Dix Red Dot Design Awards, six réalisations intégrées à la collection permanente du Centre Pompidou, sept étoiles de l'Observeur du Design… On pourrait continuer la liste pendant longtemps. Du zesteur pour Glenmorangie aux produits iconiques de LaCie, Neil Poulton, designer écossais résidant à Paris depuis 1991, collectionne les succès. Nous l'avons rencontré près de ses bureaux, dans le onzième arrondissement de Paris, pour une discussion à bâtons rompus à propos de son travail. Compte-rendu…
Peux-tu retracer brièvement ton parcours ?
Après mes études à Edinburgh, où j'avais remporté le prix du meilleur étudiant du Royaume-Uni en design, je suis allé à Londres. Il n'y avait pas de travail en Écosse. Au bout de trois ans, j'étais en train de dessiner des appareils ménagers pour Sindy, une réplique britannique de Barbie. Je les dessinais en taille réelle, comme s'ils étaient vrais, notamment tout un ensemble de cuisine de plus de 300 pièces… Tout à l'échelle 1:1. Et en voyant les petits bouts de plastique qui sortaient au bout, sans aucun détail, je me suis dit : « OK, je suis en train de gâcher ma vie ».
C'est à ce moment-là que j'ai entendu parler d'une université en Italie [NdR : la Domus Academy] qui parlait d'utiliser le design pour régler les problèmes de l'homme. Un bon design pouvait par exemple aider à déstresser les gens, à réduire l'antagonisme entre eux. C'était une vision très différente du travail que j'effectuais à ce moment-là. J'y suis allé, et j'ai réalisé un projet qui s'appelait « ageing pens », des stylos d'abord identiques qui évoluent selon l'usage, chacun d'une manière différente. C'était une façon de personnaliser un objet de consommation de masse sans qu'on s'en rende compte. Les matières naturelles prennent de la qualité en vieillissant, et les matières synthétiques en perdent. Je voulais vraiment trouver une matière synthétique qui prenne de la qualité avec le temps, une patine, un peu comme le bois, ou le marbre.
Après plusieurs expos et d'autres travaux, je suis venu en France et j'ai collaboré avec Électronique d2. À l'époque, Apple faisait fabriquer des produits sous licence en OEM, et j'ai dessiné un chargeur pour un PowerBook. C'était une commande pour Apple Europe, qui avait alors beaucoup plus d'autonomie que maintenant, et qui pouvait lancer ses propres projets. Le chargeur n'a jamais été vendu finalement, mais nous nous sommes bien entendu avec d2, et j'ai dessiné mon premier disque dur pour eux, le Coq.
C'est aussi à cette époque que j'ai commencé à proposer mes projets à des éditeurs, plutôt que de systématiquement accepter des offres de fabricants. d2 est resté un partenaire constant. Aujourd'hui, 30 % de mon travail sont des commandes, et 70 % sont des projets personnels.
Comment expliques-tu cette répartition ?
Souvent, les gens du marketing qui me proposent du travail sont assez peu visionnaires. Ils se basent sur les réponses d'études pour créer des produits. L'exemple d'Apple avec l'iMac est à l'opposé de ce principe. Au début, Apple avait demandé aux gens s'ils étaient prêts à acheter un ordinateur avec une poignée, translucide, tout-en-un… Et à chaque fois la réponse était « non ». Et puis Apple s'est rendu compte qu'elle posait les mauvaises questions. Les gens ne pouvaient pas s'imaginer acheter ce produit, parce qu'il n'existait pas encore.
Je crois que lorsque les équipes de design sont commandées par le marketing, la vision est moins bonne sur les produits. Ils n'ont pas assez d'imagination pour poser les bonnes questions. Un nouveau produit crée un nouveau marché. C'est pour ça que je préfère généralement proposer mon travail, parce que je vois des opportunités et que je veux y répondre. C'est rarement finalisé à 100 %, mais j'arrive avec mon idée et on en discute.
Comment conçois-tu un produit ?
Aujourd'hui, je travaille sur un produit avec MobiRider. C'est une « boîte magique » dans laquelle tu mets ton téléphone, et au bout de 5 secondes, tu récupères des promos, une app, des points bonus… Là, on a pas mal de problèmes techniques avec la technologie employée pour ça. Mais c'est intéressant pour les enseignes par exemple : tu passes à la caisse, et tu obtiens une réduction, un code promo…
Ce qui me plaît beaucoup avec ce projet, c'est que c'est un produit qui n'a jamais existé. À quoi ça devrait ressembler ? On est partis sur un objet qui tient du coffre à bijoux, de l'écrin à diamants, avec un coussin noir, en velours… Pour rassurer surtout, puisque tu laisses quand même ton téléphone à 600 € dedans. On a aussi mis des LED qui changent de couleur pour savoir où en est le processus.
