Voilà 10 ans que Steve Jobs dévoilait au monde la première version de Safari. Nul ne se doutait alors de la destinée incroyable qui attendait le navigateur d'Apple.
Lorsque Steve Jobs prend la scène du Moscone Center à San Francisco le 7 janvier 2003 pour son Keynote inaugural de Macworld Expo, le patron d'Apple promet un condensé de deux keynotes en un seul. Durant le show de deux heures, il fait quelques annonces d'importance (lire iLife, Safari et Keynote ont 10 ans).
Il est intéressant de se pencher sur l'Apple de 2003 pour mieux mesurer le chemin parcouru. Alors que la société était au bord de la faillite six ans plus tôt, elle célébrait l'ouverture de son 51e Apple Store, seulement 20 mois après le premier (contre près de 400 aujourd'hui). Apple a écoulé 600 000 iPod durant les 14 mois qui se sont écoulés depuis sa mise sur le marché initiale (le total se monte à 350 millions en septembre 2012). Apple a réalisé 5,74 milliards de dollars de chiffre d'affaires en 2002, contre 108,25 milliards en 2011.
Lors de son retour aux commandes d'Apple, l'un des gestes forts de Steve Jobs aura été l'accord historique signé avec Microsoft, annoncé durant la Macworld Expo de Boston en 1997. L'éternel rival d'Apple investissait quelque 150 millions de dollars dans la firme à la pomme, et s'engageait à proposer une version Mac d'Office pour les cinq ans à venir, en échange de quoi Apple faisait d'Internet Explorer son navigateur par défaut (rôle tenu jusque là par Netscape Navigator), et mettait fin à toutes les procédures judiciaires qui les opposaient, en les soldant par un accord de licences croisées. L'accord n'avait à vrai dire pas d'autre vocation que de rassurer les investisseurs, la somme investie par Microsoft tenait plus du symbole que d'une bouffée d'oxygène.
Internet Explorer:Mac est donc resté le navigateur par défaut du Mac cinq années durant, selon les termes de l'accord, permettant à Microsoft d'asseoir un peu plus son hégémonie dans la guerre sans merci qui l'opposait à Netscape. La firme de Redmond avait déclenché les hostilités en faisant d'Internet Explorer une partie intégrante de Windows 95, rendant impossible son remplacement par tout autre navigateur.
Microsoft avait alors présenté l'argument que la navigation internet était une fonction intégrale du système, un point de vue banal aujourd’hui, mais qui en faisait sourciller plus d'un à une époque où le navigateur internet était considéré comme un logiciel à part, et si la société faisait preuve à l'époque d'une certaine mauvaise foi, force est de constater qu'elle a eu raison avant l'heure.
Et de fait, c'est précisément ce qu'Apple a fait avec Safari en 2003, une fois l'accord avec Microsoft arrivé à terme. Si Internet Explorer n'avait pas démérité sous Mac OS 9, le passage à OS X a été beaucoup plus douloureux et le logiciel souffrait de lenteurs, un point d'autant plus délicat que Mac OS X a commencé sa carrière avec un déficit de rapidité par rapport à son prédécesseur. L'annonce d'Apple a cependant pris tous les observateurs de court, tant il semblait acquis qu'elle opterait pour Camino.
Le développement d'un navigateur est une tâche particulièrement complexe : Microsoft elle-même a mis plus d'un millier d'ingénieurs sur Internet Explorer, et Apple avait déjà fait une tentative avec CyberDog, une application basée sur OpenDoc, qui a fait partie des victimes du retour de Steve Jobs en 1997.
Apple décide donc de partir sur la base de KHTML et KJS, respectivement moteur de rendu HTML et moteur JavaScript open-source du navigateur Konqueror pour KDE. Choisis pour leur compacité et leur vélocité, ils donneront naissance à WebCore et JavaScriptCore, des forks réalisés sous la houlette d'Apple. JavaScriptCore était d'ailleurs intégré à Mac OS X 10.2 au sein de Sherlock, avant même qu'il soit question de Safari. Apple met toutes les chances de son côté en embauchant des développeurs renommés, dont Dave Hyatt, co-créateur de FireFox et créateur de Camino (alors nommé Chimera) qui chapeautera WebKit, la version open-source de Safari.
Safari proposait quelques idées originales, comme le bouton "snapback" (depuis disparu) ou une gestion simplifiée des signets, et ne déméritait pas au niveau des performances : le chargement des pages était 3 fois plus rapide qu'avec IE:Mac, et son moteur JavaScript était deux fois plus véloce. Mieux encore, Safari 2.0.2 fut le premier navigateur à passer le test Acid2, lançant une saine émulation entre les différents navigateurs pour mieux soutenir les standards du web.
Apple est devenu un acteur majeur du web avec Safari, devenant force de proposition au sein du WHATWG et du W3C pour l'avenir du web. C'est notamment à elle que l'on doit entre autres Canvas, une des pièces maîtresses du HTML5, qu'elle a implémenté dans Safari dès 2004.
