Dix-huit mois après notre enquête sur les conditions de travail dans les Apple Store, nous sommes restés en contact avec quelques-uns des salariés que nous avions interrogés. Des salariés qui, pour la plupart, ne travaillent plus pour Apple Retail : pourquoi sont-ils partis ? Qu’attendent ceux qui sont restés ? Voici quelques-unes des questions que nous leur avons posées.
Paul1, a sérieusement envisagé de quitter l’Apple Store parisien dans lequel il travaille : « on m’a conseillé d’abandonner mon poste pour pousser Apple Retail à me licencier et avoir le temps de me retourner. » Il s’agit d’un mécanisme connu, qui consiste à provoquer un licenciement pour faute grave (et donc à préserver la possibilité de percevoir l’allocation chômage) et a été recommandée à d’autres employés sur le départ. Mais lui ne l’a finalement pas exploitée : « je n’arrive pas à partir. J’aime mon job. »
Même au plus fort des tensions de l’été 2012, la plupart des salariés témoignaient de leur attachement à Apple. Albin Voulfow, responsable syndical CFDT2, explique : « les salariés ne veulent pas forcément partir, parce que c’est Apple, parce qu’il y a une ambiance, parce qu’il y a leurs collègues. » Mais parfois, cela ne suffit plus.
Pierre, qui travaillait dans une boutique de province avant de démissionner pour rejoindre un groupe de magasins de vêtements, déplore par exemple l’absence de perspectives d’évolution de carrière. « Je ne suis pas mieux payé aujourd’hui, et je n’ai pas plus de responsabilités », avoue-t-il, « mais dès l’entretien d’embauche on m’a fait comprendre que je pourrais devenir assez rapidement manager, parce que je viens de chez Apple. »
Ce genre de progression est plus difficile chez Apple Retail France, qui compte environ 1 500 salariés pour 16 équipes de direction en autant de magasins. Et « il n’y a pas de passerelles entre Apple Retail et Apple tout court », expliquent Voulfow et les salariés. Quand bien même il y en aurait, il serait difficile de répondre aux besoins de chacun avec seulement quatre responsables des ressources humaines. Face à ce manque de structure et de visibilité, ceux qui estiment avoir le droit à plus de responsabilités finissent par partir, de guerre lasse.
L’herbe n’est pas toujours plus verte ailleurs, reconnaît Jean, qui travaillait dans une boutique parisienne : « un boulot de vendeur, c’est un boulot de vendeur. » Mais les choses peuvent devenir particulièrement frustrantes dans les Apple Store, à cause de la manière dont les boutiques sont organisées. « Nous sommes toujours en première ligne », explique-t-il, « les managers écoutent nos problèmes, on ne peut pas dire le contraire, mais ils ne peuvent rien faire. »
Le responsable syndical CFDT résume la situation : « les responsables français ne sont pas responsables, la société est complètement cloisonnée. Tout le monde a envie de construire, mais personne ne peut prendre de décision. » Et pendant ce temps, les problèmes s’accumulent, comme ceux autour de la vidéosurveillance ou du travail de nuit. Des problèmes qui tardent à être résolus : « le mode de fonctionnement très américanisé n’est pas vraiment adapté à la France, et il n’y a pas de pression pour le faire vu qu’il n’y a pas de vrai procès. »
Ce qui ne veut pas dire que tout est noir chez Apple : Voulfow lui-même motive son action syndicale par l’envie d’améliorer une société « qui n’est quand même pas affreuse. » « C’est pas des salauds », lance-t-il au sujet des dirigeants d’Apple Retail France, « c’est pas tous les jours facile, mais il y a quand même des avantages par rapport au reste du secteur. » Pierre cite l’exemple de la réduction sur les produits Apple avec un peu d’amusement, tout en concédant qu’« il y a des problèmes partout » et que ceux des Apple Store « restent quand même gérables, c’est pas la mort. »
Mais le fait est qu’une boutique comme celle d’Opéra ressemble parfois à un champ de bataille : « j’ai l’impression que mes collègues de province se plaignent quand même moins » dit Paul, « on souffre plus ici. » L’ambiance peut certes changer selon les managers, mais le cas parisien est aussi révélateur : les déboires de la climatisation de la boutique du Louvre sont avant tout des problèmes d’organisation et de coordination avec le gestionnaire du centre commercial. Apple était trop occupée à ouvrir des boutiques en province, dit en substance Voulfow, qui poursuit : « Opéra, par contre, c’est vraiment une boutique qui craque. » Les Apple Store sont à la fois un espace de vente et un espace d’assistance pour une société qui étend son périmètre d'activité : il y a de plus en plus de monde et de moins en moins de place, le modèle ne tient plus.
Ce modèle, c’est celui mis au point par Ron Johnson, que John Browett n’a pas réussi à faire évoluer, et qui tourne depuis en roue libre. « On croise parfois des gens qui viennent des États-Unis », dit Pierre, « mais ce n’est pas pareil que quand Ron Johnson venait. » « Je ne sais pas à quoi ils pensent là haut, on a quand même l’impression d’être seuls et de devoir se débrouiller avec les moyens du bord », avoue Paul, « par contre quand on ne vend pas assez d’AppleCare, il y a toujours quelqu’un pour nous le rappeler. » En creux, les salariés posent la question de l’adaptabilité du modèle unique des Apple Store à la culture et à la législation de chaque pays, et plus encore aux besoins matériels et humains de chaque boutique.
« On attend de voir ce que fera Angela Ahrendts », cette phrase est revenue, sous une forme ou une autre, dans la bouche de toutes les personnes avec lesquelles nous nous sommes entretenues. Apple n’a pas souhaité nous préciser la date d’entrée en fonction de l’ancienne patronne de Burberry, mais une chose est sûre : celle qui est présentée par Tim Cook comme « un leader extraordinaire » attaché « à l’expérience du client » aura fort à faire pour gagner la confiance de ses troupes et résoudre les points de friction dans les boutiques. Les attentes sont grandes, une éventuelle déception le serait encore plus.