De l’avis de nombreux observateurs, Apple souffre tant de sa concurrence qu’elle a adopté une communication défensive, forcément dommageable pour sa réputation. Une théorie accrocheuse, à cela près qu’Apple n’a pas changé sa manière de communiquer : elle n’a jamais été meilleure que dans la réaction. Analyse de ce décalage.
Le traitement médiatique de l’actualité d’Apple a fortement évolué ces dix-huit derniers mois. Assez bienveillante, la presse généraliste est soudainement devenue très critique envers la firme de Cupertino. Une partie de ce revirement peut évidemment s’expliquer par la politique de normalisation de Tim Cook, par le faux rythme adopté par Apple, les problèmes importants de gestion opérationnelle, ou encore la comparaison avec une concurrence accrue.
Mais pas seulement : il est accentué par un biais cognitif qui s’exprime subtilement. La réaction du Wall Street Journal à la récente tournée médiatique de Phil Schiller est de ce point de vue symptomatique. Le quotidien en fait un « repli en défensive » particulièrement rare, alors qu’Apple n’a jamais hésité à tirer à vue sur ses concurrents. Autrefois hilares face aux sorties d’Apple, de nombreux observateurs y sont aujourd’hui allergiques, et distillent leur bile à longueur d’article.
Qu'Apple attaque ses concurrents n'est pas nouveau.
Au-delà de ses défauts et de ses erreurs, la firme de Cupertino souffre d’une double disparition : celle de son meilleur représentant et celle de son meilleur public.
Schiller a eu le tort de se tromper en affirmant que le Galaxy S4 n’utiliserait pas la dernière version d’Android, mais le Wall Street Journal ne le savait pas non plus. Mais Schiller a d’abord et avant tout eu le tort d’attaquer frontalement Samsung, là où Steve Jobs était un spécialiste de la pique savamment placée. Nouveau porte-flingue d’Apple, le vice-président marketing de la société n’est pas encore tout à fait à l’aise dans son rôle. Et alors que personne ou presque n’osait contredire le « génie visionnaire » Steve Jobs, l’austère Tim Cook est jugé froidement.
Car l’explication de texte est quant à elle menée par des journalistes plus difficiles à convaincre qu’autrefois. David Pogue (New York Times) et Walt Mossberg (Wall Street Journal) n’ont plus le même écho qu’il y a quelques années, alors qu’ils étaient aussi proches de Steve Jobs qu’un journaliste aurait pu l’être. Les rédacteurs les plus réceptifs au story-telling d’Apple — sans doute parce qu’ils ont été témoins de sa presque faillite — ne sont plus aux avant-postes, remplacés par des personnalités plus jeunes et moins enclines à favoriser Apple.
Steve Jobs et Walt Mossberg.
Moins fine, Apple est reçue par une presse plus rugueuse, moins versée dans les arcanes de l’histoire de la société et qui a tendance à sous-estimer Tim Cook en idéalisant Steve Jobs.
L’embauche puis le renvoi de John Browett et l’aller-retour de Bob Mansfield ont ainsi été sévèrement jugés, certains allant jusqu’à imaginer la démission de Tim Cook. C’est oublier que Steve Jobs a aussi commis des erreurs de casting — et de grosses ! Mark Papermaster est par exemple resté à peine un an à Cupertino, alors qu’Apple avait ferraillé six mois contre IBM pour des raisons contractuelles relatives à son embauche. Le cas de Tim Bucher est encore plus grotesque : resté seulement six mois à la tête de l’ingénierie matérielle d’Apple, le précédecesseur de Bob Mansfield a été licencié à la suite de rumeurs internes sur son état de santé.
Tim Cook vu par Businessweek.
Apple ne bénéficie plus de l’aura de son illustre co-fondateur, héros du capitalisme américain ayant transformé une société à deux doigts de la faillite en « start-up multinationale ». La firme de Cupertino est aujourd’hui considérée comme un nouveau Goliath de l’informatique à qui l’on ne pardonne plus rien. Des récits par nature simplifiés des articles de presse, l’opinion ne retient plus que des concepts simplistes, des conditions de travail en Chine à l'obsolescence programmée en passant par la fin de l’inviolabilité des Mac.
La montée en puissance — et en qualité — de la concurrence n’arrange rien : Apple n’étant plus seule au sommet du monde, il n’y a plus de raison de lui réserver un traitement de faveur, bien au contraire. Steve Jobs avait beau jeu de tacler Spotify avant même sa présentation ou d’envoyer Bertrand Serlet mettre Windows Vista en pièces : Apple était considérée comme la petite société qui montait et ses attaques comme de petites piques taquines pour attirer l’attention. Cinq ans plus tard, la sortie de Phil Schiller peut au contraire être interprétée comme l’expression de la peur d’Apple face à des sociétés qui sont sur ses talons, voire la dépassent.
La perception de la communication d’Apple a donc changé, alors que la communication d’Apple elle-même n’a que peu évolué — et c’est peut-être bien le problème : la firme de Cupertino s’adapte trop lentement à son nouveau statut. La montée de Phil Schiller au front était sans doute un ballon d’essai d’une communication plus mordante, la campagne médiatique de Tim Cook était un rare exemple de communication sur la direction d’Apple à long terme, la société teste une nouvelle approche publicitaire, mais ce changement est probablement trop lent. Apple semble néanmoins consciente de ce problème grandissant de perception, et l'exemple chinois montre qu’elle est capable de se plier au jeu pour se décharger de la pression médiatique… et travailler plus sereinement au développement de ses prochains produits.