L'un des concepteurs des souris d'Apple du début des années 2000, celles qui ont succédé au modèle apparu avec les iMac, a raconté quelques anecdotes sur la genèse de ces périphériques à Cult of Mac. Abraham Farag est arrivé chez Apple en mars 1999, pour travailler sur une souris devant remplacer le pointeur des premiers iMac, surnommé le palet de hockey pour sa forme toute ronde.
Cette souris de petite taille, avec son câble très court et passablement rigide, était honnie par la majorité et adorée par quelques-uns. Montrée avec beaucoup de fierté par Jobs, elle tranchait avec sa forme qui obligeait à de nouvelles habitudes pour la tenir en main. Idéalement, il fallait la manipuler du bout des doigts, là où les autres souris se logeaient le plus souvent dans le creux de la main.
Ceux qui l’ont connue se rappellent peut-être que dans sa première évolution, Apple ajouta un petit repère en surface, au centre de son bouton, pour aider à l'orienter sans qu'il soit nécessaire de la regarder. Avant cela, on pouvait rapidement devenir dingue en l'attrapant sans faire attention, pour se rendre compte qu'on ne la tenait pas dans le bon sens. En somme, elle était plus originale, osée et rigolote que véritablement commode.
L'équipe dans laquelle travaillait Farag avait réalisé six prototypes qui devaient être présentés à Steve Jobs. Ils étaient à un stade avancé de leur développement, avec leur plastique, la forme de leurs boutons dessinée et les couleurs prévues. Au dernier moment, l'équipe avait conçu un septième modèle inspiré de celui qui avait été remplacé par le palet de hockey, une souris grise en forme de goutte, mais sur laquelle ils n'avaient pas eu le temps de dessiner les emplacements prévus pour les boutons.
Ce modèle inachevé aurait dû être rangé dans un coin avant la visite de Jobs, mais celui-ci l'aperçut alors qu'il observait les différentes solutions proposées. Il porta immédiatement son attention sur ce modèle et lança « C'est génial, on n'a besoin d'aucun bouton ». Une voix dans le groupe renchérit « C'est tout à fait ça Steve, aucun bouton ».
Le patron d'Apple sorti, les membres de l'équipe se trouvaient face à un dilemme, comme concrétiser ce qui n'était qu'une souris inachevée et sans aucune volonté au départ de la débarrasser effectivement de son bouton. Le défi fut finalement relevé et donna naissance en 2000 à l'Apple Pro Mouse, probablement l'une des plus belles souris d'Apple. Une forme plus allongée qui rappelait les anciens modèles et lui redonnait le confort d'alors. Un plastique plus translucide que sur la précédente, comme le voulait la mode à l'époque, pour voir l'intérieur dans lequel se réfléchissait la lumière rouge du capteur optique. Un capteur à la place de la boule qui était aussi une nouveauté chez Apple. Cette souris fut ensuite déclinée en une version blanche plutôt que noire à l'intérieur.
Extérieurement elle remplissait le contrat d'une absence de bouton physique puisque la coque en était un. On exerçait une pression sur le museau et celui-ci s'enfonçait, comme le font toutes les souris Apple depuis. De chaque côté, de petites zones permettaient de la serrer entre le pouce et l'annulaire.
L'idée suivante fut de pousser vers un modèle cette fois multibouton - une autre première pour Apple - toujours invisibles en surface. Il fallait néanmoins convaincre Steve Jobs, toujours arc-bouté sur le fait qu'une bonne interface ne nécessitait pas d'avoir plusieurs boutons pour s'en servir.
Abraham Farag raconte un épisode où il se trouvait dans le studio design avec notamment Ive et Schiller. Ils étudiaient des prototypes assez avancés de souris à plusieurs boutons, qui avaient été par ailleurs déjà testés en utilisation courante. À ce stade du projet, Steve Jobs n'avait pas encore été convié à les étudier.
Mais sortant d'une réunion il se trouva à passer devant le groupe et en apercevant les prototypes sur la table il eut une réplique très Jobsienne : « Quels sont les abrutis qui ont travaillé sur ce projet ? ». Une question à laquelle répondit un silence complet, personne n'ayant envie d'endosser le maillot de l'idiot de service. Abraham Farag se souvient avoir botté en touche « Eh bien, c'est la division marketing qui l'a demandé. C'est une souris à plusieurs boutons. Ça a été validé de bout en bout et du coup on travaille dessus ».
Nouvelle réplique cinglante de Jobs qui fixa son interlocuteur « Je suis le Marketing. C'est une équipe marketing avec une seule personne. Et on ne va pas faire ce produit. » Ce sur quoi il tourna les talons.
Le projet d'une souris à plusieurs boutons était enterré et le resta pendant une bonne année, à la suite de quoi il revint sur la table avec ses promoteurs essayant d'amadouer Jobs. Farag crédite son ancien patron d'avoir voulu proposer une solution plus originale que celles de la concurrence où de telles souris étaient légion.
Je pense qu'il s'est dit que si nous [Apple] restions sur l'idée d'une souris à un seul bouton, cela obligerait les designers de l'interface utilisateur à produire quelque chose qui soit aussi simple que possible. Ce qui lui a fait changer d'avis c'est qu'il a senti que les utilisateurs étaient enfin prêts à utiliser une interface avec des menus contextuels et plusieurs boutons qui font des choses différentes. Quand bien même il s'y était résolu, il n'accepterait pas une souris qui ressemble aux autres.
On a vu par la suite sortir la Mighty Mouse (2005) au nom emprunté à un personnage de dessin animé. Un pointeur toujours dépourvu de boutons visibles, mais capable de distinguer les pressions exercées sur trois zones à l'avant de son museau. Une souris qui comportait aussi une bille en guise de molette (omnidirectionnelle), avec un son de roulement généré de manière électronique (et aussi un très bon aspirateur à crasse qui la faisait patiner au bout de quelques mois - lire aussi Labo de la Mighty Mouse). Puis sont arrivés les Magic Mouse (2009) et Magic Trackpad (2010), ouvrant la voie à de tous nouveaux gestes. Un détail important à rappeler, sur toutes les souris d'Apple qui ont beaucoup changé depuis trente ans, un principe n'a jamais été sacrifié : elles ont toujours été ambidextres et accompagnées de claviers pour les brancher indifféremment à droite ou à gauche.
NB : Abraham Farag est aujourd'hui PDG de SparkFactor, une société de design fondée en 2001 qu'il a rejointe en 2005. On voit sur leur site les multiples collaborations de ce bureau (Mac mini, Xserve, iMac, trophées de la WWDC…) avec l'équipe design d'Apple qui s'appuie de temps à autre sur des prestataires extérieurs pour l'aider dans la conception de produits.