Au début on avait imaginé un genre de boîte postale, ou de sac électronique… J'essaie de trouver des métaphores dans le monde réel pour expliquer le produit. Ici, c'est lié au téléphone, mais ce n'est pas un téléphone ; c'est lié à l'informatique, mais ce n'est pas un ordinateur… C'est une boîte, mais qui reste fermée quelques secondes seulement… Je cherche des représentations physiques. Je dois faire appel à des connaissances communes aux gens, et les retranscrire sur le produit, pour que le design explique par lui-même l'utilisation du produit.
Est-ce que tu as d'autres projets du même genre ?
Je ne peux pas trop parler de ce que je fais à côté, mais ça tourne autour des objets connectés. Là aussi, ce sont des objets qui n'existaient pas avant. Aujourd'hui, les objets connectés n'ont pas de bouton, pas d'interface sur eux. C'est comme une antenne, un satellite, qui fait quelque chose dans la maison ou sur le corps, et tout se passe sur ton téléphone.
Avant, il y avait un bouton, un écran… Le point d'interface, c'était l'objet. Puis c'est devenu la télécommande : les TVs ont des boutons mais personne ne les utilise, on prend la télécommande pour les contrôler. Et là, le téléphone rassemble les fonctions de télécommande et d'affichage d'informations. Le design technologique évolue de plus en plus vers des objets que tu poses et que tu « oublies ». C'est quand, la dernière fois que tu as regardé ton routeur internet ? C'est plein de diodes, c'est super énervant, tu le mets dans ton placard et tu l'oublies.
Est-ce qu'il y a un domaine dans lequel tu voudrais expérimenter ?
Il y a quelque temps, j'ai dessiné un drone pour une entreprise, pour vérifier l'urbanisme, les installations électriques… Bon, il y a eu une utilisation un peu différente du drone après coup ; on s'est rendu compte que certaines personnes l'achetaient et s'en servaient pour espionner les villas des célébrités. C'est devenu un drone-paparazzi. Là je me suis demandé si c'était une bonne idée d'avoir mis mon nom dessus… (Rires). Mais ça a été très intéressant pour moi, de découvrir que je pouvais refaire le design de l'aile comme je voulais — basiquement le drone était une aile en « V » — et que par contre, ajouter trois grammes d'un côté rendait le décollage impossible. J'ai été très étonné d'avoir à la fois autant et si peu de liberté.
Sinon, j'ai dessiné beaucoup de lampes, de disques durs… J'aimerais bien faire autre chose. C'est encore un peu secret parce que je suis en prospection, mais ça resterait dans la technologie… J'aimerais aussi faire des meubles, ça fait très longtemps que je n'en ai pas fait. Je travaille avec un éditeur italien sur des meubles avec des matières high-tech, pour faire des choses qu'on ne pouvait pas faire avant… Des meubles ultra-fins, très résistants. C'est de la technologie « silencieuse » : le meuble n'a pas de LED qui clignotent, il n'y a pas de rapport avec internet : la technologie est dans la structure de l'objet. Beaucoup de wearables fonctionnent comme ça : j'ai vu un t-shirt de sport, qui ouvrait des ailettes pour laisser passer la transpiration. C'est un peu ça que je voudrais faire.
Sinon je continue avec LaCie, on a complètement redesigné le d2 ; ça devrait sortir d'ici un mois, je crois. Je suis très content du résultat.
Quelles sont tes contraintes principales en design ?
C'est surtout au moment de la production que les choses peuvent prendre du temps. Quand on a mis au point le 8big, il a mis ensuite quatre ans à sortir. On a eu des problèmes colossaux sur les coûts de production. Vu qu'il y a 8 fois le même système d'éjection de disque, déjà que le modèle coûte cher à la base, tu le multiplies par huit… Ça a mis beaucoup de temps pour arriver à un prix raisonnable.
Le problème, c'est qu'en 4 ans, on a eu le temps d'envisager de nouveaux designs pour les autres disques de LaCie. À l'époque, on voulait changer un peu de direction par rapport à l'œil bleu, du coup toutes les LED sur le 8big sont carrées avec des côtés arrondis. Le d2 aurait dû être comme ça, mais entretemps Seagate a acheté LaCie, donc on a préféré rester sur le même design… Du coup le 8big est un peu tout seul avec ce style, mais en même temps c'est un produit un peu à part : c'est le seul rack de LaCie. Finalement c'est une bonne chose pour ce produit en particulier, mais parfois ça peut poser d'autres problèmes.
