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L'iBookstore, un complot contre Amazon ?

Anthony Nelzin-Santos

lundi 24 juin 2013 à 18:00 • 35

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« Le fait est que les gens ne lisent plus », disait Steve Jobs en janvier 2008. Il avait alors des chiffres pour le prouver et un plan pour y remédier. Un plan aujourd’hui jugé illégal par le Département américain de la justice et qui a valu à Apple un procès qui s’est terminé ce week-end.






Steve Jobs aimait beaucoup Winnie-the-Pooh et considérait qu’avec « ses beaux dessins en couleur », le livre faisait une excellente démonstration des capacités de l’iPad. Il fut ainsi livré avec toutes les copies d'iBooks.




Le nœud du problème



À l’époque, Amazon tient près de 90 % du marché du livre numérique grâce à une stratégie déjà employée par Apple sur le marché de la musique : elle propose les meilleurs contenus au meilleur prix et le meilleur appareil pour les consommer. Deux ans plus tard, Apple lance sa propre librairie en ligne, l’iBookstore.



Steve Jobs surprend en assurant qu’Amazon s’alignera sur les prix pourtant plus élevés de l’iBookstore. En coulisses, les éditeurs ont adopté le modèle d’agence et peuvent désormais fixer le prix de vente : les différents libraires ne peuvent plus se mener une guerre commerciale en cassant les prix.




« Amazon s’est planté. Il a payé le prix fort pour certains livres et s’est mis à les vendre moins cher, à 9,99 $. Les éditeurs détestaient cette pratique : ils se disent que cela ruine leurs chances de vendre leurs éditions reliées à 28 $. Donc, avant l’entrée en scène d’Apple, certains éditeurs avaient déjà commencé à retirer leurs livres d’Amazon. Alors nous leur avons dit de fixer leurs propres prix et de nous en donner 30 %. Oui, le consommateur paierait un peu plus, mais c’est ce qu’ils voulaient de toute façon. Mais on leur a aussi demandé des garanties : si n’importe qui d’autre vendait le même livre moins cher, on était en droit de s’aligner. Alors ils sont allés chez Amazon et ont exigé le même contrat, sinon ils ne faisaient plus affaire avec eux. »




Pour l’anti-trust américain, ce passage du Steve Jobs de Walter Isaacson prouverait à lui seul qu’Apple a formé une entente illicite au détriment du consommateur. La firme de Cupertino, elle, assure que les éditeurs sont venus naturellement au modèle d’agence.



Apple, l’organisatrice d’un complot anti-Amazon



Le Département de la justice (DoJ) en est sûr, Apple et les éditeurs ont conspiré pour faire monter les prix et couper l’herbe sous le pied d’Amazon. Pourquoi, sinon, Hachette, HarperCollins, Simon & Schuster, Macmillan et Penguin auraient accepté d’abandonner le modèle d’agence pour les deux prochaines années pour éviter des poursuites ? Mieux encore, les faits parlent d’eux-mêmes, selon l’avocat Lawrence Buterman : « le jour de l’ouverture de l’iBookstore est le jour où le prix des livres électroniques les plus populaires a augmenté jusqu’à 50 % aux États-Unis. »






L'augmentation du prix des livres électroniques au lancement de l'iBookstore en avril 2010. Image DoJ.




Buterman a réussi à faire admettre à Eddy Cue que l’iBookstore était en grande partie destiné à contrer Amazon. En 2010, le vice-président en charge des services internet et des boutiques d’Apple avait imaginé s’entendre avec Amazon : tant qu’elle n’entrerait pas sur le marché de la musique, Apple n’entrerait pas sur le marché du livre électronique. Un tel accord aurait été illégal et anticoncurrentiel et n’a jamais été signé — mais qu’il ait seulement été évoqué suffit à peindre l’iBookstore comme une attaque thermonucléaire contre la firme de Jeff Bezos (lire : Amazon, le meilleur ennemi d'Apple).



Après avoir épluché l’agenda et les boîtes mails des éditeurs, le DoJ est convaincu qu’Apple a suggéré le modèle d’agence dans le seul but de contrer Amazon. Certaines expressions dans des courriers (« et ainsi nous réglons le problème d’Amazon », par exemple) mettent la puce à l’oreille. Les rencontres à plusieurs dans des restaurants new-yorkais et la mention de paliers de prix constitueraient les germes d’une entente évidemment illégale. Les contrats envoyés aux éditeurs, qui seraient en tous points identiques, seraient quant à eux une preuve irréfutable.






Le DoJ parle d'une « conspiration » entre Apple et les éditeurs contre Amazon. Image DoJ.