Mais l'influence d'Apple sur le web allait devenir incontournable avec l'iPhone en 2007 : donnant le ton pour ce qui deviendrait l'internet mobile, la société présente le premier téléphone capable d'afficher n'importe quelle page web telle qu'elle serait sur un écran d'ordinateur. Jusque là les téléphones n'avaient droit qu'à des ersatz, tel que le WAP ou l'i-mode. Ironie du sort, dès 2005 Nokia avait précisément utilisé WebKit (lire : Nokia choisit WebCore), qui anime le rendu du web sur l'iPhone, pour ne lui faire rendre que des pages WAP sur ses téléphones…
Apple proposera également une version pour Windows de Safari, dont les débuts ont été quelque peu houleux : la firme de Cupertino a en effet porté nombre de fonctions propres à Mac OS X pour cette version, qui était initialement quasiment identique à la version Mac, la seule différence tenant à la barre de menus : on y retrouvait tous les éléments graphiques d'Aqua : boutons tricolores, barre de défilement, etc. Même le lissage du texte a été importé du Mac et différait de celui de Windows, déstabilisant les utilisateurs habitués à un rendu du texte différent. Apple a corrigé sa copie depuis, mais Safari n'a jamais vraiment décollé sur Windows.
Ce portage avait à vrai dire une autre vocation : permettre aux webmasters sur Windows de vérifier que leurs sites s'affichent correctement sur tous les appareils d'Apple sans qu'ils en possèdent un. Cette fonction n'est désormais plus utile pour Apple puisqu'iOS a atteint une masse critique suffisante pour exiger des webmasters qu'ils se fournissent en matériel pommé. Dont acte, la version Windows de Safari, si elle est toujours disponible au téléchargement, n'a pas dépassé la version 5.1.7, sortie en mai dernier.
En 2008, Google utilisera WebKit comme moteur de rendu de son navigateur Chrome, et au sein d'Android. L'année suivante, Google transforme WebKit en système d'exploitation avec Chrome OS. Chrome aura un vif succès, et finira même par être le navigateur le plus utilisé.
Mais si l'iPhone est capable de rendre le contenu des pages web, il reste un type d'élément qui refuse désespérément de fonctionner : les contenus réalisés avec Flash. La polémique gonflera entre Adobe et Apple dans un bras de fer sur la place publique. Apple déplore qu'Adobe ne lui ait pas donné une version de Flash qu'elle considère exploitable, jugeant que Flash est trop gourmand et trop lent pour son téléphone. Adobe assure qu'elle donnera la preuve du contraire avec Android, puisque Flash finit par lui être intégré, mais la version d'Apple se confirme, et Flash finit même par être abandonné sur l'OS de Google (lire : Flash pour Android tire sa révérence).
WebKit connaîtra alors un véritable engouement de toute l'industrie : il se retrouvera au cœur de tous les smartphones, de Palm à BlackBerry, seul Windows Phone échappe au nouveau standard du web mobile. WebKit est devenu si largement utilisé pour le web mobile que les éditeurs de sites ne testent leurs contenus qu'avec lui, en délaissant les autres navigateurs mobiles, à l'image de ce qui s'était déjà produit sur les ordinateurs avec Internet Explorer.
En 2010, Apple annonce la sortie de WebKit2, qui reprend à son compte le principe inauguré dans Chrome, avec un process dédié à chaque page web, séparé de l'interface de l'application. Les modifications intègrent un changement d'API incompatible avec les précédentes versions de WebKit, d'où le changement de nom. La même année verra la naissance de l'iPad, qui aura une déclinaison de Safari à mi-chemin entre la version iPhone et la version Mac.
La défection de Flash donne de l'élan au HTML5, qui rend les navigateurs d'autant plus stratégiques. Alors qu'on reprochait à Microsoft d'avoir imbriqué Internet Explorer dans son système d'exploitation, Apple va plus loin encore en interdisant la publication sur l'App Store de tout navigateur web qui n'exploiterait pas WebKit comme moteur de rendu. Celui-ci est d'ailleurs amputé de Nitro, le moteur JavaScript intégré à Safari Mobile, pour des raisons de sécurité (la compilation Just In Time de Nitro implique de marquer des espaces mémoire comme étant exécutables de manière dynamique, ce qui pourrait permettre une injection de code malveillant en dehors de Safari).
Safari sert même de caution à Apple pour tous ceux qui lui reprochent de faire de la censure sur l'App Store, puisque le navigateur reste et demeure le moyen de faire fonctionner des contenus interactifs sans passer par le magasin, Apple ayant même offert des moyens aux webapps d'ajouter une icône personnalisée sur le springboard, d'afficher un splash screen durant le chargement, et de personnaliser la barre d'état. Mais l'App Store a lui-même changé la donne du web, puisque nombre de services web sont aujourd'hui déclinés en apps, offrant plus de latitudes à leurs éditeurs que le navigateur.
Dix ans après sa présentation, Safari a amplement dépassé les ambitions qui ont présidé à sa naissance : alors qu'il donnait au Mac son indépendance pour le web, il se trouve aujourd'hui dans la poche de millions d'utilisateurs, dont une bonne partie n'avait jamais accédé au web avant l'avènement des smartphones et des tablettes. Avec OS X et iOS, Safari est sans doute l'une des technologies logicielles d'Apple qui a le plus d'importance, et qui aura marqué la décennie. À l'heure où le cloud computing semble voué à un avenir prometteur, Safari pourrait bien être un sésame plus important encore.
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