Une autre contrainte, c'est aussi lié à la production, ce sont les logiciels sur Mac. Historiquement, j'utilise FreeHand sur Mac, mais ce n'est même pas la dernière version : on ne cherche pas à avoir les meilleures performances dans ce cas-là, plutôt l'outil le plus adapté. Et maintenant FreeHand ne fonctionne plus qu'avec Rosetta sur Mac, donc après Snow Leopard, je fais quoi ? Je suis censé perdre mes 15, 20 ans d'archives ? J'ai tous mes gabarits prédéfinis sur FreeHand, qui me font gagner énormément de temps. Et l'export Illustrator n'est pas fiable… En attendant de trouver une autre solution, j'ai un Mac au studio, un deuxième en backup, tous les deux sur Snow Leopard. Et depuis des années, mon logiciel principal est Rhinoceros sur PC, avec beaucoup de plug-ins.
Je trouve que depuis qu'Adobe a racheté FreeHand, Illustrator s'améliore beaucoup moins que lorsqu'ils étaient en concurrence. C'est pour ça que je mets beaucoup de temps à me mettre à jour en général, parce que je ne peux pas me permettre d'essuyer les plâtres et de perdre du temps à débugger mon matériel. Le changement de système est généralement un mauvais moment pour moi. J'ai tout de même un MacBook Air avec Mavericks, qui me sert aussi de machine virtuelle pour Windows, Linux… Je regarde ce qui se fait à côté.
Ça me fait penser à ce que disent les écrivains de science-fiction : qu'on ne laissera pas de trace, pas d'héritage, puisque toute notre culture aura été numérisée.
Tu lis beaucoup de science-fiction ?
Oui, beaucoup. Ma génération adore donner corps à la science-fiction de notre jeunesse. Regarde les flip-phones de Star Trek, les tablettes tactiles… Les visionnaires de la SF, William Gibson par exemple, étaient largement en avance sur notre époque. Oculus Rift, c'est sa vision.
En 1993, j'ai été invité par Apple Europe pour présenter ma vision de l'ordinateur du futur, avec d'autres designers. Pour moi, tout passait par des lunettes, avec un heads-up display et un lien RF avec un joystick pour contrôler l'appareil… Aujourd'hui, on découvre les Google Glass. Un ami à moi avait présenté un ordinateur organique, fait de viande. On avait tous des visions, et aucune idée de comment les concrétiser. Et maintenant on réalise tout ça.
La science-fiction a eu, et a toujours un rôle majeur à jouer dans la réalisation des technologies futures. Même s'il y a peut-être un changement dans la manière dont on crée la technologie ; avant c'était surtout dirigé par le hardware, aujourd'hui beaucoup plus par les développeurs et les gens du software. Mais c'est de cette manière que tu peux inspirer les gens, les faire rêver : avec un objet. La « physicalité » [NdR : comprendre : l'aspect concret] des produits est extrêmement importante.
Et la science-fiction actuelle, qu'apporte-t-elle à la technologie ?
Les livres de Gibson mettaient en lumière le rôle des hackers. Comme dans Battlestar Galactica — d'ailleurs, la fin était un peu bizarre, non ? (Rires) Ce sont eux qui gagnent les guerres. Aujourd'hui, ce sont les super-héros qui sont en valeur. C'est drôle, parce qu'il y a encore 15 ans, Marvel était en train de déposer le bilan ; et puis ils ont vendu les droits pour Spider-Man à Sony, et maintenant…
Dans Minority Report, un film assez nul qui était basé sur une petite nouvelle de Philip K. Dick, il y avait cette scène iconique où le héros manipule les données dans l'espace avec ses gants. Ces effets spéciaux inspirent les gens à faire ce genre de choses. On a tous envie de faire ça, de voir les hologrammes que Tony Stark visualise, ou le message de la princesse Leia à Obi-Wan Kenobi. Tout ça dans la poche… Je pense qu'on y arrivera.
Tu as des contacts avec les clients LaCie ?
J'ai mon nom sur tous les disques que je fais. Du coup je reçois des mails de clients qui ont perdu leurs données… Je me suis rendu compte qu'ils bougeaient souvent leur disque dur pendant un transfert de fichiers. Et la tête de lecture raye le plateau. Ils prennent un disque dur statique — pas un Rugged, par exemple — et ils le bougent… Et ils croient que c'est ma faute, puisque j'ai mon nom sur le disque.
J'ai même eu un appel d'un membre des FARC, qui disait que si je ne lui envoyais pas un disque dur tout neuf, il allait prendre un hélicoptère et tuer toute ma famille. Alors bien sûr, tu te dis que c'est du pipeau. Sauf que lorsque le FBI saisit le matériel informatique des FARC, et que tu vois qu'ils ont trois Rugged dedans… C'était peut-être pas du pipeau. (Rires) C'était il y a quelques années maintenant, mais parfois tu te demandes si tu as fait le bon choix en signant tes produits.