Apple y demande que « tous les éditeurs [adoptent] le modèle d’agence » pour « accomplir le but que nous avons en commun ». Un but qui passe par la mise en place d’une « clause de la nation la plus favorisée » (NPF) : ce qui est accordé à Apple doit l’être à Amazon et inversement. Ainsi si les prix sont plus hauts chez Apple grâce au modèle d’agence, ils doivent l’être aussi chez Amazon — ce qui veut dire que les éditeurs doivent lui faire adopter le modèle d’agence. Bref, selon le DoJ, l’objectif d’Apple est bel et bien d’obliger Amazon à remonter les prix et perdre ainsi son principal avantage concurrentiel.



Le Département de la justice, aveuglé par des ombres



Loin des attaques du DoJ, le « Mr. fix it » d'Apple a tenu à replacer la création de l’iBookstore dans le temps. Il a proposé l’idée d’une librairie dès l’automne 2008, mais Jobs n’était pas convaincu que l’iPhone et le Mac fassent de bons supports de lecture. Il revient à la charge en novembre 2009 : « nous allions lancer l’iPad en janvier [2010]. Steve m’a dit : "Tu peux le faire, mais tu dois le faire avant janvier. Je veux pouvoir le montrer sur scène », raconte Cue, qui justifie les similitudes des contrats par sa volonté d’en finir au plus vite : 




« Steve était à l’agonie lorsque nous avons lancé l’iPad, et il en était vraiment fier. Il avait travaillé dur dessus. Je pensais qu’iBooks serait une fonction formidable, que les gens l’adoreraient, que nos clients seraient dingues de l’iPad et d’iBooks. Je voulais pouvoir le finir à temps pour la présentation parce que c’était vraiment important pour lui. »







La rencontre d'Apple avec plusieurs éditeurs en décembre 2009 est vue par le DoJ comme une preuve d'une entente. Pour les éditeurs, Apple était encore en « reconnaissance » et réservait sa décision d'entrer sur le marché du livre numérique à leurs propositions financières. Image Apple.




Oui, il a mentionné le modèle d’agence aux éditeurs, mais ce sont ces mêmes éditeurs qui l’ont adopté et l’ont imposé à Apple puis à Amazon. Thomas Turvey, un cadre de Google témoignant en faveur du DoJ, assure le contraire ? Face à Orin Snyder, l’avocat de la firme de Cupertino, il confesse avoir rédigé son témoignage avec ses avocats, ne pas être en mesure d’assurer qu’Apple avait imposé le modèle d’agence et avoir seulement entendu des rumeurs par le biais de ses collègues.



Mieux, la clause NPF que le DoJ décrit comme le « pivot » du complot fomenté par Apple serait en fait une preuve de l’absence de toute entente. Kevin Saul, le juriste d’Apple qui l’a mis au point, assure qu’il s’agit d’une mesure défensive et qu’elle a été vivement combattue par les éditeurs. Le CEO de Penguin rappelle qu’Eddy Cue était d’abord venu le voir avec un contrat de gros similaire à celui d’Amazon, et qu’il n’y aurait vu aucun inconvénient — il n’a accepté le modèle d’agence que deux jours avant la présentation de l’iPad.






Les éditeurs ont commencé à discuter avec Amazon bien avant qu'Apple ne commence à négocier pour iBooks, comme l'avoue un cadre d'Amazon. Image Apple.




Chaque contrat contient des exceptions à cette clause, différentes selon les éditeurs, autant de signes que les discussions ont été âpres. Comme elles l’ont été avec Amazon : Russ Grandinetti, vice-président de la division Kindle, a concédé avoir signé des accords similaires avec les éditeurs. Comme Apple, Amazon demande 30 % de commission, suggère des paliers de prix et se protège avec une clause NPF. « Nous ne sommes pas prêts à signer un contrat quelconque sans être sûrs que nous ne serons pas désavantagés par les éditeurs par rapport à un concurrent », explique Grandinetti… en reprenant les mots d’Apple.



Des conséquences fâcheuses mais bénignes



Selon les avocats d’Apple, les choses sont simples : là où le DoJ voit une conspiration, il faut voir une négociation musclée. Alors que les clauses NPF sont fréquentes dans l’industrie et sont même utilisées par le gouvernement américain lui-même dans ses traités commerciaux, une condamnation « établirait un dangereux précédent. »



Les conséquences et les dommages d’une éventuelle condamnation seraient néanmoins très limités. Le DoJ demande d’abord et avant tout à Apple de mettre fin à tous les contrats d’agence pour les deux prochaines années et à ne plus appliquer la clause NPF pendant cinq ans — ce qui est déjà le cas en Europe depuis fin 2012.



Encore faut-il qu’Apple soit condamnée : la juge Denise Cote, qui avait abordé le procès du point de vue du DoJ, semble avoir été réceptive aux arguments des avocats de la firme de Cupertino. Elle rendra son jugement dans quelques semaines.



Les citations de cet article sont issues d’articles publiés par All Things D, Bloomberg, Fortune, Reuters et The Verge. La citation de la biographie de Steve Jobs par Walter Isaacson provient de l’édition française éditée par JC Lattès (trad. Dominique Defert et Carole Delporte).

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