Alors que l’on discute beaucoup de l’influence que pourrait avoir Jon Ive sur iOS 7, on oppose souvent « skeuomorphisme » et « flat design ». Cette opposition a pourtant peu de sens : le skeuomorphisme n’est pas qu’un élément de design et peut tout à fait être utilisé dans le cadre du flat design.
Question piège : parmi ces trois exemples, quelle calculatrice est skeuomorphique ?
La réutilisation d’un élément essentiel à un ancien objet par un nouvel objet peut être purement ornementale, mais elle ne devient un skeuomorphe qu’en ayant une utilité. Pour George Basalla, spécialiste d’histoire culturelle et d’histoire des sciences, un skeuomorphe répond à un besoin de continuité et de familiarité : la plupart des premiers appareils électriques reprenaient la forme de leurs équivalents traditionnels. Pour Donald Norman, spécialiste des sciences cognitives, un skeuomorphe doit aussi répondre à un problème d'affordance et doit donc aider à suggérer l’utilisation du produit qu’il intègre.
Le « problème » d’Apple n’est pas l’utilisation de skeuomorphes, mais au contraire son éloignement progressif de ce qui constitue un skeuomorphe selon ces définitions. Les fonctions « calendrier », « carnet d’adresses » et « bloc-notes » du Mac n’ont gagné ni en familiarité ni en affordance en mimant leurs équivalents tangibles. Elles reprenaient déjà suffisamment d’éléments indispensables et ne suggèrent pas plus leur utilisation aujourd’hui qu’hier.
Le remplacement de l’aluminium brossé par une couverture ne modifie en rien le fonctionnement général du carnet d’adresses d’OS X : ces changements cosmétiques ne relèvent pas du skeuomorphisme.
L’interface graphique et la métaphore du bureau popularisées par Apple sont des triomphes du skeuomorphisme qui ont précédé et consacré la transformation des espaces de travail, GarageBand reprend des éléments d’instruments de musique pour faciliter la création musicale. Mais on n’a jamais vu d’objet en cuir servant à localiser des amis, la bibliothèque d’iBooks est trop peu dense en informations et souvent trop peu ergonomique, la bande magnétique de Podcasts ne fonctionnait pas comme une bande magnétique mais était purement décorative : le photoréalisme n’est pas le skeuomorphisme.
L’emploi de cuir dans Localiser mes amis sert uniquement à former une famille d’apps Apple visuellement similaires, mais n’apporte absolument rien sur le plan fonctionnel. On peut néanmoins le considérer comme du skeuomorphisme si on le considère sur le plan psychologique, une réflexion rare : chaud et accueillant, il peut permettre de repousser l’angoisse que peut générer la géolocalisation permanente.
L’application Kindle n’emploie pas de bois, mais n’est pas moins facile à comprendre que l’application iBooks : les textures sont ornementales, mais n’ont pas forcément de fonction réelle — contrairement à l’animation de page tournée, un parangon de skeuomorphisme seulement gâché par le fait que l'épaisseur du livre ne varie pas selon sa longueur et l'avancement de la lecture.
Le désir d’ornementation prend parfois le pas sur l’impératif fonctionnel. On retrouve le problème de la dissociation des éléments constitutifs du design que sont l’art et l’application, aujourd’hui réglé par leur unification sous l’égide de Jon Ive. Les principes de son maître à penser Dieter Rams forment même une excellente définition du skeuomorphisme : il rend un produit utile et compréhensible et doit être « honnête ». Sa tâche sera donc d’éliminer les incohérences introduites par la déviation de la signification du mot « skeuomorphisme » et de retrouver l’excellence d’Apple dans le domaine.
La très grande richesse, pour ne pas dire complexité, de GarageBand est résolue par l’emploi systématique de skeuomorphes.
Et il ne le fera pas forcément en écrasant toutes les petites fioritures d’iOS à grands coups de rouleau compresseur : puisque le skeuomorphisme n’est pas une esthétique mais un mode de conception des interfaces, il est parfaitement compatible avec la tendance actuelle d’un design plus plat. Windows 8 regorge de skeuomorphes suggérant la fonction ici d’un bouton (une corbeille pour la suppression par exemple), là d’une icône (un reflex pour l’appareil photo). Letterpress vous fait comprendre qu’il est un jeu de lettres en évoquant les tuiles du Scrabble et qu’une partie a été supprimée en évoquant les confettis de la même manière que Passbook rappelle les déchiqueteuses.
Letterpress est un parfait exemple de flat design, mais il comporte tout de même quelques exemples de skeuomorphes. L’animation de la tuile est à ce titre superbe : l’ombre donne du volume et l’impression que l’on saisit la lettre, les animations traduisent le mouvement.
Sans aller jusqu’au flat design, il est possible et même probable qu’Apple adoucisse les textures, aplatisse les gradients et lisse les ombres de ses interfaces : elles ne seront pas forcément moins chaleureuses, mais seront sans doute moins lourdes. Mais il est parfaitement exclu qu’elle tourne le dos au skeuomorphisme — elle pourrait même concevoir des interfaces empruntant encore plus de skeuomorphes parce qu’elles sont plus plates et donc moins familières et accessibles !
Podcasts offre peut-être un aperçu de la direction prise par Ive : la suppression du réalisme qui n’a pas d’utilité (le lecteur de bandes), l’adoucissement des textures (barres et contrôles), mais la conservation de certains repères skeuomorphiques (contrôles, curseurs, jaquette).
Réponse à la première question : la calculette d’OS X est bien skeuomorphique, mais celle de Google aussi. Soulver ne fait pas référence à la grille classique de boutons et à l’afficheur sur une ligne : même avec une interface en métal brossé, en cuir ou en moquette orange, elle ne serait pas skeuomorphique.