Ce qu'il ne faut pas faire, quand tu crées, c'est lire les blogs. Tu ne verras jamais « j'adore mon produit, il est trop génial ». Tu ne vois que les gens vicieux qui râlent sur ton produit. Le type rentre frustré de son travail, il s'est disputé avec sa copine, il cherche à se défouler… (Rires) Mais c'est vrai que j'engage ma responsabilité en continuant à signer mes produits. Je ne peux pas m'occuper des problèmes individuels des gens qui m'écrivent : le temps que je passe à résoudre le problème d'une des 500 000 personnes qui ont acheté le produit, c'est autant de perdu sur ma réalisation actuelle. LaCie a des gens pour ça… Et un disque dur, au bout de cinq ans, il faut penser à le changer. C'est un assemblage mécanique, ça se dégrade physiquement avec le temps.
Et le SSD est encore très faible en capacité : 4 To en SSD, c'est beaucoup trop cher par rapport à un disque à plateau. Les films en HD, les photos, ça prend de plus en plus de place. J'aime bien l'idée du Fuel aussi, où tu peux partager ton disque avec plusieurs personnes en Wi-Fi, en voiture par exemple. Je crois que les disques durs ont encore pas mal de temps devant eux.
Certaines stars « griffent » aussi des produits technologiques.
Oui, et dans ces cas-là, la personne est plus importante que le produit. L'univers que la personne apporte est plus important que l'œuvre en elle-même. Lady Gaga directrice artistique, ce n'est pas pour que les fans de Lady Gaga viennent acheter le produit. C'est parce qu'elle arrive avec son univers entier, le marketing est déjà tout fait : il reste à mettre une photo de Lady Gaga et une signature, et voilà.
Et Beats + Apple, un coup marketing ?
Eh bien, je ne sais pas. Je n'ai pas eu le temps d'y réfléchir… Les écouteurs d'Apple ont toujours été merdiques. Et même les Beats, malgré leur réputation de son riche en basses, ce n'est pas si chaleureux que ça. Après, Dre est plus urbain qu'Apple, moins « chic »… Les dernières embauches d'Apple, le directeur d'Yves-Saint-Laurent par exemple, laissent présager des choses intéressantes. Mais Apple est tellement secrète et mystérieuse.
On travaillait sur le Little Big Disk avant l'annonce du nouveau Mac Pro, pour l'accompagner. La seule information qu'on ait eu d'Apple, c'est qu'il allait être « de couleur foncée. — Vous voulez dire, noir ? — …Je ne sais pas. Très foncé. » (Rires) Donc on est partis sur cette finition un peu Darth Vader, gris poudre… Mais est-ce qu'on devait changer la couleur de tous les autres produits LaCie en prévision ? J'étais opposé à ça. On n'est pas au service d'Apple. Quand tu as ta propre identité, tu dois rester avec tes codes visuels. Surtout avec une histoire en design aussi forte que celle de LaCie.
J'admire beaucoup ce qu'a fait Jony Ive avec l'héritage de Dieter Rams. Personne ne sait où Apple va. Mais chaque produit est une icône. Je crois que l'iPhone est largement dépassé techniquement ; mais tu restes chez Apple, parce que c'est Apple… Malgré les appareils photo des Nokia, qui sont meilleurs que sur l'iPhone, par exemple. Je me souviens d'une Macworld, où les gens applaudissaient après l'annonce « Veuillez éteindre vos téléphones ». C'est incroyable, ce niveau de fidélité et d'amour des clients pour Apple. Presque comme une église.
Tu te sers beaucoup de ton iPhone ?
Ça n'a vraiment d'intérêt que quand tu as internet partout [NdR : Neil dispose d'un iPhone 5 noir]. C'est ça en Californie, tu peux te connecter plus ou moins n'importe où, donc forcément tu l'utilises à son meilleur potentiel. Ici, tu n'as même pas la 3G dans le métro, pareil dans le train…
La législation doit évoluer aussi. Pour que les gens ne se marchent pas sur les pieds. En Amérique, ils ont permis l'utilisation d'appareils électroniques dans les avions. OK, mais si ton voisin parle fort au téléphone pendant tout le trajet ? Et socialement, c'est pareil : pour les gens qui hurlent dans leur oreillette Bluetooth dans la rue, on fait quoi ? Et dans un train, tu n'as qu'une ou deux prises sur un bloc de quatre places… Qui a le droit de charger son appareil, et pourquoi ? Beaucoup de choses vont changer dans ces cas je pense. J'ai hâte de voir ça arriver.
Tu te souviens du MobiRider dont je te parlais ? On a réfléchi à un side-project, facile à réaliser, mais ça existe déjà sur Kickstarter donc on a arrêté le développement. Une boîte où tout le monde met son téléphone, et tu deviens injoignable, invisible. Il faut un bouton off, quelque part. Tu as le droit de disparaître.
Pour plus d'informations sur le travail de Neil Poulton, vous pouvez visiter son site et sa page Facebook.