La campagne 'Think Different' a précédé le retour en grâce des produits d'Apple. Rob Siltanen, qui a imaginé l'un des éléments clefs de cette publicité, revient dans un long article chez Forbes, sur sa genèse et les apports des uns et des autres, de l'agence de pub à Steve Jobs. Avec la volonté d'offrir un récit des faits plus étoffé et parfois plus juste que n'en a fait, à son goût, le biographe de Jobs qui a consacré quelques pages à cet épisode fondateur du nouvel Apple.
Le contexte tout d'abord. En 1997, lorsque Steve Jobs, de retour chez Apple, appelle son ami Lee Clow, l'agence de ce dernier, Chiat/Day, tourne à plein régime et vogue de succès en succès. C'est ce même Clow qui avait conçu pour Apple et le premier Mac le clip 1984. Les deux hommes ne sont pas vus depuis 10 ans. Rob Siltanen (ci-dessous), 33 ans à l'époque, gère les budgets de fabricants d'autos, Nissan et Infinity, dont les campagnes marchent fort.
Entre les succès enregistrés par l'agence et l'historique liant Jobs à Clow, les choses semblent se présenter sous les meilleurs auspices. Clow n’envisage - ni ne compte - défendre son agence contre des concurrents, Apple les choisit d'emblée, ou pas.
Lorsque Clow et Siltanen arrivent à Cupertino, contre toute attente, Jobs les accueille sans effusion particulière «Ca fait plaisir de vous voir, merci d'être venus, maintenant au travail». Il explique à ses visiteurs qu'Apple prend l'eau de toutes parts (l'iMac ne sera là que dans un an, ndr), qu'il est en train de consulter plusieurs agences qui pour certaines semblent compétentes. Il demande donc à Chiat/Day de lui proposer quelques concepts et réflexions.
Jobs, particulièrement autoritaire et arrogant, tel que s'en souvient ce jour là Siltanen, ajoute qu'il envisage uniquement des parutions dans la presse informatique et pas de passage à la télé, en attendant qu'Apple ait davantage à offrir sur un plan produit. «J'avais l'impression qu'il pensait qu'on était juste une société de plus qui avait de la chance d'être en sa présence».
Siltanen a alors exprimé son désaccord avec cette stratégie «La moitié du monde pense qu'Apple va mourir. Ce ne sont pas quelques publicités imprimées dans les magazines informatiques qui vont vous aider en quoi que ce soit. Vous devez montrer au monde qu'Apple est forte comme un lion. On ne voit jamais personne discuter autour d'une machine à café de publicités imprimées. Vous avez besoin de faire quelque chose de plus grand et de plus audacieux. Vous devez passer à la télé et faire d'autres choses qui vous donnent un véritable élan».
Lee Clow renonça finalement à sa stratégie initiale du tout ou rien et, à l'invitation de Jobs, il accepta de faire plancher ses équipes sur quelques idées pour tenter de reprendre à BBDO, son concurrent, le budget d'Apple.
Chez Chiat/Day, une semaine fut donnée aux personnes concernées pour coucher sur le papier les premiers éléments d'une future campagne. Il s'agissait par exemple de cerner la manière dont Apple était perçue à ce moment difficile de son existence. D'un côté elle avait ses fans, ceux des milieux créatifs, et parmi eux quelques célébrités comme Spielberg ou Sting qui pouvaient servir de porte-étendard. De l'autre il y avait les milieux de l'entreprise qui considéraient le Mac comme un "jouet", incapable de faire de l'informatique "sérieuse". Sans oublier les médias qui prédisaient le pire pour Apple, raillant sa singularité au sein du monde PC et déconseillant l'achat de Mac.
Au bout d'une semaine, les équipes de Chiat/Day se réunirent dans une pièce aux murs littéralement couverts de leurs travaux et recherches. Quatre groupes avaient travaillé se souvient Siltanen, mais à peu près tout le fruit de leurs efforts était médiocre. Exception faite d'une esquisse de campagne imaginée par un créatif, Craig Tanimoto, qui se distinguait fortement du lot : «C'était une campagne d'affichage avec de simples photographies en noir et blanc de personnes et d'événements fameux. Une avait une photo d'Einstein. Un autre avait une photo de Thomas Edison. Une autre avait une photo de Gandhi. Un autre avait la fameuse fameuse photo de fleurs placées dans un canon de fusil lors des manifestations contre la guerre du Vietnam. Au dessus de chaque image, il y avait l'arc-en-ciel de couleurs du logo Apple et les mots 'Think Different'. Rien de plus.»
