Jony Ive est devenu un électron libre qui a gagné un droit unique au sein de la hiérarchie d'Apple : communiquer comme il l'entend. Depuis la présentation de l'Apple Watch, la parole du designer en chef d'Apple s'est libérée et il ne se passe pratiquement pas une semaine sans qu'il participe à une conférence ou à un événement, dont les propos sont ensuite largement relayés sur internet (lire par exemple Jony Ive : concevoir l'Apple Watch a été plus complexe que l'iPhone ou encore La perspective de Jony Ive sur Apple et son travail de designer). Rebelote cette semaine, où Jony Ive a participé à une causerie au musée du design de Londres, devant plusieurs de ses pairs dont Marc Newson, embauché depuis peu par Apple.
Son propos général a plus porté sur différents aspects du monde du design, plutôt que sur son travail chez Apple… même s'il est finalement toujours question de la Pomme. Ainsi, Ive a expliqué qu'il rencontrait beaucoup de difficulté à recruter de jeunes designers talentueux pour une bonne raison : les écoles de design façonnent des étudiants incapables de concevoir des prototypes physiques. « Beaucoup de designers que je rencontre en entretien d'embauche ne savent rien construire, parce que les ateliers de design dans les écoles coûtent chers alors que les ordinateurs sont bon marché » : il est effectivement beaucoup plus facile de concevoir un objet sur un ordinateur que dans la vraie vie. « C'est tragique [que les étudiants] passent quatre ans de leur vie à étudier le design d'objets en 3D sans en fabriquer un seul ».
Jony Ive donne un conseil aux designers, qu'ils soient débutants ou plus chevronnés : ils doivent se tenir prêts à accepter qu'un projet ne fonctionne pas et arrêter d'y travailler, même si cela signifie tirer un trait sur des investissements parfois élevés.
Le vice-président d'Apple est aussi revenu sur ce qui faisait la force du constructeur : « Nous essayons d'être très clair, et c'est absolument sincère, notre objectif à Apple n'est pas de faire de l'argent ». Un discours assez facile à tenir quand on génère autant de dollars, mais « nous ne sommes pas naïfs. Nous croyons que si nous réussissons et que nous fabriquons de bons produits, les gens vont les apprécier. Et nous pensons que si les gens aiment nos produits, ils les achèteront. Sur le plan opérationnel, nous sommes efficaces, nous savons ce que nous faisons et nous gagnons de l'argent. C'est une conséquence ».
Le développement de produits chez Apple (« de la façon dont nous voulons les faire ») coûte cher. Mais c'est la seule manière de bien faire les choses : « Cela les rend meilleurs. Il s'agit d'intégrité ici. Nous espérons que vous faites la différence ». Cela nécessite certes de l'argent, mais aussi du temps ; certains produits ont demandé jusqu'à huit années de développement, ce qui explique aussi pourquoi Apple protège tant le design de ses produits face aux copieurs de tout poil. « Nous pouvons paraître un peu butés quand les choses sur lesquelles nous avons travaillé durant huit ans sont copiées en six mois. (…) Ce n'est pas de la copie, c'est du vol », martèle le designer, reprenant un argumentaire déjà développé il y a quelques semaines concernant le cloneur Xiaomi (lire : Jonathan Ive : « la copie n'est pas une forme d'hommage »).
Les départements marketing font souvent pression sur les designers pour qu'ils changent des choses juste pour le plaisir de changer : ça n'est pas le cas chez Apple où les produits ont une esthétique plus uniforme, explique-t-il. « Quand de grandes choses changent, les objets vont apparaitre différemment, ils vont être conçus dans d'autres matériaux. Mais je pense qu'il est mauvais de faire quelque chose de différent juste pour faire différent ».
La relation d'Ive aux ordinateurs
La relation de Jony Ive aux ordinateurs a été facilitée par la découverte du Mac. Dans les années 80, quand il fréquentait l'école d'art, et qu'il devait travailler avec des ordinateurs, « si nous rencontrions des problèmes, pour une raison ou une autre, nous assumions que le problème c'était nous. Si nous mangeons une nourriture infecte, nous disons que c'est la nourriture qui est dégoûtante… Alors, avec ces ordinateurs que je ne pouvais pas utiliser, je pensais que j'avais une sorte d'inaptitude technologique. Et puis vers la fin de mes cours j'ai découvert le Mac ». Une révélation : « J'ai réalisé plusieurs choses. D'une, techniquement parlant j'étais tout à fait compétent, et il n'y avait aucun problème [entre moi et l'informatique]. Les ordinateurs de l'école étaient absolument épouvantables ».
