« L'innovation est bel et bien vivante à Cupertino ». C'est un Tim Cook en grande forme qui a reçu Bloomberg pour un long article en forme de mise au point. « S'il persistait des doutes, je pense que nous les avons balayés », estime-t-il, son Apple Watch au poignet. C'est que le CEO, qui a définitivement pris les rênes de l'entreprise il y a trois ans (après avoir assuré quelques remplacements longue durée pour un Steve Jobs malade), avait beaucoup de choses à prouver, notamment sur sa capacité à impulser l'innovation au sein d'Apple. L'Apple Watch, qui fait rentrer le constructeur dans un tout nouveau secteur à cheval entre les industries de l'horlogerie et celle du luxe, est la conséquence du travail de fond effectué par le CEO — car même si l'ADN de Steve Jobs « infuse » dans l'Apple Watch, le développement de la montre connectée a débuté après la disparition du fondateur d'Apple, sous la férule de Tim Cook donc.
« Je me sens sacrément fier de travailler dans l'équipe de Tim », assure Eddy Cue, le grand patron des contenus chez Apple. « Si [Tim] reçoit un peu de reconnaissance de la part du monde extérieur, c'est super. Il mérite beaucoup plus que ce qu'il va recevoir ». C'est Steve Jobs lui-même qui a consacré Tim Cook, son bras droit, au poste de CEO. « Même si Tim a accepté la responsabilité d'être le CEO avec beaucoup d'enthousiasme, il a été freiné par un sens très profond du deuil. Cela a rendu la transition difficile, pas seulement pour Tim mais aussi pour tout le monde », raconte Bob Iger, patron de Disney et membre du conseil d'administration d'Apple. Tim Cook « avait beaucoup à prouver ».
Dans les premiers mois du magistère Cook, il y a eu un peu de flottement parmi les équipes d'Apple, habituées à travailler en silo avec à sa tête, un Steve Jobs dont la vision s'imposait à tous. Le déclic est arrivé fin 2012, lorsque le patron a assis son autorité en se débarrassant de Scott Forstall et en remaniant les différentes branches éparpillées de l'entreprise afin de mieux faire travailler tout le monde ensemble. S'il est dans la nature du CEO de fonctionner de manière collaborative, c'est également un impératif stratégique au moment où « les lignes entre le matériel, le logiciel et les services sont floues ou en train de disparaître » : le fonctionnement en silo, où chacun travaille dans son coin sans se préoccuper de l'autre, est terminé.
La seule manière de s'en tirer, c'est de bien travailler tous ensemble. Et pas seulement de bien travailler tous ensemble, mais de pratiquement fusionner les équipes entre elles afin qu'on ne puisse pas dire avec qui telle ou telle personne travaille. Tout le monde est concentré sur la super expérience dans laquelle on ne voit pas que le côté fonctionnel des choses.
Les conséquences de ce travail en commun commencent à sourdre, qu'on songe par exemple à Continuité qui fait fonctionner ensemble iOS et OS X (enfin, quand Yosemite sera disponible). « Nous n'aurions pas pu avoir ça avec l'ancien modèle », explique Cook. Ces nouveautés sont la raison qui explique « pourquoi nous existons. Les choses que nous devrions faire chez Apple sont les choses que les autres ne peuvent pas faire ». Des réunions sont désormais organisées entre les cadres des finances et des opérations, des ingénieurs, des designers, … afin de mettre sur pied les feuilles de route destinées aux partenaires-clé de l'entreprise. Tim Cook met toujours la main à la pâte dans les domaines où il est particulièrement capé, comme celui de la gestion de la chaîne d'approvisionnement.