Une approche tout en simplicité qui contrastait avec les autres travaux présentés et remplis de stéréotypes, avec des ordinateurs ou des célébrités les utilisant. Une idée intéressante, mais qu'il fallait expliciter. Craig Tanimoto le fit ainsi «IBM a une campagne pour ses ThinkPad qui déclare 'Think IBM' et je pense qu'Apple est très différente d'IBM, je me suis donc dit que 'Think Different' était intéressant. Ensuite il m'a semblé que ce serait cool de rattacher ces mots à certains des esprits les plus singuliers à travers le monde».
L'association du logo coloré et des photos noir et blanc renforçait encore ce postulat écrit Siltanen. Lee Clow apprécia l'idée et fit travailler tout le monde sur une déclinaison en vidéo. D'autres cherchaient des photos supplémentaires de personnalités ainsi que des extraits vidéo utilisables. Il s'agissait de mettre au point un clip donnant le ton général de la campagne afin de vendre l'idée au client. Comme l'a raconté la biographie de Jobs, la musique et certaines paroles du morceau 'Crazy' de Seal (vidéo) furent sérieusement envisagées “Nous ne survivrons pas si nous ne devenons pas un peu fous - We’re never going to survive unless we get a little crazy". L'idée consistait à jouer un extrait de la chanson et la faire suivre par un déroulé de phrases martelant la philosophie retrouvée d'Apple :
Il y a des gens qui voient le monde différemment.
Ils voient les choses d'une façon nouvelle.
Ils inventent, créent, imaginent.
Nous faisons des outils pour ces gens.
Car pendant que certains les considèrent comme des fous, nous voyons du génie.
- L'image s'estompe et le logo Apple apparaît suivi du slogan :
Think Different.
Il fut toutefois impossible de ramener tout cela à un clip de 60 secondes sans dénaturer le propos et le ton. De même, Siltanen souhaitait revoir le texte pour le rendre plus incisif. Mais il s'agissait d'abord de convaincre Jobs, la réécriture pouvant se faire après.
La présentation se fit chez Apple avec Jobs accompagné de quelques personnes. Clow vendit l'idée de ses équipes à un Jobs apparemment dans de bonnes dispositions. Le responsable de Chiat/Day suggéra de décliner la campagne dans la presse, sur affichages et à la télévision.
Jobs paru intrigué, mais en regardant les visuels placés autour de lui il fit machine arrière «C'est génial, c'est vraiment super… mais on ne peut pas faire ça. Les gens pensent déjà que je suis un égoïste, si je mets le logo d'Apple au-dessus de tous ces génies la presse va me tailler en pièces». Un rejet qui laissa les gens de l'agence interdits, ils n'avaient rien d'autre à proposer. Puis en quelques secondes, Jobs fit un virage à 180°, décida que c'était ce qu'il fallait faire et donna rendez-vous à ses interlocuteurs pour le lendemain. Le budget était dans la poche.
Il fut cependant impossible de formaliser le clip présenté à Jobs, ce dont il se montra mécontent. Les droits d'utilisation de la vidéo de Seal risquaient de ne pas être accordés, et réduire la longueur du clip se faisait aux dépens du texte qui apportait justement toute la valeur ajoutée. Siltanen proposa de réécrire le script et de s'inspirer du manifeste du film "Le Cercle des Poètes Disparus". Steve Jobs dit qu'il comptait l'acteur Robin Williams parmi ses amis et approuva l'idée.
Siltanen travailla d'arrache-pied à l'écriture du nouveau texte. Il partait de l'idée qu'Apple était comme ces personnalités, tantôt moquée, tantôt célébrée, mais visionnaire. Il s'agissait de pousser ceux qui considéraient le Mac comme un jouet à revoir leur jugement. «Le génie est incompris», cette phrase fut en quelque sorte le concept sous-jacent à toute la campagne.