Le jeune Jonathan a surtout découvert devant le Mac « quelque chose de beaucoup plus important » :
J'ai ressenti très clairement les valeurs [des gens qui ont construit le Mac], leurs préoccupations, les choses auxquelles ils tenaient, les raisons pour lesquelles ils l'avaient fait (…) J'ai eu une idée vraiment claire de cette entreprise, quelque chose que je n'avais jamais ressenti auparavant.
À 21 ans, Jony Ive s'est rendu en Californie (« je n'avais jamais pris l'avion auparavant »), où il a commencé à travailler avec Apple en tant que consultant avant de passer au statut d'employé à plein temps en 1992. Si les premières années ont été difficiles, Steve Jobs, en revenant aux manettes de l'entreprise alors très mal en point, a vu le potentiel du designer. On connait la suite de l'histoire…
Jony Ive à l'heure de l'Apple Watch
Ce n'est pas la première fois que Jony Ive explique comment Apple a essayé de saisir l'essence du marché de la montre pour concevoir son propre produit.
Le poignet est un endroit formidable pour placer de la technologie. Vous ne pouvez l'utiliser que d'une certaine manière — vous n'allez évidemment pas commencer à écrire une dissertation ! Mais c'est très bien pour savoir qui vient de vous envoyer un message, ou pour savoir où se diriger.
Ive explique également qu'avec l'Apple Watch, le constructeur n'a pas voulu ne proposer qu'un seul produit unique : « Je ne pense pas que nous voulons porter la même chose ». C'est pourquoi Apple a mis au point ce système de bracelets interchangeables, un « système flexible » pour une « idée singulière ». « Nous ne jetons pas tout un tas d'idées contre le mur pour voir lesquelles restent collées… comme chez d'autres ». Suivez mon regard vers Samsung.
Pour ce type de produits utilisés si fréquemment et qui sont une interface « incroyablement intime entre nous et les personnes à qui l'on tient le plus », Ive estime qu'Apple se doit de soigner le développement, que ce soit dans le matériel ou dans le logiciel. « Mon interprétation n'est pas que nous devons nous enfuir et cacher nos têtes dans le sable, mais nous reconnaissons que notre responsabilité en tant que designers est importante ».
L'iPhone, ce qu'il fait à l'intérieur se voit à l'extérieur
Jony Ive a déjà eu l'occasion de dire que le développement de l'Apple Watch avait été plus difficile que celui de l'iPhone. Il n'empêche : la conception du smartphone a été tout de même ardue. Et même après le lancement du premier modèle, tout n'était pas complètement fini : « Si vous regardez le premier iPhone sorti, il est assez surprenant. Il y avait beaucoup de choses qui n'étaient pas terminées, en ce qui concerne les choses qu'il pouvait faire. Mais les grandes idées structurantes étaient là ».
Soigner le design d'un produit, et singulièrement d'un téléphone, c'est également s'occuper de son agencement interne : « Nous y avons passé beaucoup de temps, et 99% des utilisateurs ne le verront pas ». Mais alors, pourquoi ? « Ce n'était pas pour nous, ce n'était pas pour exorciser nos démons, c'était parce que nous pensions que c'était la bonne chose à faire. C'était une motivation importante pour nous ».
Dans le même ordre d'idée, l'iPhone a été conçu dans de « l'aluminium massif », ce qui était « conceptuellement ridicule. C'est quelque chose de très compliqué à réaliser. Nous avons passé de nombreuses heures de notre temps à travailler sur des machines outils. Je suis chanceux de travailler avec une phénoménale équipe de production ». Son équipe de designers n'est pas mal non plus, même si elle est très réduite : 17 ou 18 personnes en tout, et « j'aimerais qu'elle ne soit pas plus importante ». Mais comme personne ne démissionne, c'est « un problème quand vous voulez embaucher de nouvelles personnes ».
Jony Ive se dit très chanceux de travailler chez Apple avec sa petite équipe. Ils sont suffisamment souples avec l'attitude "OK, ce n'est pas assez bon, nous devrions arrêter le développement de ce produit et ne pas parler de tout cet argent que nous avons déjà dépensé" évoqué en début de cet article. « Enfin, peut-être qu'ils en parlent derrière mon dos », s'amuse-t-il.
Source : Dezeen