Tout n'est évidemment pas parfait : Apple a échoué jusqu'à présent à offrir une expérience simple et efficace pour ses services en ligne — iCloud, ses pannes à répétition et son manque de cohésion, le fiasco Plans ou encore Siri encore perfectible…
C'est pourquoi Apple Pay a été bordé de près : si des photos intimes peuvent être volées avec un peu d'ingénierie sociale appliquée à iCloud, que dire alors d'informations bancaires ! Jennifer Bailey, vice-présidente d'Apple, est en charge de ce dossier très sensible; elle a commencé à discuter avec les banques et les sociétés de cartes de crédit en début d'année dernière. Apple « a la vision du fonctionnement et la vision de la manière simple dont tout doit fonctionner », explique James Anderson de MasterCard. Niveau sécurité, Apple met à profit son capteur Touch ID qui semble avoir été conçu avec ce système de paiement en tête (lire : Apple Pay rebat les cartes bleues).
L'ouverture nouvelle d'Apple
Tim Cook a fait évoluer Apple vers une entreprise plus ouverte vers les autres. Dans la « vieille » Apple, il fallait « juste être silencieux, se taire, ne parler que des choses qui sont terminées », explique le CEO. « Mon point de vue est que cela ne fonctionne pas pour les choses qui impliquent la responsabilité sociale… Je veux être 100% transparent » — une transparence qui ne s'applique pas à la feuille de route des futurs produits d'Apple, évidemment. C'est ce qui explique les rapports sur la diversité, la responsabilité sociale des sous-traitants, ou l'environnement.
Malgré le poids et la surface d'Apple, Tim Cook sait également reconnaître quand l'entreprise n'est pas suffisamment pertinente sur un marché. C'est pourquoi la Pomme est allée chercher IBM pour aborder le secteur des entreprises… et trouver des débouchés pour l'iPad dont les ventes durant les deux derniers trimestres ont connu une baisse sensible. Pour Cook, ce partenariat est « le deal parfait ». « Je ne veux pas 100 000 personnes qui font du conseil »… tout comme IBM n'irait pas lancer une smartwatch (« ce serait horrible », plaisante t-il)… Chaque partenaire a ses forces qu'il met au service de l'autre.
La relation avec les opérateurs téléphoniques a souvent été orageuse depuis 2007 et le lancement du premier iPhone. Avec Tim Cook, les choses se sont un peu apaisées, même si le constructeur peut toujours se montrer cachottier ou imposer son point de vue. « Tim est un rude négociateur », confirme Glenn Lurie, le CEO d'AT&T. Mais « c'est quelqu'un de très cohérent, et c'est ce qui facilite le business avec lui ».
Cette ouverture vers des partenaires s'incarne également par l'embauche de nouvelles têtes dont l'informatique n'est pas le premier métier : les embauches de Patrick Pruniaux de Tag Heuer, de Paul Deneve d'Yves Saint Laurent, ou encore d'Angela Ahrendts de Burberry montrent qu'Apple veut désormais aller au delà de sa zone de confort. Cela apporte « de l'expérience, des compétences, une perspective », explique Susan Wagner, directrice du fonds d'investissement BlackRock et membre du conseil d'administration d'Apple.
Ce besoin d'ouverture n'a jamais été aussi clair qu'au moment de l'acquisition de Beats. Tim Cook « est à l'aise avec l'idée de dire "nous avons besoin d'aide ici" », déclare Jimmy Iovine, « et il va chercher ailleurs pour obtenir cette aide ». L'achat du constructeur de casques et créateur du service de streaming Beats Music s'inscrit dans cette logique. « L'industrie du disque a désespérément besoin d'un système de distribution qui soit aussi irrésistible que la musique », poursuit le vieux routier du secteur.
Si Apple s'ouvre, Tim Cook reste tout de même entouré par les historiques : « Beaucoup d'entre nous chez Apple sont ici parce que nous adorons les produits », déclare Phil Schiller, qui rassure : l'équipe est en place pour rester… même si l'embauche de Marc Newson auprès de Jony Ive a été interprétée par certains observateurs comme une manière de garder Ive à Cupertino. Pour l'anecdote, le designer a également racheté à Laurene Powell, la veuve de Steve Jobs, son jet privé (avec un rabais). Ive avait aidé à redécorer l'intérieur du Gulfstream pour Jobs : voilà au moins une chose qu'il n'aura pas à refaire.
