pas quelque chose qui va vous gêner. Ça n'élève pas une barrière entre vous et moi. Si je reçois une notification à l'instant, elle se manifestera en tapotant mon poignet — avec des vibrations silencieuses. Je peux la regarder d'un œil distrait pour voir de quoi il retourne.
Là où Google a voulu mettre en avant une nouvelle technologie, et la rendre on ne peut plus visible aux yeux de tous, (littéralement) Apple essaie de la garder à l'arrière plan et la rendre la plus discrète possible.
Lorsque le projet de la montre a été validé, les designers ont d'abord réfléchi à son architecture globale plutôt que de se lancer immédiatement dans la définition de sa forme. Il fallait résoudre un dilemme qui ne se présente pas, ou guère, avec les téléphones : « Les gens », explique Ive « sont plus ou moins OK, jusqu'à un certain niveau, avec l'idée d'avoir un téléphone qui est le même que celui de centaines de millions d'autres personnes, mais ça ne marche pas pour un produit qui doit être porté ». D'où la question de savoir comment créer une large gamme de produits tout en lui assurant une personnalité particulière et bien définie.
Apple va offrir trois déclinaisons de matériaux pour les deux tailles de boîtiers et de nombreux bracelets. Pour autant il ne s'agit pas de laisser une entière liberté de choix aux clients. Parlant d'un fabricant concurrent qu'il ne nomme pas, Ive explique « La valeur ajoutée qu'ils mettent en avant c'est de dire “Choisissez comment vous le voulez, vous pouvez prendre la couleur qui vous chante, et je trouve qu'en procédant ainsi vous renoncez à votre rôle de designer ».
Six semaines après le lancement du projet Apple Watch, l'équipe avait une première maquette, mais il a fallu un an avant que les designers ne se décident pour un principe de bracelets qui viennent se clipser pour être fixés. Cela a pris du temps mais il en est allé de même pour le choix des tailles des deux derniers iPhone. Apple en a réalisé des versions dans plusieurs dimensions, déclinées d'un dixième de pouce supplémentaire à chaque fois, jusqu'à dépasser les 6". Les designers les testaient toutes pendant quelques jours pour apprécier ces volumes et trouver ceux qui conviendraient le mieux « Il faut donner du temps à une nouveauté pour plaire ou déplaire ». Ce qu'a résumé Tim Cook en des termes crus : « Jony n'a pas sorti comme ça de son cul les 4,7 et 5,5".
Ive testait aussi les bracelets en les portant avec des cadrans d'autres montres pour plus de discrétion. Quant à la forme du cadran de l'Apple Watch, dès le départ il fut décidé qu'il aurait ce dessin, un carré aux angles arrondis. Et ce pour une bonne raison : « Lorsqu'une très large part des fonctions implique l'affichage de listes, de noms ou de rendez-vous, une forme circulaire n'a aucun sens.» C'est précisément l'une des critiques formulées à propos de la première version d'Android Wear sur les montres que leurs fabricants ont voulu rondes : l'interface est tronquée sur les bords.
L'un des designers d'Apple, Alan Dye, livre aussi quelques détails sur la conception de la montre. Longtemps ses collègues ont cherché à estomper les coins carrés de l'affichage, pour que l'écran se fonde le plus possible dans l'encadrement noir (ce n'est pas dit explicitement dans l'article, mais on pressent que ce sera une petite dalle AMOLED).
Ils ont testé des effets de vignettage sur l'image pour assombrir ces angles, ils ont flouté les coins, tenté de forcer l'affichage des images dans une forme ronde… Pour finalement abandonner lorsqu'ils ont remarqué qu'ils aimaient bien regarder des photos sur le petit écran. Et qu'au final, ce n'était peut-être pas plus mal de tenir compte de cet usage, celui de l'utilisateur, plutôt que de rester arc-boutés sur des considérations purement esthétiques.
Autres anecdotes
Il y aura un peu de Jonathan Ive dans le prochain Star Wars… Lors d'une discussion avec le réalisateur J. J. Abrams, l'un de ses amis, Ive lui a fait des suggestions « très précises » sur le design des sabres lasers. Des propositions retenues et que l'on verra dans l'épisode VII Le Réveil de la Force. En quoi consistent ces changements ? Ive n'a pas dit mot à propos du nouveau sabre laser en forme de crucifix que l'on voit dans la première bande-annonce « J'ai pensé que ce serait plus intéressant s'il [le sabre] était moins précis, et un tout petit peu plus baveux. Plus analogique, plus rudimentaire. Ce pourrait être d'une certaine manière plus inquiétant ». Fini les lasers bien nets, place aux lasers un peu baveux.
Jonathan Ive roule en Bentley Mulsanne noire (en plus d'une Aston Martin DB4) pour faire l'heure de trajet qui sépare son domicile de son bureau. On le savait. Mais une Bentley avec chauffeur, et ce depuis un peu plus d'un an.
