Le « pacte de non-agression » passé notamment entre Apple et Google ne se limitait pas aux employés courants des deux entreprises. PandoDaily, qui a épluché les pièces du procès qui se tiendra fin mai à San José, met en lumière un épisode éloquent qui implique directement Steve Jobs et une équipe d'anciens d'Apple.
En 2006, Google compte embaucher Jean-Marie Hullot, un proche de Jobs : l'ingénieur français avait rejoint NeXT dans les années 1980, qu'il a quitté au moment de son acquisition par Apple en 1996. En 2001, sollicité par Jobs, il intègre Apple comme directeur de la technologie des applications tout en restant à Paris. Avec son équipe, il prépare le terrain pour l'iPhone, mais il décide de ne pas suivre le projet jusqu'en Californie quand Jobs décide de passer à la vitesse supérieure et de tout contrôler de Cupertino.
Fin 2005, Hullot démissionne d'Apple et il est imité par les quatre ingénieurs sous sa direction. Quelques mois plus tard, en mars, Alan Eustace, le vice-président senior de Google en charge de l'ingénierie, envoie un email à Jobs — avec Larry Page, Sergey Brin et Bill Campbell (membre du conseil d'administration d'Apple et conseiller spécial de Google) en copie — pour lui faire part de son intérêt pour Jean-Marie Hullot et son équipe :
Steve,
Google voudrait proposer à Jean-Marie Hullot de diriger une petite équipe d'ingénieurs à Paris. Bill, Larry, Sergey et Jean-Marie pensent qu'il est important d'avoir votre bénédiction avant d'aller plus loin.
Et Eustace d'assurer que Hullot « aime Apple » et ne fera rien qui pourrait « blesser » son ancienne entreprise ni même Jobs personnellement. Le patron d'Apple fait la sourde oreille : il ne répond ni aux emails ni aux coups de téléphone d'Eustace.
Hullot conseille alors de passer par Campbell qui a un pied à Cupertino et qui pourra avoir l'attention de Jobs. Ce dernier finit par répondre le 9 avril :
Alan,
Sur quoi Jean-Marie va travailler ? Il y aura un problème si cela est lié à un téléphone portable, etc.
Steve
Eustace, qui remercie chaudement Jobs de son message alors qu'il lui répond deux semaines plus tard, certifie que Hullot ne fera rien qui touche de près ou de loin aux téléphones. Pour obtenir l'assentiment du patron d'Apple, le vice-président senior de Google propose de lui exposer le projet dont Hullot aura la charge, « juste pour s'assurer que cela ne créera pas de conflit » — rappelons que Hullot ne travaille déjà plus pour Apple depuis fin 2005.
Jobs lui répond laconiquement que c'est ok, sans préciser si son accord concerne l'embauche ou la présentation du projet. Eustace le relance deux semaines plus tard, en jouant sur la corde sensible :
Jean-Marie ne croit pas que vous allez vous opposer à ces recrutements spécifiques tant que nous n'embauchons pas quelqu'un d'autre d'Apple à Paris. Mais je voulais avoir votre confirmation, avant que le bureau ne soit ouvert ou que les gens commencent à travailler.
Êtes-vous d'accord avec ça ? Si non, je suis prêt à tout annuler. Si au contraire c'est bon, je ferai en sorte qu'il n'y ait aucun conflit d'intérêt avec ce qu'ils ont pu faire à Apple.
La réponse de Steve Jobs tombe :
Alan,
Nous préférerions vraiment que vous n'embauchiez pas ces gars-là.
Steve.
Eustace annonce alors la mauvaise nouvelle à Hullot, qui lui et son équipe sont sans emploi depuis plusieurs mois et espéraient le feu vert de leur ancien patron pour aller chez Google. Désolé, il lui déclare que Jobs n'a pas donné d'explication et qu'il ne serait pas approprié d'en demander plus. « Je ne peux pas risquer de détériorer notre relation avec Apple en passant outre cette objection », et de lui conseiller de frapper à la porte d'autres sociétés s'il veut garder son équipe.
Un mois plus tard, Eustace formalise l'abandon des embauches, toujours en brossant Jobs dans le sens du poil :
Steve,
en tenant compte de votre fort souhait de ne pas nous voir recruter d'ex-ingénieurs Apple, Jean-Marie et moi-même avons décidé de ne pas ouvrir un centre d'ingénierie Google à Paris. Je vous remercie de votre contribution dans cette décision et de votre soutien continu dans le partenariat Google/Apple.
Le procès du pacte de non-agression va s'ouvrir le 27 mai à San José. Ce recours collectif rassemble 60 000 plaignants qui estiment que cette entente a contribué à freiner leur mobilité professionnelle et les priver de revenus supplémentaires. Un dédommagement global de 9 milliards de dollars a été évoqué.
Il s’agit d’un volet privé à cette affaire. Les sociétés en question avaient trouvé un arrangement en 2010 avec le Département américain de la Justice. Certaines de ces sociétés ont déjà réglé des amendes : 11 millions de dollars pour Intuit, 9 millions chacun pour Pixar et LucasFilms.