Apple à l'heure de la Watch
« L'Apple Watch est sans doute un des projets les plus complexes auquel j'ai participé », indique Jony Ive dont l'accoutrement (t-shirt, lunettes pendantes, pantalon négligé) évoque au rédacteur de Bloomberg « le gars qui répare l'évier ». L'habit ne fait pas le moine : Ive est aujourd'hui un des designers les plus connus et respectés au monde. Et l'Apple Watch l'a occupé durant trois bonnes années, avant même que les produits « prêt à porter » soient à la mode dans la Silicon Valley. La montre connectée d'Apple est le premier produit du constructeur qui en appelle plus au passé qu'au futur. Jony Ive s'est immergé dans l'histoire de l'horlogerie. Apple a invité des historiens des montres à Cupertino, dont l'auteur français Dominique Fléchon, un expert dans le domaine. « L'évolution des technologies va rendre l'Apple Watch très rapidement obsolète », prévient-il.
Ive explique que la montre en tant que telle a mis des siècles avant de s'accrocher au poignet. « Il est clair que le poignet est l'endroit idéal pour cette technologie ». Un an après le lancement du développement du projet, l'équipe a commencé à tourner autour de ce qui est devenu la fameuse « couronne numérique » qui permet de naviguer au sein du contenu de la montre, remplaçant ainsi en grande partie le besoin de manipuler l'écran de la montre.
Durant l'été 2013, Tim Cook a voulu accélérer le rythme de développement de la Watch. Le CEO a demandé à Jeff Williams, son vice-président aux opérations, de superviser la conception de l'appareil. Il a formé une grande équipe composée de centaines d'ingénieurs, de designers et de spécialistes du marketing. Une partie des mille ingénieurs en charge du développement des processeurs ont mis au point le S1 qui bat au cœur de la montre, les scientifiques versés dans les algorithmes ont développé des moyens d'améliorer la précision du cardiofréquencemètre, tandis que les spécialistes des métaux, ceux-là même à qui l'on doit les châssis des Mac et de l'iPhone, ont bûché sur l'alliage en or (18 carats) du modèle premium de la Watch. Tout cela sous la supervision de Williams qui ressemble beaucoup à son patron (le « Tim Cook de Tim Cook », comme le surnomme Bloomberg).
« Nous voulons fabriquer les meilleurs produits au monde », déclare Williams pour expliquer l'absence de l'Apple Watch pour les fêtes de fin d'année. « Un de nos concurrents en est à sa quatrième ou cinquième tentative, mais personne ne porte [ses montres] », tacle t-il en direction de Samsung. « Nous aurions pu lancer notre montre beaucoup plus tôt », reprend Cook. « Mais honnêtement, pas avec le niveau de finition, de qualité et d'intégration [des modèles actuels] ». Quant au prix, Cook aurait voulu qu'il soit plus abordable, mais pas au point de sacrifier les marges de l'entreprise — le CEO évoque néanmoins la possibilité pour les employeurs, désireux de payer moins cher les assurances santé de leurs employés, de subventionner l'achat de montres (lire : iWatch : bracelet prévenant ou menotte numérique ?).
Malgré ses limitations (quid de l'autonomie ?), cette première génération de montres a vocation à connaitre de nouvelles itérations. « Ce n'est que le début », annonce Cook, qui voit dans la Watch un moyen pour les consommateurs de mieux gérer leur santé, commander leur téléviseur et objets de tous les jours, bref… améliorer la vie quotidienne. Le vrai test pour l'Apple Watch — et pour son principal animateur — se déroulera durant la commercialisation du produit, début 2015. « Vous ne pouvez pas savoir [si ce sera un succès] après le premier jour ou le premier week-end », explique le CEO. « Avec ces produits nouveaux, ce n'est pas comme un film, où vous savez dès le premier week-end à quoi vous attendre ». Comme un film peut être éjecté de l'affiche en cas de flop, Tim Cook jouera une partie de son destin lors du lancement du premier produit de son ère chez Apple.