Un type de véhicule dont Ive admet volontiers qu'il peut faire jaser tant il paraît anachronique avec ce que l'on imagine de l'individu. Il explique apprécier cette voiture uniquement sur la base de critères de design, malgré toutes les autres connotations associées. Il a d'ailleurs une tendresse particulière pour les Bentley, il a acheté sa première il y a dix ans. Et un privilège d'être conduit qu'il a accepté, dit-il, en renâclant. On peut supposer qu'Apple préfère que l'un des salariés les plus importants de l'entreprise soit transporté de la manière la plus sûre possible… Pour autant, Jeff Williams, qui a la haute main sur toute la logistique d'Apple roule dans une « vieille Toyota Camry », ajoute l'article.
Est-ce que les produits Beats tels qu'ils existent aujourd'hui auraient pu être dessinés par Ive et son équipe ? « Évidemment, vous pouvez les regarder et répondre par la négative » fait observer Tim Cook « Mais on ne l'a pas acheté [Beats] pour ce qu'il est aujourd'hui, on l'a acheté pour ce qu'il a les moyens d'être demain ». Ce qui ne veut pas dire que Beats va changer de personnalité du tout au tout maintenant que l'entreprise appartient à Apple, prévient Cook « On verra ce qu'il en est au fil du temps ».
Le studio de design d'Apple est prolongé par l'espace dédié aux machines-outils servant à réaliser des prototypes et usiner des pièces. Elles sont intégrées à l'endroit autant que possible et à dessein « Elle servent à fabriquer des objets physiques, et c'est notre travail » explique Ive. Elles aident à faire de ce studio un atelier, où l'on dessine mais où l'on manipule aussi la matière. Du point de vue de Ive, certaines erreurs en design industriel sont le fait d'une méconnaissance de ce que l'on peut faire ou pas avec les matériaux.
Au fil des années, Apple a de plus en plus intégré des tâches qu'elle déléguait à ses partenaires. Par exemple, explique Dan Riccio, le patron de l'ingénierie matérielle, LG a énormément aidé Apple pour l'un des anciens iMac. Car la Pomme ne savait pas comment le produire « Aujourd'hui on le fait à 100% en interne ».
Apple travaille toujours en collaboration étroite avec des prestataires mais elle leur apporte des produits beaucoup plus aboutis en amont que par le passé. Il y a quelques années, explique Ive, un designer pouvait considérer qu'il avait rempli son rôle lorsqu'il avait un dessin de son produit : « Aujourd'hui, la définition de la forme n'est que la première étape. » Apple fournit à ses sous-traitants toutes les données d'usinage, le tracé à suivre par la machine outil, la vitesse d'usinage, le niveau de lubrification nécessaire, etc.
Ce qui fait dire à l'une des personnes interrogées dans l'article (la conservatrice du MOMA de New York — Paola Antonelli — qui expose nombre de matériels de la Pomme) qu'Apple créait des conditions de fabrication pour ses produits qui rendent compliquées leur copie. C'est une chose de vouloir faire un même produit. C'en est une autre s'il faut, en plus, reproduire son processus de fabrication lorsqu'il est complexe et le fruit d'investissements très lourds, tant techniques que financiers et consentis sur une longue période.
Bob Brunner, ancien patron de Jonathan Ive, à la tête de son propre studio de design (Ammunition, les casques Beats c'est eux), raconte que peu de temps après la sortie de l'iPhone, il a été contacté par une « très grosse entreprise coréenne ». On lui a demandé de créer un téléphone concurrent en l'espace de six semaines. Riant encore aujourd'hui de cette proposition il a répondu à l'époque quelque chose comme « Vous ne vous rendez pas compte, cela a pris des années [pour Apple]. Des années pour des gens très compétents ».
Brunner cite également l'exemple du premier MacBook Air dont la coque unibody a été produite à partir d'un seul bloc d'aluminium usiné « Apple a décidé que c'était ainsi qu'ils voulaient procéder et ils sont allés acheter 10 000 machines à commande numérique ».
Le premier cercle de l'équipe d'Ive est constitué de 19 designers. Apple emploie trois personnes dont la seule tâche est d'aller dénicher la perle rare qui les rejoindra. Ce qui peut arriver pour un heureux(se) élu(e), une fois dans l'année. Dans le futur Campus 2, le studio design occupera un espace de 2 800 m2 qui réunira les designers industriels et tout le personnel de l'équipe Interface Utilisateurs que dirige aussi Ive.
Ive participe aussi à l'élaboration des plans intérieurs de Campus 2 (accessoirement c'est le même cabinet d'architectes, Foster + Partners, qui dirige la rénovation de sa maison). Il raconte avoir appris 2 ou 3 choses aux architectes sur la géométrie des angles intérieurs. Dans les salles de Campus 2, le point d'intersection entre le sol et les murs sera légèrement courbé vers le haut (on voit notamment ces plinthes à gorge dans les hôpitaux ou collectivités pour éviter les dépôts de poussière pénibles à nettoyer, ndlr). Les détails, toujours.
Article complet sur le site du New Yorker : The Shape of Things to Come