Le texte de Siltanen fin prêt, il le lut sur une vidéo et le tout fut soumis à Jobs après avoir reçu l'assentiment des équipes de Chiat/Day. Il n'y avait que Lee Clow et Siltanen avec Jobs lorsque ce dernier vit le clip. Le patron d'Apple réagit violemment dès le premier visionnage «C'est nul, je déteste, c'est de la soupe de publicitaire» (un épisode brièvement narré dans la biographie et où Siltanen apparaît comme un "rédacteur" qui resta "pétrifié" et s'en alla pour le plus remettre les pieds chez Apple, ndr). «Je croyais que vous deviez écrire quelque chose comme le Cercle des Poètes Disparus ! C'est à chier». Clow tenta de calmer le jeu, mais Jobs continuait d'exprimer son mécontentement, suggérant que l'agence fasse travailler les scénaristes du film, ou de «vrais écrivains» pour rédiger quelque chose.
Pris de court, Rob Siltanen défendit néanmoins son idée «Vous pouvez dire que vous n'aimez pas, mais ce n'est pas nul». Avec le recul on constate que le travail de Siltanen (premier texte) était en effet très proche de ce qui fut utilisé (ici dans sa version longue, le second texte).
To the crazy ones.
Here’s to the misfits. The rebels. The troublemakers.
Here’s to the ones who see the world differently.
They’re the ones who invent and imagine and create.
They’re the ones who push the human race forward.
While some may see them as the crazy ones, we see genius.
Because the people who are crazy enough to believe they can change the world are the ones who actually do.
“Think different.”
Here’s to the crazy ones. The misfits. The rebels. The troublemakers. The round pegs in the square holes.
The ones who see things differently. They’re not fond of rules.
And they have no respect for the status quo. You can quote them, disagree with them, glorify or vilify them.
About the only thing you can’t do is ignore them. Because they change things. They invent. They imagine. They heal. They explore. They create. They inspire. They push the human race forward.
Maybe they have to be crazy.
How else can you stare at an empty canvas and see a work of art ?
Or sit in silence and hear a song that’s never been written? Or gaze at a red planet and see a laboratory on wheels?
We make tools for these kinds of people.
While some see them as the crazy ones, we see genius. Because the people who are crazy enough to think they can change the world, are the ones who do.
“Think different.”
Siltanen, de retour à New York, se remit au travail pour ses autres clients, Clow fit cogiter d'autres rédacteurs et il embaucha Ken Segall qui avait déjà travaillé avec Jobs par le passé et qui allait participer à d'autres futures campagnes Apple (lire L'inventeur du nom de l'iMac évoque ses souvenirs). Segall vint voir un jour Siltanen et lui raconta que Jobs avait reçu des centaines de scripts et qu'il était revenu à l'idée de départ avec le texte initial… Segall l'avait enrichi de quelques phrases et le texte fut lu par l'acteur Richard Dreyfuss au lieu de Robin Williams (dans la biographie, il est raconté que Jobs appela personnellement Williams, mais il tomba sur sa femme qui refusa de lui passer son mari, sachant que Jobs réussirait certainement à le convaincre de prêter sa voix à cette pub. Apparemment Robin Williams ne versait pas dans la pub).
La publicité fut immédiatement commentée dès sa sortie avec parfois des critiques lapidaires, comme celle-ci dont se souvient encore Siltanen, un article dans le Los Angeles Times «C'est parfait qu'Apple fasse une campagne avec un groupe de gens disparus parce que la marque sera bientôt morte elle aussi». Apple n'était peut-être pas aussi forte qu'un lion à cette époque, mais cette campagne permettait de faire illusion alors même qu'il n'y aurait pas de vrais nouveaux produits à montrer avant presque un an.
En attendant, Apple revenait dans les débats et son action avait triplé. « Si l'iMac n'avait pas été précédé par la campagne "Think Different" il est probable que cette machine aux couleurs et en forme de bonbons aurait simplement été vue par la presse et le public en général comme un énième «jouet» d'Apple. » écrit enfin Rob Siltanen.
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